Pour ce faire, la défense des compagnies de tabac, qui s'était employée en mai à montrer que les fumeurs auraient tous dû être au courant de tout concernant les dangers du tabagisme, au courant depuis plus d'un demi-siècle, va maintenant revenir à son bouc émissaire préféré, le gouvernement fédéral canadien.
Lundi, les avocats des compagnies de tabac vont interroger M. Denis Choinière, qui est le premier d'une longue liste de témoins de faits qui font, comme lui, ou qui ont fait, comme plusieurs autres, carrière dans l'administration publique fédérale, durant une partie de la période couverte par le procès présidé par le juge Brian Riordan.
À la barre des témoins, M. Choinière sera suivi la semaine suivante d'un nom beaucoup mieux connu du grand public, à savoir l'ancien ministre fédéral Marc Lalonde, qui a été le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de 1972 à 1977.
La Cour suprême soutient le juge Riordan et la Cour d'appel
En mai, nous avons vu que le témoin expert en histoire David Flaherty a été renvoyé chez lui en fin d'après-midi le 23 mai sans que son contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs soit terminé.
La partie demanderesse au procès a alors décidé d'attendre que la Cour suprême du Canada se soit prononcée sur l'admission en preuve, dans le procès actuel, d'un rapport de recherche préliminaire remis en 1988 par l'historien Flaherty à l'industrie du tabac. La partie défenderesse avait fait valoir que le rapport est un document protégé par le secret professionnel des avocats.
Comme ledit rapport est depuis plusieurs années accessible en ligne au grand public, en application d'une entente à l'amiable en 1998 entre l'industrie et des États américains, le juge Riordan avait jugé en mai 2012 que le document pouvait être versé au dossier de la preuve, donc lisible par lui. À l'automne, la Cour d'appel du Québec a rejeté un appel à réviser le jugement de Brian Riordan là-dessus.
Depuis jeudi, on sait maintenant enfin que la Cour suprême du Canada ne veut même pas entendre d'appel sur la question. Donc, l'affaire est close par le plus haut tribunal du royaume et la décision de Brian Riordan va s'appliquer.
En conséquence, Me Bruce Johnston ou un de ses coéquipiers va pouvoir interroger l'historien Flaherty sur son rapport de 1988 bien avant les « six mois » qu'évoquait en mai dernier devant M. Flaherty le juge Riordan (peut-être sans y croire vraiment).
Un autre grand procès du tabac
Deux étages au-dessous du procès dont vous suivez ici les péripéties depuis mars 2012, se tient un autre procès, celui-là devant le juge Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec, un procès qui implique aussi les trois principales compagnies de tabac au Canada, de même que les multinationales qui les contrôlent ou les contrôlaient durant la période ouverte en 1970, quand le régime québécois d'assurance-maladie est entré en vigueur.
Dans cette action en justice, le Procureur général du Québec cherche auprès de l'industrie du tabac le recouvrement de ce qu'il en a coûté (et coûtera d'ici 2030) au gouvernement du Québec pour faire soigner les personnes victimes des maladies dues à l'usage du tabac. 60 milliards de dollars sont réclamés.
Il est impossible à votre serviteur de couvrir les deux procès, mais possible d'aller y jeter un coup d’œil ou d'oreille, de temps à autre, et de rapporter certains développements relatifs à cette autre action judiciaire. Il en a été question ici, entre autres le 15 janvier 2013, le 16 décembre 2012, le 4 décembre 2012, et le 1er août 2012.
La requête introductive d'instance de ce procès a été déposée devant le système de justice en juin 2012 et le procès en tant que tel est commencé, ce qui veut dire que le public peut y assister.
Par comparaison, il a fallu six années et demie, à la suite de la requête introductive d'instance déposée par les avocats des recours collectifs, pour que commence le procès que préside actuellement le juge Brian Riordan. Cependant, dans l'intervalle, les parties avaient récolté de nombreuses dépositions de témoins, et plusieurs visages nouveaux pour le juge Riordan et le public de la salle d'audience ne l'étaient plus du tout pour les avocats des deux camps. Et puis, dès le deuxième jour du procès en tant que tel, le défilé des témoins a commencé. 49 témoins depuis mars 2012.
Le procès présidé par le juge Sanfaçon et qui oppose le gouvernement québécois à l'industrie est loin d'être aussi avancé. Certaines compagnies impliquées cherchent encore à se soustraire à l'épreuve. C'est le cas notamment des entreprises étrangères qui contrôlent ou ont contrôlé un certain temps (durant la période ouverte en 1970) les compagnies Imperial Tobacco, Rothmans, Macdonald et Benson & Hedges (qui sont trois compagnies seulement depuis 1986).
Le débat qui se fait devant le juge Sanfaçon risque d'avoir un air de déjà-vu pour tous ceux et celles qui ont observé un peu le litige qui oppose depuis 1998 le gouvernement de Colombie-Britannique à l'industrie du tabac, un litige où la Cour suprême du Canada a été amenée à se prononcer plus d'une fois.
En Colombie-Britannique comme au Québec, une assurance-maladie publique existe et le tabagisme a rendu malades et tué prématurément bien des gens, non sans occasionner de nombreux et coûteux soins médicaux et hospitaliers.
carte d'assurance-maladie du Québec |
On pourrait se demander ce que les penseurs libertaires à gage de l'industrie du tabac qui s'activaient à la défunte Société pour la liberté des fumeurs ou sous la bannière Mon choix.ca auraient dit si les gouvernements provinciaux au Canada ne s'en étaient pas toujours tenu au principe de la couverture inconditionnelle des soins de santé des fumeurs.
On notera plus simplement que tout ce mouvement de poursuites judiciaires par des gouvernements a commencé avec ceux des États du Mississipi, du Minnesota, de la Floride et du Texas, sans qu'existe dans ces États (ou au niveau fédéral américain) une assurance-maladie publique comme dans les provinces canadiennes.
Terminologie judiciaire
Le juge Riordan entend ces semaines-ci et entendra encore durant environ 160 jours, étalés dans les deux prochaines années, la « preuve en défense » des cigarettiers.
Jusqu'à ce que, le 19 mai, une des lectrices attentives et savantes de ce blogue signale à votre serviteur son erreur, l'expression « contre-preuve » a été utilisée dans le blogue, alors qu'il aurait mieux fallu, dans l'écrasante majorité des cas, parler de « preuve en défense ».
Notre correspondante a aussi fait remarquer à votre serviteur le caractère inapproprié de l'expression « pièce à conviction » dans des relations d'un procès au civil. Le très utile Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française, que l'auteur du blogue regrette de ne pas avoir consulté sur ce point, le signale d'ailleurs en toutes lettres.
Redisons-le donc, les « procès du tabac » dont il est question sur ce blogue ne sont pas des procès criminels. Personne n'ira en prison, peu importe la teneur du jugement final. En cas de verdict défavorable aux compagnies intimées, le juge ne trouvera dans aucun code criminel la sentence précise à appliquer.
La partie demanderesse n'a pas non plus à faire devant le tribunal une preuve « hors de tout doute raisonnable » de ce qu'elle reproche aux compagnies intimées, comme si on les accusait de meurtre. Il « suffit » d'une prépondérance de preuve, même si en pratique, cela n'allège probablement pas beaucoup le fardeau de preuve qui repose sur les épaules des demandeurs.
Au lieu de « pièce à conviction », dans un procès au civil, il aurait fallu dire « pièce » tout court, ou pièce au dossier, ou pièce au dossier de la preuve.
Sous l'influence de l'anglais fréquemment en usage devant les tribunaux québécois, une langue où subsistent des échos de la romanisation durant le Moyen-Âge de l'anglais original des Angles et des Saxons, la grande majorité des avocats au procès utilisent aussi et plus souvent le mot exhibit pour parler d'une pièce au dossier.
De façon plus générale et parfois comique, l'environnement bilingue fait qu'il n'est pas rare d'entendre les juristes pressés de faire valoir une idée insérer au besoin un petit bout de français dans une intervention en anglais, et espérer être compris de tout le monde, probablement avec raison. Et ce genre de procédé, qui passe inaperçu, est autant le fait d'anglophones que de francophones.