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Le témoignage de l'ancien ministre fédéral de la Santé Marc Lalonde, commencé lundi, s'est terminé mardi avant que midi trente sonne, alors que trois jours de comparution devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec étaient prévus. Les auditions du procès reprennent jeudi.
Dans la mesure où la pensée exprimée par un ministre fait foi plus que tout de ce que son ministère pense, du moins pendant qu'il est ou était en fonction, l'interrogatoire principal de l'ancien ministre par Me Suzanne Côté d'Imperial Tobacco Canada, puis le contre-interrogatoire par l'avocat des recours collectifs des victimes du tabac Philippe Trudel, ont permis de révéler des éléments utiles à la preuve de chacune des deux parties.
On n'a pas demandé à Marc Lalonde si les cigarettes moins nocives pour la santé dont il a beaucoup été question depuis lundi avaient, à sa connaissance, déjà été commercialisées.
La meilleure solution et une dépendance graduelle
Tant lundi que mardi, M. Lalonde a tenu à faire valoir que même les communications de son ministère où il était question de produits du tabac moins insalubres contenaient toujours la proposition ou la notion que le comportement le plus sain demeure d'arrêter de fumer.
Par ailleurs, aux yeux de celui qui dirigeait le ministère fédéral de la Santé de 1972 à 1977, « arrêter de fumer est difficile chez des gens qui commencent à fumer et continuent à fumer durant plusieurs années ». En outre, les adolescents qui ont déjà joint les rangs des fumeurs doivent « cesser avant qu'ils soient devenus complètement dépendants ».
C'est comme si M. Lalonde pensait que la dépendance prend des années à s'installer.
(De nos jours, grâce en particulier à des recherches au Québec dirigées par l'épidémiologue Jennifer O'Loughlin de l'Université de Montréal, les spécialistes en arrêt tabagique disent que l'acquisition de la dépendance au tabac est un phénomène très rapide. Il est toutefois plausible qu'un praticien du droit commercial et conseiller politique bombardé ministre de la Santé en 1972 n'ait pas connu le détail des processus physiologiques et psychologiques en cause, même tels qu'ils étaient connus alors par ses fonctionnaires.)
En revanche, l'ancien ministre était au courant que les fumeurs commencent à fumer durant l'adolescence, parce qu'il avait vu des statistiques là-dessus.
Marc Lalonde ne se souvenait plus s'il y avait de son temps au ministère des annonces de cigarettes qui s'adressaient au public d'âge mineur, mais il a affirmé qu' « il devait y en avoir puisque » son ministère insistait pour que cette pratique, inacceptable à ses yeux, soit interdite par le code d'autoréglementation de l'industrie.
La controverse semée par l'industrie a intoxiqué le ministre
Me Trudel a mis en parallèle le texte d'une allocution prononcée par le ministre en octobre 1976 (pièce 20094.3 au dossier) et le témoignage de l'endocrinologue Hans Selye en juin 1969 devant le comité permanent de la santé et des affaires sociales de la Chambre des Communes. (témoignage complet du Dr Selye et brefs échos dans deux quotidiens québécois pièce 1559)
(Cette commission parlementaire était alors présidé par le député et médecin Gaston Isabelle. Le Dr Isabelle est décédé le 3 juin dernier, et la presse semble ignorer son rôle précurseur il y a 44 ans.)
Selye en détail en 1969 et Lalonde au passage en 1976 ont souligné le bon côté de la cigarette dans le combat contre le stress, en des termes très similaires.
Lorsque Me Trudel a demandé à l'ancien ministre s'il savait qu'un bout (page 11pdf) de son allocution devant l'Association américaine de santé publique faisait écho à Hans Selye, Marc Lalonde a dit que non. L'ancien ministre a expliqué que ce genre de pensée était courant à l'époque.
L'ancien ministre de la Santé ne savait pas non plus que Selye avait reçu beaucoup d'argent des compagnies de tabac (Le chercheur de l'Université de Montréal n'avait pas caché ce financement à la commission Isabelle.)
Ainsi donc, les doutes semés pendant 50 ans par les collaborateurs scientifiques de l'industrie se sont diffusés dans la société et semblent avoir effectivement empêché certaines personnes de mettre les yeux en face des trous. Ces dernières semaines au procès, des témoins-experts de l'industrie, soient l'historien Lacoursière, le politologue Duch et la sociologue Durand, avaient de la difficulté à admettre que le tabagisme cause le cancer ou diverses maladies. En 1969, Hans Selye considérait les risques de l'arrêt tabagique plus élevés que les risques du tabagisme, et sept ans plus tard, loin de le contredire, le ministre de la Santé reprenait en partie l'idée devant un parterre de médecins américains.
La liberté dans une « économie de marché »
Me Trudel a aussi voulu examiner la notion de liberté de choix des fumeurs si souvent mentionnée par le témoin Lalonde. L'ancien ministre savait qu'il est difficile d'arrêter de fumer, à cause de la dépendance. Il a fait des comparaisons avec l'alcool.
Marc Lalonde a aussi montré qu'il comprenait bien comment la publicité faisant référence à un style de vie (plutôt qu'aux caractéristiques intrinsèques d'un produit) opérait sur les consciences. L'ancien ministre a dit qu'il avait manqué de budget pour faire de la contre-publicité gouvernementale à la hauteur des efforts publicitaires des cigarettiers.
Plusieurs fois, Me Lalonde avait fait allusion depuis la veille au fait que le tabac soit un produit légal. Il avait aussi plus d'une fois parlé du Canada comme d' « une économie de marché ».
Me Trudel: Est-ce que cela change de quoi du point de vue du ministère que le produit (d'un fabricant) soit légal ?
M. Lalonde: S'il peut le vendre, il peut en faire la promotion.
On aura compris que Marc Lalonde n'est pas de la même école que John Munro, Jake Epp, David Dingwall ou Allan Rock (des ministres fédéraux de la Santé qui ont voulu interdire la publicité, sans pour autant rendre le produit illégal.)
La collaboration de l'industrie
Malgré son discours d'aujourd'hui, Marc Lalonde, dans une lettre du 16 mars 1976 à Paul Paré, le président d'Imperial Tobacco et du CTMC, demandait à l'industrie d'interdire la publicité de type style-de-vie (pièce 20128 au dossier).
Le témoin ne se souvient pas si l'industrie a acquiescé à la demande du gouvernement durant son passage. La mémoire phénoménalement précise de M. Lalonde durant l'interrogatoire par Me Côté a paru plus ordinaire lors du contre-interrogatoire. Il y a eu aussi davantage d'objections salvatrices, en ce qu'elles dispensent de répondre.
Me Trudel a voulu savoir pourquoi les cigarettiers s'étaient opposés aux désirs du ministère de la Santé sous Lalonde de donner davantage de renseignements sur les effets de l'usage de leurs produits, et M. Lalonde a répondu que c'était pour ne pas admettre les méfaits du tabac.
Quelques minutes plus tard, le témoin ajoutait pourtant que « le fait qu'ils acceptent de s'autoréglementer » (à partir de 1972) était une admission implicite. « Si le produit avait été de la salade, il nous aurait dit: allez vous faire voir » (avec votre contrôle ou vos interventions).
Me Trudel, que les règles du contre-interrogatoire autorisent à faire des suggestions, a suggéré qu'aucune des douze demandes formulées par Lalonde dans sa lettre à Paré n'avait été satisfaite par l'industrie.
Devant la nécessité de passer au travers des 12 demandes, le témoin a dit : « Cela est fort possible. Probablement correct. »
Pour autant, l'ancien ministre ne démordait pas de l'idée que l'industrie admettait la nocivité de ses produits à l'époque où elle se donnait un « code volontaire », après la grande peur du bâton qu'était le projet de loi du ministre Munro.
Me Trudel a jeté sous les yeux du tribunal les notes pour une allocution en septembre 1973 devant l'Association des distributeurs de confiseries et de produits du tabac (pièce 290), par le président d'Imasco, holding possédant Imperial Tobacco Canada, L. Edmond Ricard (père du témoin Ed Ricard de 2012).
M. Ricard père réduisait alors aux dimensions d'une controverse les allégations médicales au sujet de la nocivité du tabac (voir notamment les pages 3pdf et 7pdf du texte.)
M. Lalonde a admis que ce genre de propos compliquait la tâche de son ministère.
Me Trudel a aussi jeté sous les yeux du tribunal le procès-verbal d'une réunion du CTMC, en octobre 1976, où Paul Paré rapporte des propos tenus par le ministre Lalonde lors d'une rencontre récente avec lui. M. Lalonde aurait dit à M. Paré que l'industrie était en train d'essayer de se moquer de lui et de ses fonctionnaires ».
Sans avoir gardé un vif souvenir de l'échange rapporté par M. Paré, l'ancien ministre n'a pas nié qu'il ait pu exprimer de pareils sentiments.
Dans un document interne du ministère daté du 18 avril 1977 (Lalonde a quitté le ministère à la mi-septembre de la même année.), le ministre envisageait d'évaluer de sa politique conciliatrice. Me Trudel lui a demandé quel était le bilan. Le témon Lalonde a répondu: : Nous avons constaté une diminution (de la prévalence du tabagisme).
*
Quelques mots sur l'homme Lalonde.
Voilà un homme qui a fait le délice des caricaturistes durant sa vie politique et dont l'ancien premier ministre du Québec René Lévesque, qui ne le portait pas dans son coeur, moquait la « figure de grand d'Espagne », en référant sans doute aux toiles du Greco.
L'auteur de ce blogue, pour avoir vu Marc Lalonde notamment dessiné en vampire, l'imaginait volontiers malingre et manquant de souffle, alors qu'il est, certes grand et mince, mais également, pour un bonhomme de 83 ans, droit et presque athlétique, avec des mains comme des pagaies. François Mitterrand, qui avait les mêmes canines que Marc Lalonde, se les était fait limer à la veille de l'élection présidentielle française de 1981. L'homme politique canadien n'a pas eu une telle obsession de son image.
L'ancien ministre fédéral canadien parle, avec une voix très basse, mais occasionnellement flutée, un français châtié et moderne, employant le mot procès-verbal quand des avocats qui sont au moins trente ans plus jeunes que lui s'obstinent à parler des « minutes » d'une réunion.
On pourrait facilement dépeindre Marc Lalonde comme un homme à l'aise dans le rôle du combattant, pour l'avoir vu associé à la politique pétrolière du gouvernement Trudeau qui a indigné l'Alberta, ou pour l'avoir vu ministre de la Justice au moment où les commissions d'enquête Keable et McDonald révélaient au public les activités illégales de la Gendarmerie royale du Canada dans les années 1960 et 1970, une époque où le gouvernement Trudeau paraissait excuser tout dans sa lutte contre le mouvement indépendantiste québécois, toutes tendances confondues.
Mais les biographes et historiens devront considérer un autre Marc Lalonde avant de cerner le personnage: celui qui a consacré une bonne partie de sa vie d'avocat de pratique privée à l'arbitrage, ainsi que le ministre des Finances des mesures anti-inflationnistes négociées, et finalement le ministre de la Santé qui a misé sur la bonne volonté de l'industrie du tabac.
Devant un article de la presse québécoise du 12 octobre 1969 (pièce 1555), où il est dit que l'industrie du tabac se défend contre ses ennemis, l'ancien ministre de la Santé a commenté, sans tristesse, sans fierté: « Je n'ai jamais été considéré comme un ennemi ... ni comme un ami ... ».
L'honorable Brian Riordan a remercié chaleureusement l'honorable Marc Lalonde de son témoignage.
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