Marc Lalonde en 2009 |
À cette époque, Marc Lalonde était le directeur du cabinet du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Il n'assistait pas aux réunions du Conseil, sauf exceptionnellement et sur invitation du chef du gouvernement, mais il faisait partie du cercle restreint des personnes qui ont le droit de lire le procès-verbal plusieurs décennies avant qu'il soit « déclassifié » pour les historiens. Autrement dit, Marc Lalonde, à 83 ans, fait lui même partie de l'histoire.
Le 10 juin 1971, le projet de loi C-248 du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social John Munro a été enregistré en première lecture à la Chambre des Communes. Le projet de loi n'était pas rendu plus loin en septembre 1972, quand le premier ministre Trudeau demanda au gouverneur général de dissoudre la Chambre pour des élections qui eurent lieu le 30 octobre 1972.
Au retour de l'élection, Munro a été muté à un autre ministère, et Lalonde, nouvellement élu député d'Outremont, lui succéda à la Santé, où il restera en poste jusqu'en 1977. (Après cela, Marc Lalonde sera notamment ministre des relations fédérales-provinciales (1977-78), ministre de la Justice (1978-79), puis de l'Énergie (1980-82) et enfin des Finances (1982-84). L'avocat de formation est ensuite retourné à la pratique du droit. Ce n'est que depuis cet hiver qu'il vient de cesser d'être membre du Barreau du Québec.)
Il faudra attendre l'été 1988 pour que le Parlement fédéral canadien adopte enfin une législation qui interdise la publicité des produits du tabac, et encore 19 ans de recrutement de fumeurs pour que les cigarettiers cessent de contester devant les tribunaux cette loi et la suivante (celle de 1997), cela après qu'un arrêt unanime de la Cour suprême du Canada ait établi en 2007 que la législation ne violait pas la liberté d'expression.
Le père de l'approche volontaire
Depuis le début du procès contre l'industrie du tabac lancé au nom des victimes de ses pratiques, la défense des cigarettiers présentent le peu contraignant « code volontaire » (code d'autoréglementation) de l'industrie comme un enfant du gouvernement.
Lundi, lors d'un interrogatoire par l'avocate d'Imperial Tobacco Suzanne Côté, Marc Lalonde a reconnu sa paternité, sans joie et sans gêne.
La semaine dernière, un cadre de ce qui s'appelle aujourd'hui Santé Canada, Denis Choinière, avait parlé d'une période d'une quinzaine d'années durant laquelle le gouvernement d'Ottawa a eu comme politique de rechercher l'adhésion volontaire de l'industrie du tabac à certaines pratiques.
On comprend que c'est avec l'arrivée de M. Lalonde à la tête du ministère qu'a été inaugurée cette politique dont certains de ses successeurs continueront de se vanter dans des tribunes internationales.
Cette approche des pressions morales n'est pas sans rappeler la politique anti-inflationniste de Marc Lalonde comme ministre des Finances quelques années plus tard, quand celui-ci avait demandé aux entreprises de limiter à 6 % et 5 % leurs augmentations de prix en 1983 et 1984. Cette fois-là, Lalonde arrivait aux commandes après que l'inflation ait été combattue par la politique des hauts taux d'intérêt de la Banque du Canada, avec d'immenses dommages au produit intérieur brut, au marché du travail et aux finances des administrations publiques.
Lundi, c'est autant la défense de l'industrie, dont il est le témoin, que sa propre défense, que « Me Lalonde » a servi par son témoignage.
M. Lalonde a commencé par présenter l'absence de majorité du Parti libéral du Canada dans la législature issue de l'élection de 1972 comme une source d'embarras pour le gouvernement Trudeau, qui n'a pas voulu compromettre ses chances de survie en poussant l'adoption d'une législation dérangeante.
Pourtant, la résistance de ce gouvernement à une possible motion de blâme dépendait d'un parti, le Nouveau Parti démocratique (NPD), auquel appartenait le député Bill Mather, un parlementaire à l'origine des premiers projets de loi pour le contrôle du tabac de l'histoire canadienne, dans les années 1960. Mais curieusement, avec un ton suffisant qu'ont certains politiciens pour parler des socialistes et des communistes, avec ce ton qu'ont utilisé plusieurs générations d'imitateurs de son ami Pierre Elliott Trudeau, le témoin Lalonde a parlé de M. Mather comme d'un député « du CCF » alors que Mather n'a jamais été élu sous cette bannière, abandonnée en 1961 au profit de celle de NPD.
Pour la période après l'élection de juillet 1974, M. Lalonde a notamment invoqué la majorité libérale d'une seule voix.
Mais plus explicitement encore, et de façon moins partisane, l'ancien ministre a dit qu'il n'avait pas le choix de sa politique (pour des raisons allant bien au-delà des possibles embûches parlementaires), et que sa politique a donné des fruits.
Les fruits étaient ceux de la menace de revenir à la politique du « bâton » de John Munro. Devant la menace de peut-être perdre tous leurs véhicules publicitaires, les compagnies de tabac canadiennes ont désormais renoncé à annoncer leurs produits à la radio et à la télévision.
Aller plus loin dans l'interdiction de la publicité, ce qu'avait prévu Munro, aurait entraîné l'opposition des magazines canadiens, qui avaient déjà fait valoir auprès d'un collègue de Lalonde, le ministre Gérard Pelletier, qu'ils ne sauraient pas survivre à la concurrence de magazines américains riches d'annonces de cigarettes.
M. Lalonde a aussi raconté qu'aller plus loin (dans une direction ou une autre) aurait aussi suscité la grogne des producteurs de feuilles de tabac, nombreux en Ontario.
Il apparaît évident que l'ancien ministre de la Santé se concevait lui-même comme une sorte de conciliateur entre les promoteurs de la santé publique et ceux qui profitaient des retombées de la consommation de tabac.
Questionné sur le financement de la recherche concernant des produits du tabac moins dommageables à la santé, l'ancien ministre a dit que les intérêts des parties étaient inconciliables. Pourtant, il s'est soucié à la même époque d'éviter une duplication de ces recherches, et a souhaité une coordination.
Dépendance, libre choix et compensation
M. Lalonde a aussi expliqué que la prohibition stricte des produits du tabac n'aurait pas été plus « écoutée » par la population canadienne que la prohibition de l'alcool aux États-Unis dans les années 1920.
Parce que le tabagisme est une dépendance ? Marc Lalonde n'a pas dit un mot qui aille dans ce sens. L'ancien ministre de la Santé a plutôt parlé de la liberté de choix des consommateurs.
En fait, le témoin Lalonde a prononcé une dizaine de fois le mot choix, et a collé au discours de l'industrie qui rend les fumeurs responsables de leur sort, puisque « le tabac est un produit légal » (un autre refrain de l'industrie).
Après plusieurs témoins qui étaient aussi imprévisibles que la dynamite mouillé, le témoin Lalonde est le premier témoin de l'industrie à avoir bien compris sa leçon et à ne pas avoir besoin d'une laisse.
Cela ne diminue pas le mérite de Me Côté, toujours aussi bien préparée, qui a pu faire dire à M. Lalonde que Paul Paré, l'ancien président d'Imperial et du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) essayait de concilier les intérêts de l'industrie et ceux de la santé publique.
L'ancien ministre de la Santé a aussi dit que des membres de l'industrie lui prédisaient en avril 1973 que la baisse de la teneur en nicotine des cigarettes ferait augmenter d'autant le nombre de cigarettes fumées. C'est le ministère qui était sceptique.
Le témoignage de Marc Lalonde se poursuit aujourd'hui.
Un contre-interrogatoire par un avocat des recours collectifs suivra les questions possibles des procureurs de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald.