Au procès en recours collectifs des grands cigarettiers canadiens en Cour supérieure du Québec, la journée de lundi a commencé par un interrogatoire extrêmement bref du conseiller juridique en chef d'Imperial Tobacco Canada Limitée de 1972 à 1999, Roger Ackman. Le témoin, qui fut aussi membre du comité de direction de la compagnie, était auparavant comparu devant le tribunal de Brian Riordan durant trois jours complets au tout début d'avril.
Le tribunal a ensuite entendu Jacques Woods, un ancien spécialiste en marketing d'Imperial.
Encore ces « damnés » documents détruits
En avril, les procureurs des recours collectifs ont notamment mis en évidence le différend que Roger Ackman avait eu au début des années 1990 avec le vice-président à la recherche et au développement à l'époque, Patrick Dunn. Le différend portait sur la politique de destruction de documents appliquée dans la compagnie de la rue St-Antoine à Montréal.
Ce n'est qu'en mai dernier, à la suite d'une décision du juge Riordan du même mois, qu'a été versée comme pièce au dossier de la preuve au présent procès la relation adressée par Roger Ackman au conciliateur Roger Martin à propos de son différend avec Patrick Dunn.
Interrogé hier par le procureur Gordon Kugler des recours collectifs, Me Ackman n'avait plus le moindre souvenir d'avoir rédigé un récit adressé en 1994 à Roger Martin, ni d'explication à fournir sur l'absence des six premières pages du message télécopiée à la firme (Monitor Corporation) de Roger Martin qui contenait la confession contemporaine et parallèle de feu Patrick Dunn.
Il n'y a pas eu hier de question posée concernant la signification des initiales R. A. ou de l'annotation « R. A. has » sur certains documents (examinés lors de l'interrogatoire de Mme Carol Bizzarro le 16 mai dernier) qui montraient l'avancement graduel du long et fastidieux processus d'examen et de destruction ou d'expédition à British American Tobacco de plusieurs rapports de recherche qu'ITCL avait décidé en 1988 de ne plus conserver au Canada. L'équivalent de plusieurs rayons de la bibliothèque placée sous l'autorité de Mme Bizzarro ont été expédiés entre 1989 et 1993 à l'étranger ou vers la déchiqueteuse du cabinet juridique Ogilvy Renault.
Rappelons qu'à l'hiver 1994, le département de la recherche et du développement composait, avec difficulté d'après Patrick Dunn, avec le besoin de faire venir certains documents de Grande-Bretagne, parce qu'ils n'étaient plus disponibles à Montréal.
Une industrie, des universitaires, et un sein
Le procureur André Lespérance a mentionné hier matin que la partie demanderesse souhaitait maintenant faire comparaître Roger Martin, mais que celui-ci était récalcitrant. Me Lespérance n'a pas dit pourquoi. Ce que notre collègue blogueuse Cynthia Callard a découvert hier soir sur Internet, c'est que M. Martin est maintenant le doyen de l'École Rotman de management de l'Université de Toronto.
Roger Martin est loin d'être le premier ou le seul universitaire à avoir durant sa carrière rendu des services à l'industrie du tabac, en toute légalité, mais sans être excité à la perspective que cela se sache. C'est ainsi que le 15 mai dernier, comparaissait devant le juge Riordan l'historien David Flaherty, professeur émérite retraité de l'Université de Western Ontario, avec un curriculum vitae typiquement universitaire (long), mais muet sur certains détails.
En 1988, le professeur Flaherty, qui s'était lancé avec quelques étudiants-chercheurs dans des travaux soutenus financièrement par les cigarettiers canadiens, faisait état du progrès de la recherche, dans un document dont les avocats de l'industrie, Suzanne Côté, Simon Potter et Guy Pratte, ont cherché cet année à empêcher le dépôt en preuve devant la Cour supérieure du Québec.
Ledit rapport préliminaire de recherche est depuis plusieurs années accessible en ligne, du fait d'un procès aux États-Unis qui avait débouché sur sa publication. Vous l'avez peut-être parcouru après avoir cliqué sur un hyperlien de notre édition du 29e jour.
Eh bien, bonne nouvelle, le rapport Flaherty fait désormais partie des centaines de pièces au dossier de la preuve que le juge Riordan s'autorise lui-même à lire ou à relire, si jamais il trouve cela utile, avant de rédiger son jugement final.
L'honorable Brian Riordan a pris sa décision de rejeter le savant réquisitoire des avocats de l'industrie, en s'appuyant sur diverses considérations juridiques et pratiques, et en faisant une allusion directe à une célèbre tirade de Tartuffe, dans la pièce éponyme de Molière, « couvrez ce sein que je saurais voir ».
Un colosse mal à l'aise
Jacques Woods, un gaillard tranquille qui dépasse de presque une tête la plupart des hommes dans la salle d'audiences, est entré au service d'Imperial en 1974, au sortir de ses études universitaires, à 24 ans, et il a quitté la compagnie et l'industrie du tabac en 1984.
Le témoin travaillait au département du marketing quand fut lancée la désormais célèbre Player's légère, au milieu des années 1970. Il en connaît encore très bien le positionnement, par rapport à la marque Du Maurier par exemple.
Comme avec le spécialiste en marketing Anthony Kalhok, il a été question, lors de l'interrogatoire, de l'utilisation de l'image des chevaux dans la publicité. M. Woods a expliqué à quel point l'image du cheval avait été utile au positionnement de la marque Marlboro, numéro 1 mondial des marques de cigarettes. Les marketeurs de Player's ont aussi fait vibrer cette corde du cheval, symbole de puissance et de liberté, et plus généralement la corde des activités du plein air.
Parti d'ITCL il y a 28 ans et n'ayant pas occupé de très hautes fonctions, le témoin Woods n'avait pas de croustillantes révélations à faire sur ce qui s'est dit, ou écrit, ou fait, dans l'entreprise.
Par contre, il se rappelle clairement ce qu'on n'y entendait pas : l'expression de soucis par rapport au constat, renouvelé dans plusieurs études de marketing (exemple), que les jeunes commencent à fumer vers l'âge de 12 ans; l'expression d'une quelconque intention de la compagnie ou de l'industrie de prévenir la jeunesse des méfaits du tabagisme; l'expression d'une intention de ne pas se servir de la connaissance acquise sur le comportement des jeunes pour développer le marché. Durant son passage dans l'entreprise, le témoin n'a pas senti d'évolution des perceptions du risque sanitaire du tabac qu'avaient ses collègues.
M. Woods a déclaré que la promotion de l'usage du tabac auprès des jeunes était contre ses principes personnels, mais il a admis qu'à l'époque, il considérait cependant cette consommation comme un fait, un fait contre lequel il jugeait qu'il ne lui servait à rien de s'indigner.
Sur une étude du tabagisme juvénile examinée hier avec le procureur Bruce Johnston, un document daté d'octobre 1977, Jacques Woods a griffonné une question qu'il se posait : pourquoi colliger des renseignements dont on ne compte pas se servir ?
Pendant quelques années, M. Woods a aussi travaillé au sein d'un groupe de planification stratégique en étroite collaboration avec feu Robert Bexon, un autre spécialiste en marketing et l'homme qui devait présider la compagnie entre 1999 et 2004. Woods a admis qu'il était du nombre des collègues de Bexon à qui ce dernier imposait de temps en temps le déchiffrement de son écriture manuscrite.
Des documents produits en preuve devant le tribunal depuis le début du procès montrent que Bexon n'était pas le genre de cadre d'ITCL à se priver d'utiliser, pour développer le marché, toutes les connaissances issues des recherches du département de marketing ou de firmes de consultants. (exemple)
M. Bexon est décédé en 2008 dans un accident de la route, sans avoir longtemps profité de sa retraite.
Quant au patron commun de messieurs Bexon et Woods dans les années 1980, il s'appelait Wayne Knox.
Certains le disent mort, M. Woods le croyait en Thaïlande, dans tous les cas, il n'est pas disponible non plus.