Le mardi 3 avril dernier, lors de la deuxième journée de témoignage de Roger Ackman, le conseiller juridique en chef d’Imperial Tobacco de 1972 à 1999, un intéressant document était par inadvertance apparu longuement sur les écrans de la salle d'audiences 17.09 du palais de justice de Montréal.
L'écrit daté de janvier 1994 était l’œuvre du chimiste Patrick Dunn, alors le vice-président à la recherche et
au développement d'ITCL, et permettait de connaître l'existence de son différend avec l'avocat Roger Ackman à propos de la destruction de rapports de
recherches scientifiques survenue en 1992.
Depuis hier (10 mai), en vertu d'une décision de la semaine dernière du juge Brian Riordan, l'écrit en question est versé comme pièce au dossier au dossier de la preuve au procès des cigarettiers, et se trouve donc enfin accessible à la presse et au grand public.
Et on connaît maintenant la pensée de Roger Ackman, écrite dans le même style.
Il semble que le différend entre les deux hommes était assez sérieux pour que la compagnie les ait référés tous deux à une sorte de conciliateur externe, Roger Martin, à qui ils ont livré leurs pensées et le récit de leurs échanges.
Par chance, ce qui a été envoyé à ce Roger-là n'est pas passé dans la déchiqueteuse à un moment ultérieur, ...peut-être parce que British American Tobacco (BAT) à Londres n'avait pas de copie de tout cela.
Pour ce que cela révèle sur des événements survenus chez le plus grand fournisseur de cigarettes du marché canadien, -- le plus grand fournisseur à l'époque et encore maintenant --, il peut valoir la peine de s'attarder au contenu des deux récits, ce que nous ferons un petit peu plus loin (point 1).
Mais il faut tout de suite dire que l'autre révélation de la journée d'hier, c'est que les documents dont Imperial Tobacco s'est débarrassé en 1992 avec l'aide d'avocats externes n'étaient pas seulement des rapports de recherche sur les effets cancérigènes de la fumée du tabac sur les souris, ou sur d'autres recherches du genre.
Des études de marketing sont aussi passés par la déchiqueteuse.
Et dans ce cas, on peut se demander si des originaux existent quelque part. Il n'y avait pas nécessairement une sorte de Patrick Dunn dans la division du marketing de l'entreprise pour s'en soucier.
Ce que le cigarettier voulait dissimuler aux regards indiscrets, on ne le sait pas encore et on ne le saura peut-être jamais complètement, mais le public raréfié du procès en a eu hier et avant-hier un aperçu (voir le point 2), à l'occasion de la comparution de M. Ed Ricard devant le juge Riordan.
Au point 3 de notre bulletin d'aujourd'hui, nous parlerons de ce qui va se passer à la Cour d'appel du Québec concernant le procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec.
1. Un chimiste aux prises avec les avocats
Patrick Dunn est aujourd'hui décédé.
Dans le procès actuel, toute une correspondance interne entre des cadres d'ITCL, et entre des cadres de cette compagnie et de la multinationale BAT, a été produite depuis mars au sujet de la politique de rétention/destruction de documents. Ces pièces au dossier donnent à penser que Dunn fut le plus gros grain de sable dans le rouage, durant toute la période où a été discutée puis appliquée ladite politique.
Le vice-président à la recherche et au développement était essentiellement préoccupé de deux choses.
Un premier souci, pratique, était celui de l'efficacité du travail de ses collaborateurs, obligés de faire venir d'Angleterre, par télécopieur ou par la poste, des rapports de recherche qu'ils trouvaient utiles de consulter.
(Cette histoire se passe dans la première moitié des années 1990, avant la popularisation des premiers logiciels de téléchargement de documents numérisés via les lignes téléphoniques, c'est-à-dire avant l'apparition de ce qui vous permet, entre autres, de lire ce blogue depuis la Suisse ou la Russie.)
M. Dunn se demandait si des avocats accepteraient de travailler eux-mêmes dans de pareilles conditions.
Le second souci principal de Dunn était qu'il serait, en conséquence de la politique décidée par le comité de direction d'Imperial lui ordonnant de trier les documents à conserver et ceux à détruire, l'homme obligé un jour de justifier devant une cour de justice la destruction d'un ou de plusieurs documents.
Pour Dunn, un an et demi après les événements, il ne semble pas que cela faisait une différence significative que ce soit des copies ou les originaux qui soient passés (et doivent encore passer à cette date ?) dans la déchiqueteuse.
Cette distinction est aujourd'hui encore l'essence de la défense d'Imperial Tobacco Canada et de son ancien conseiller juridique externe Simon Potter (aujourd'hui procureur d'une autre compagnie de tabac).
Dans sa « confession » de 1994 à Roger Martin, Patrick Dunn écrivait : « Il (Roger Ackman) pense que les avocats ont un monopole en matière de normes professionnelles et qu'ils sont la loi elle-même. Le clou de cette histoire merdique est que je suis celui à la barre des témoins en Cour, pas les avocats ».(pièce 102)
Le chimiste n'est finalement jamais paru devant une cour de justice à propos de cette affaire.
Dans sa confession-miroir de 1994 à Roger Martin, Me Roger Ackman se plaint surtout que sa discussion récente avec Dunn, sur un sujet qu'Ackman croyait clos, ait lieu en présence de personnes qui n'étaient pas censées être mêlées à cette discusion. (pièce 102-B)
Roger Ackman a comparu brièvement devant le tribunal de Brian Riordan au début d'avril. Son titre de témoin le moins coopératif peut encore être ravi par un autre témoin.
Reste que les avocats des recours collectifs ont déclaré à la Cour leur intention de le rappeler à la barre, ...en espérant peut-être que la sélectivité de sa mémoire n'a pas augmenté.
2. L'intérêt du marketing pour les adolescents
Depuis mercredi, le tribunal a examiné avec le témoin Ed Ricard plusieurs études de marché.
On a pu voir que, comme Santé Canada, Imperial Tobacco ne limite pas son observation du comportement des fumeurs à ceux de ces fumeurs qui ont l'âge légal pour acheter des produits du tabac. Dans les documents examinés mercredi, on pouvait voir (et l'auteur de ce blogue est autorisé à dire) que les jeunes de 15, 16 et 17 ans étaient sous la loupe de la compagnie. Le témoin Ed Ricard, par contre, n'a pas pu répondre à la question de Me Philippe Trudel visant à savoir si les connaissances tirées des études de marché avaient servi à orienter les campagnes de publicité.
Quant aux études de marché examinées hier, elles ne seront vraisemblablement pas versées au dossier de la preuve accessible au public, parce qu'elles contiendraient, selon ce qu'en disent M. Ricard et les défenseurs d'Imperial Tobacco, des renseignements qui ne doivent pas aboutir sous les yeux de la concurrence.
Ironiquement, la concurrence est solidement et intelligemment représentée dans le tribunal par près d'une dizaine d'avocats de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson & Hedges.
Bien entendu, ces juristes, tout comme ceux qui pilotent les recours collectifs ou ceux qui défendent le gouvernement du Canada dans ce procès, sont tenus par leur serment d'office de ne pas révéler à leurs clients ce qu'ils voient sur les précieux papiers ou sur leur moniteur, quand un juge leur demande.
Dans la salle d'audiences, seule la poignée de personnes sans toge est donc empêchée de consulter les pièces.
Dans son blogue en langue anglaise Eye on the Trials, Cynthia Callard, qui observe depuis plus de vingt ans les affaires en justice des compagnies de tabac, signale que certains des documents soudain confidentiels au procès de 2012 ont pourtant déjà été rendus publics lors d'un procès devant la Cour supérieure du Québec qui s'est terminé en 2002.
On peut accéder à ces pièces du dossier sur un site de l'Université de la Californie. (Deux cas, au moins : P-50, AG-51) (Le site de la Legacy Tobacco Documents Library contient encore bien d'autres merveilles, si vous avez du temps.)
3. Batailles judiciaires parallèles
À la mi-août, trois juges de la Cour d'appel du Québec siégeront pour écouter les plaidoiries des avocats du gouvernement fédéral et de deux compagnies de tabac.
Les représentants du Procureur général du Canada ont demandé l'autorisation d'aller en appel d'une décision du juge Riordan qui a rejetté leur demande à l'effet de sortir le gouvernement du Canada de sa position de défenseur en garantie dans la cause des grands cigarettiers.
Me Nathalie Drouin et Me Maurice Régnier ont plaidé la demande d'autorisation d'aller en appel le 27 avril dernier. Le juge Nicholas Kasirer a rendu une décision le jour même, mais pas celle de refuser ou d'autoriser l'appel. Il faut dire que les avocats Suzanne Côté et Craig Lockwood pour Imperial Tobacco, et Doug Mitchell pour JTI-Macdonald avaient eux aussi bien préparé leurs arguments.
Le juge Kasirer a décidé de réunir un panel de trois juges pour entendre la demande d'autorisation d'aller en appel. Après la lecture du jugement, des juristes présents nous ont cependant dit que les trois juges, tant qu'à entendre les avocats reservir leurs arguments savants, pourraient aussi décider de trancher le fond de la question.
Le 27 avril, Me Drouin et Me Régnier ont invoqué le jugement de juillet 2011 de la Cour suprême du Canada et plaidé qu'il y a avait chose jugée (res judicata, en latin) quant à la responsabilité du gouvernement du Canada dans les agissements des grands cigarettiers.
Comme Me Côté, Me Lockwood et Me Mitchell, le duo d'avocats du gouvernement ont aussi parlé au juge de divers précédents jugements judiciaires au Canada. Mais évidemment pas les mêmes, ou pas avec la même interprétation de ce qui est arrivé.
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Aujourd'hui même, la Cour d'appel du Québec entend une autre demande d'autoriser d'en appeler d'une décision du juge Riordan. Cette fois-là la requête provient, de nouveau, des défenseurs des cigarettiers.
Jusqu'à présent, la Cour d'appel a maintenu tous les jugements de Brian Riordan.
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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, vous devez d'abord entrer sur le site des avocats des recours collectifs (voir dans la marge orange à votre droite).
Rendu là, vous cliquez sur la barre bleue Accès à l'information.
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