En 1988, trois firmes d’avocats, agissant pour le compte d’autant de grandes compagnies de tabac canadiennes, parmi lesquelles Imperial Tobacco et RJR-Macdonald (aujourd’hui JTI-Macdonald), ont commencé de subventionner David H. Flaherty, alors professeur d’histoire à l’Université de Western Ontario, pour produire un rapport de recherche sur la connaissance des méfaits sanitaires du tabac que possédaient les Canadiens ordinaires à différentes époques.
On ne pourra cependant pas connaître en détail la genèse de cette entreprise, connue sous le nom de Four Seasons Project dans certains documents brièvement examinés au tribunal depuis le début du procès actuel.
Secret de fabrication
Puisque la recherche de l’historien Flaherty lui avait été commandée par les cigarettiers par le truchement de cabinets d’avocats, pour une raison officielle qui reste énigmatique, les défenseurs actuels des compagnies invoquent maintenant le secret protégeant le travail des avocats (et de leurs experts) pour empêcher une production du rapport de recherche à un moment qui ne leur convient pas, aussi bien que pour empêcher que le tribunal examine, entre autres, une lettre de 45 pages du professeur Flaherty qui faisait état en septembre 1988 des premiers pas de la recherche.
Or, le public du monde entier peut déjà lire cette lettre sur le site de l’Université de Californie, parce qu’elle a été versée comme pièce au dossier de la preuve lors d’un procès aux États-Unis.
En fin de compte, la seule personne au monde qui est empêché de lire cette lettre, qui concerne une recherche sur les connaissances des Canadiens, est le juge canadien Brian Riordan.
Le blocus d’hier des Suzanne Côté, Guy Pratte et Simon Potter, pour le compte des trois compagnies actuellement en procès, a cependant si bien réussi que l’interrogatoire du professeur Flaherty par le procureur André Lespérance des recours collectifs, commencé et terminé hier après-midi, a été de loin le plus court de tout ce procès jusqu’à présent.
Le témoin Flaherty a eu le temps de dire que sa collaboration avec les cigarettiers l’avait mené à préparer une documentation utilisée lors d’une poursuite d’un particulier en Colombie-Britannique en 1988, une poursuite en dommages et intérêts abandonné depuis lors.
Des questions qu’André Lespérance voulait poser sur le projet Four Seasons resteront cependant sans réponses. Le juge Riordan a gentiment congédié le professeur.
Le court interrogatoire a été suivi d’un débat, imprévu à l’horaire d’hier, mais préparé d’évidence par les deux parties, et qui devait avoir lieu tôt ou tard.
Cachez ces préparatifs que je ne saurais révéler
Me Lespérance a soutenu que la recherche de longue haleine de l’historien Flaherty lui avait été commandée en vue d’un témoignage d’expert lors d’un possible litige devant les tribunaux canadiens, ce qui serait une preuve que les cigarettiers se préparaient effectivement à un litige, et cela à l’époque même où Imperial Tobacco discutait à l’interne et avec British American Tobacco, puis adoptait et appliquait sa désormais célèbre et embarrassante Politique de rétention/destruction de documents.
Le problème pour ITCL est que ses défenseurs, en livrant avant hier une série de documents à la partie demanderesse, ont répété que cette politique de rétention/destruction n’avait aucun rapport avec la préparation ou la crainte d’un litige judiciaire. Évidemment, s’il ne s’agissait que de désencombrer des tiroirs de classeurs, la commande passée à la même époque au professeur Flaherty ne serait qu’une coïncidence.
Lors du débat d’hier, Me Suzanne Côté, pour le compte d’Imperial Tobacco, a dit que le secret protégé par le privilège avocat-client suivait les avocats dans leur tombe. La formule avait son petit côté dramatique, et plusieurs juristes ont souri, peut-être même la plaideuse, observée depuis le fond de la salle.
De son côté, Me Guy Pratte, pour le compte de JTI-Macdonald, a fait valoir, avec sa chaude voix de contrebasse mais d’un ton qui n’admettait guère de réplique, que la divulgation d’un document dans une juridiction, celle d’un État américain par exemple, ne mettait pas nécessairement fin à la protection du privilège avocat-client dans toutes les autres juridictions, celle du Québec en l’occurrence. Me Pratte a laissé entendre que la divulgation d’un document par ordre d’un tribunal n’équivalait pas à une renonciation à l’exercice du privilège.
Quant à Me Simon Potter, il s’est employé à démontrer que la distinction faite par Me Lespérance entre le privilège avocat-client, permanent, et le privilège du secret lié à la préparation d’un litige, qui serait temporaire, était sans valeur dans le régime du droit civil québécois, distinct du système de la common law en vigueur dans le reste du Commonwealth et aux États-Unis. Pour Me Potter, le droit québécois ne connaît que le concept du secret professionnel, sans faire de distinction.
Comme l’a remarqué ma collègue Cynthia Callard dans son blogue, David H. Flaherty aurait peut-être goûté toute cette discussion entre les juristes, lui qui a été, de 1993 à 1999, chargé par l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique de veiller sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée dans cette province, et dont une partie des recherches comme universitaire ont porté sur l’histoire du droit. M. Flaherty, dont la carrière d’enseignant à London, en Ontario, est désormais terminée, réside maintenant en Colombie-Britannique.
En finissant par le début de la journée
Dans la matinée d’hier, deux procureurs des recours collectifs, Philippe Trudel puis Bruce Johnston ont terminé provisoirement l’interrogatoire du stratège en marketing Ed Ricard, avant d’envoyer ce témoin chercher et lire une documentation que son interrogatoire devait originalement permettre de produire et d’examiner.
Plusieurs documents portant sur la contrebande du début des années 1990 ont reçu un numéro de pièce mais ont été mis sous réserve par le juge Riordan. Le sujet de la contrebande continue de sentir le souffre.
Il y a tout de même eu notamment un examen d’un mémorandum de mars 1991 envoyé par Ed Ricard à plusieurs cadres d’ITCL. Dans ce texte (pièce 270), M. Ricard prédisait que les hausses des taxes déboucheraient sur une augmentation des ventes dans les boutiques hors-taxes et des exportations.
Le procureur Bruce Johnston a demandé au témoin s'il savait à l'époque que les cigarettes exportées ou vendues dans les zones hors-taxes revenaient au Canada pour y alimenter le marché noir. Après quelques réponses indirectes, le témoin a reconnu que sa compagnie savait que lesdites cigarettes étaient finalement vendues au Canada.
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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve et autres documents relatifs au procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec, il vous faut
1- d'abord aller sur le site des avocats des recours collectifs à https://tobacco.asp.visard.ca ;
2- cliquer alors sur la barre bleue intitulée « Accès direct à l'information »;
3- retourner lire le blogue et cliquer sur les liens à volonté.
Il y a aussi un moteur de recherche pour accéder à toutes les autres pièces.