En décembre 1997, quand Cécilia Létourneau s’est adressée à la Cour du Québec pour réclamer à Imperial Tobacco Canada le modeste remboursement de ses aides pharmacologiques au sevrage tabagique, c’est Ed Ricard que la compagnie a dépêché au palais de justice de Rimouski.
À l’époque, le juge Gabriel De Pokomandy avait débouté Mme Létourneau. En 2012, elle est devant la Cour supérieure du Québec avec derrière elle 1,5 millions de personnes dépendantes du tabac, et qui réclament des réparations autrement plus substantielles et des aveux.
Et qui est revenu hier comme témoin de fait appelé par les procureurs des recours collectifs, après avoir été le témoin désigné par Imperial Tobacco pour des interrogatoires préliminaires à l’actuel procès, en juin et décembre 2008 ? Nul autre qu’Ed Ricard.
M. Ricard a aussi comparu devant la Cour supérieur du Québec en janvier 2002, lors de la contestation judiciaire de la loi fédérale sur le tabac de 1997 par les cigarettiers.
Devant ces faits, et parce qu’il a évidemment lu des transcriptions d’interrogatoires, le procureur Philippe Trudel, qui défend les intérêts des Cécilia Létourneau du Québec, a demandé à M. Ricard s’il avait déjà suivi une formation pour être témoin. Il a dit que ce n’est pas le cas.
Après une journée complète de comparution, le témoin n’a toujours manifesté aucune arrogance, condescendance ou suffisance, observées chez plusieurs autres témoins. Il n’a pas cherché à faire rire, ni affiché une gueule de dictateur chilien un mauvais jour. Il n’a pas cherché à faire s’apitoyer le tribunal sur son sort.
Reste à voir si la partie demanderesse pourra en tirer quelque chose de neuf, sur ce que sa compagnie pensait en terme de dépendance, par exemple.
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(Soit dit en passant, le témoin a choisi d'être interrogé en anglais. Lors des interrogatoires préliminaires au procès, en 2008, Me Deborah Glendinning était intervenu pour couper toute envie aux procureurs des recours collectifs d'interroger Edmond Ricard en français. Par ailleurs, tout indique que durant les dernières décennies, l'anglais servait davantage que le français, du moins à l'écrit, au siège social d'Imperial Tobacco à Montréal, de même qu'au sein du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac.)
La réduction des méfaits et l’obligation de prévenir
De 2006 à 2010, Ed Ricard a coordonné le travail chez Imperial Tobacco pour identifier, isoler et tenter de réduire les substances qui, dans la fumée du tabac, ont été identifiées par les autorités sanitaires comme toxiques.
Lors de l'interrogatoire d'hier, le témoin a trouvé le moyen d'éviter d'en nommer une seule. D'autre part, il a confessé que les efforts de l'entreprise n'ont jusqu'à présent débouché sur aucun produit final amélioré, et que le défi demeure de mesurer les améliorations d'une manière qui gagne l'approbation des scientifiques indépendants de l'industrie.
Le témoignage de M. Ricard arrive après celui de Jean-Louis Mercier, qui a parlé d'un programme d'Imperial surnommé Project Day et qui avait sensiblement les mêmes buts, apparemment inatteignables. C'était il y a plus de 25 ans.
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Comme il l'avait fait en 1997 en Cour du Québec, M. Ricard a justifié le mutisme de sa compagnie concernant les méfaits sanitaires de l'usage du tabac, en faisant valoir que les fabricants étaient empêchés par le gouvernement fédéral de faire la moindre allégation en matière de santé, et cela bien avant l'actuelle Loi sur le tabac votée par le Parlement fédéral en 1997.
Me Trudel a montré au témoin un extrait de la Loi réglementant les produits du tabac, ancêtre de l'autre loi, et entrée en vigueur en janvier 1989. L'article 9, paragraphe (3), stipule que les conditions de l'étiquetage des paquets prévus dans la Loi n'ont pas pour effet de relever le fabricant ou le distributeur de son obligation d'avertir les consommateurs des effets sanitaires des produits.
Alors que le témoin allait peut-être reconnaître que son interprétation du droit, à Rimouski en 1997 et aujourd'hui, était pour le moins discutable, les objections des défenseurs des cigarettiers ont interrompu l'interrogatoire et ont mis fin au débat sur cette question.
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Les grandes entreprises ne fabriquent pas seulement des marchandises, mais aussi un discours, et parfois, jusqu’à un certain point, des hommes pour le tenir. Imperial Tobacco est une école.
Les témoins Michel Descôteaux et Jean-Louis Mercier ont passé chacun plus de trente ans dans l’univers d’Imperial Tobacco, et le témoin Roger Ackman environ 27 ans, puis ils ont pris leur retraite. Le tribunal les a entendus dire qu’il y avait peu ou pas de discussion sur tel ou tel sujet, entre autres les méfaits sanitaires du tabac. Et pourtant, ils ont tous les mêmes arguments à la bouche, ils ont joué les mêmes cassettes lors de leurs témoignages. C’est le même topo avec Ed Ricard. Mais sa situation est différente.
Après presque trente années dans l’orbite d’Imperial, avec les mêmes nom et prénom que son père, qui a lui aussi travaillé dans l’entreprise, et à un haut niveau, Edmond Ricard, surnommé Ed, s’est prévalu d’un droit à une retraite anticipée. On ne sait pas pourquoi. À tout juste 51 ans depuis janvier, Ed Ricard, peut encore rêver d’une deuxième carrière bien différente. Quand son témoignage se terminera, la semaine prochaine, il pourra encore tourner la page sur sa première vie, s’il le veut.