Il en allait vraisemblablement tout autrement de l'endocrinologue Hans Selye (1907-1982), médecin d'origine austro-hongroise fondateur de l'Institut de médecine et de chirurgie expérimentales de l'Université de Montréal en 1945; pionnier mondialement célèbre des recherches sur le stress, dont il a grandement fait connaître la notion et le vocable; Compagnon de l'Ordre du Canada et dix fois mis en nomination pour le prix Nobel de médecine.
timbre-poste canadien en l'honneur de Hans Selye émis en janvier 2000 |
Or, ce qui frappe rétrospectivement dans le témoignage de l'endocrinologue Selye, c'est l'absence totale d'association faite entre la nicotine et le fait de fumer. Le 11 juin 1969, le réputé chercheur québécois n'a mentionné la nicotine qu'une seule fois, dans un contexte séparé de celui du tabagisme. On aurait dit que les fumeurs consomment du tabac pour combattre le stress, point à la ligne. Le Dr Selye n'a pas dit que le tabac était inoffensif, mais il a incité les commissaires à porter leur attention sur les bénéfices sanitaires du tabagisme et sur d'autres causes des maladies que le tabagisme. (Cela n'a pas empêché la commission Isabelle de faire des recommandations très avant-gardistes sur le contrôle du tabac, lesquelles n'eurent cependant pas toutes des suites.)
Pour l'industrie, le discours de Selye était du miel, alors que le caractère toxicomanogène de la nicotine avait été remarqué par des scientifiques depuis des décennies et faisait déjà à l'époque l'objet d'un faisceau de preuves.
Le « père du stress » a-t-il parlé spontanément ? Par un indomptable scrupule scientifique ou hippocratique ?
Quel rôle ont joué les compagnies de tabac ? Quels étaient leurs objectifs ?
Ce sont ces deux dernières questions qui pourraient intéresser le juge.
En 1969, devant la commission Isabelle, Hans Selye n'a pas caché d'avoir engagé l'industrie du tabac dans le financement de ses recherches.
Des documents, disponibles sur le portail de la bibliothèque Legacy, et que les procureurs des recours collectifs veulent faire verser au dossier de la preuve en demande, permettraient cependant de mieux comprendre à quand remonte la « collaboration » du célèbre médecin, jusqu'où elle est allée, et ce qu'elle a coûté et rapporté à l'industrie américaine et canadienne du tabac, selon des documents internes de l'industrie.
Des exemples.
Une lettre d'un avocat interne de Philip Morris Inc à New York, Alexander Holtzman, adressée le 10 mars 1969 à un avocat externe de cette compagnie, révèle que la compagnie de tabac espérait alors que le Dr Selye témoigne devant la commission Isabelle à Ottawa, mais que celui-ci s'était montré déçu que l'industrie du tabac ait refusé de financer sa recherche sur les effets bénéfiques de la nicotine, et avait dit avoir besoin de 80 000 $ par année.
Après une rencontre avec le célèbre endocrinologue de Montréal, Helmut Wakeham, alors directeur de la recherche et plus tard un vice-président chez Philip Morris Inc à New York, notait en juillet 1969 que le Dr Selye « pense qu'un programme éducatif sur le stress et le soulagement du stress est plus important du point de vue de l'industrie du tabac que davantage d'expériences sur les aspects bio-médicaux de la cigarette comme cause de maladies. Ce programme devrait faire valoir qu'il y a des bénéfices au tabagisme et que les risques du tabagisme sont plus que compensés par les bénéfices.»
Peut-être que Wakeham, bien connu de certains internautes pour ses propos télévisés de 1979 sur la compote de pomme, s'est un peu emballé au sujet de Hans Selye, ou que le bon docteur du stress l'a embobiné généreusement, mais l'industrie ne s'en est pas aperçu, du moins pas tout de suite.
Dans le compte-rendu d'une visite effectuée le 4 novembre 1970 par quatre cadres d'Imperial et de British American Tobacco (BAT) aux locaux du professeur Selye à l'Université de Montréal, on découvre que le chercheur recevait à cette époque un total 100 000 $ par année des cigarettiers canadiens et du Council for Tobacco Research de l'industrie américaine. L'auteur du compte-rendu (16 novembre), D. G. Felton, le scientifique en chef chez BAT, conclut cependant à l'absence de pertinence pour l'industrie du programme de recherche que Selye pilote à ce moment-là.
En avril 1972, un certain W. L. Dunn, du Centre de recherche de Philip Morris à Richmond en Virginie, a écrit une lettre au professeur Selye pour lui signaler qu'il avait pris la liberté d'enrichir une contribution de Selye (« I took the liberty of fleshing it out ») à un volume en cours de production. On ne sait pas si Selye a bien digéré l'audace de Bill Dunn.
(En juin 2012, dans la requête introductive d'instance de son action en recouvrement du coût des soins de santé attribuables au tabagisme, le Procureur général du Québec a annoncé son intention d'enregistrer cette lettre comme pièce au dossier, de même que la lettre de Wakeham et le compte-rendu de Felton.)
En 1975, Hans Selye est apparu dans le film The answers we seek, produit par le Tobacco Institute, que le témoin Anthony Kalhok, ancien grand manitou du marketing chez Imperial à Montréal, a estimé l'équivalent américain du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC).
Le film est une tentative habile de détourner les soupçons qui pesaient alors sur le tabac comme cause de nombreuses maladies. Les avocats des cigarettiers ont demandé des preuves que le film a été diffusé au Canada. Une transcription du film figure tout de même depuis avril dans le dossier de la preuve au procès présidé par le juge Brian Riordan.
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Mercredi, pour son 101e jour d'audition, le tribunal de Brian Riordan va entendre le témoignage de Christian Bourque, un politologue de formation et spécialiste en sondage de chez Léger Marketing. Les avocats des recours collectifs ont demandé à M. Bourque d'examiner les données accumulées par l'industrie du tabac sur les connaissances, croyances et attitudes du public en rapport avec le tabac.