dimanche 30 septembre 2012

62e jour (bis) - Le naturel d'une industrie

Jeudi matin, le tribunal présidé par l'honorable Brian Riordan a commencé d'entendre le témoignage de Peter Hoult, un ancien cadre du marketing puis chef de la direction de RJR-Macdonald. L'interrogatoire a duré toute la journée et continuera lundi.  Une prochaine édition en parlera.

Mais il faut d'abord revenir sur des éléments qui ressortent de la comparution de quatre jours de Ray Howie, un ancien chercheur puis directeur de la recherche et du développement chez RJR-Macdonald, de 1974 à 1998.

Comme le témoin Michel Poirier avant lui, M. Howie se souvenait plus spontanément de ce que le gouvernement fédéral canadien pensait ou voulait que des positions déclarés et pratiques de sa propre entreprise, entre autres au sujet des méfaits sanitaires de ses produits, mais même en matière de procédés de fabrication.


Le naturel d'une industrie

Mercredi, les avocats des recours collectifs Lespérance, Gagné et Boivin ont fait examiner au témoin Ray Howie un communiqué du CTMC dont nous parlions dans notre édition de jeudi matin. Il y était notamment question du tabac qui aboutit dans les cigarettes prêtes-à-fumer et du tabac haché fin qui est utilisé par le consommateur pour se rouler des cigarettes maison ou bourrer sa pipe.

Avertissement 1 : S'il ne le savait pas avant le procès, le juge Riordan sait maintenant, grâce à divers témoignages et documents, que le tabac reconstitué est fabriqué notamment à partir de poussières et de brins de tabac qui se dispersent dans les entrepôts et les usines au fil de la production, et qu'on récupère. Ce dont il n'a pas encore été question devant le tribunal, ce sont les étapes suivantes de la production du « recon ».  En attendant, si vous êtes curieux, voyez cet extrait d'environ 3 minutes d'un documentaire diffusé en 2007 sur la chaîne américaine de télévision par câble History.

Avertissement 2 : Dans le dialogue qui suit, l'usage du présent du conditionnel dans le dialogue n'est pas une erreur de traduction de l'auteur du blogue.

Me Lespérance a demandé au témoin Howie de regarder au haut de la page 2 (page 3 du fichier PDF) (pièce 40001), puis il a lu un extrait à haute voix (pour la sténographe): « Deux manufacturiers, RJR-Macdonald et Imperial Tobacco, utilisent de petites quantités de tabac reconstitué, une méthode de récupération et de réutilisation de petits brins de tabac provenant des étapes initiales d'usinage et de fabrique des cigarettes et du tabac haché fin ».
Me Lespérance : De la manière dont je comprends le processus, il s'agit de poussière (résultant de la production) des cigarettes et du tabac haché fin, et cela constitue une partie du tabac reconstitué, c'est ça ? La poussière et tout ce qui est éjecté (des machines ou des contenants) ?
Ray Howie : Vous voulez dire autant la poussière du tabac haché fin que...
Me Lespérance : Ce serait les deux ...
Ray Howie : Oh non. ... Ils étaient totalement séparés.
Me Lespérance : Oui, mais ils iraient au tabac reconstitué, les deux ?
Ray Howie: Non, non, non.  Nous utiliserions (la poussière des) cigarettes pour les cigarettes et celle du tabac haché fin pour le tabac haché fin.
Me Lespérance: D'accord.  Et il y aurait donc deux tabacs réconstitués, un destiné aux cigarettes et un destiné au tabac haché fin ?
Ray Howie : Oui.
Me Lespérance : D'accord. Et (L'avocat lit un extrait) : « Cela constitue 8 % ou moins du poids du tabac dans les cigarettes usinées ou le tabac haché fin. La production de tabac reconstitué implique l'usage d'agents liants d'origine naturelle et d'humectants. » (naturally occured binding agents and humectants) Qu'est-ce qu'ils voulaient dire par "naturally occured" ?
Ray Howie : Si je peux revenir en arrière, désolé.  Je ne pense même pas que nous utilisions du recon dans le tabac haché fin. Je tente d'y repenser maintenant. Je ne pense pas que nous le faisions.
Me Lespérance : Alors c'est exactement ce que je pensais.  N'importe quelle poussière ou rejection (du processus de production) de tabac haché irait au tabac reconstitué qui irait dans les cigarettes.  Il ne retournerait pas au tabac haché fin ?
Ray Howie: Non, je ne pense pas que cela arrivait.
Me Lespérance : Alors vous n'utilisiez aucun rejet de tabac haché fin ? Que faisiez-vous avec cette poussière et ces rejets ?  Que faisiez-vous avec cela ?
Ray Howie : Je ne me souviens plus. (...) Je ne me souviens plus que ce que nous faisions de celle-ci par rapport à celle (issue de la fabrication) des cigarettes. »

Quelques minutes plus tard, le procureur Lespérance est revenu à la phrase : La production de tabac reconstitué implique l'usage d'agents liants d'origine naturelle et d'humectants. (naturally occured binding agents and humectants)
Me Lespérance : « "Naturally", à quoi cela réfère ?
Ray Howie : "Naturally occurring," hum, la glycérine est d'origine naturelle, de même que la gomme de guar.
Me Lespérance : La cellulose de carboxyméthyle de sodium, est-ce que ...
Ray Howie : ...De la fibre ? Tout cela est d'origine naturelle.
Me Lespérance : Oh.
Ray Howie: Je ne suis pas en train de dire que nous utilisions des produits d'origine naturelle, mais cela (ce groupe de substances) est d'origine naturelle.  Ils étaient probablement produits dans une usine, mais le composé chimique en tant que tel provient de la nature, comme le glycérol est naturellement présent dans le tabac.

Me Lespérance : D'accord.  Maintenant, si vous regardez à la page 22 (page pdf) de la pièce 582Je vais juste le lire : « Quand Imperial a constaté que les autres trois compagnies étaient intéressées par le tabac reconstitué Schweitzer, la compagnie a commencé un programme pour mettre à l'essai et améliorer les caractéristiques physiques de son propre tabac reconstitué.  Cela a mené à utiliser la cellulose de carboxyméthyle de sodium (SMSC) comme agent liant, ce qui s'est avéré franchement efficace pour réduire la fragilité (des « feuilles » de tabac reconstitué), mais avait peu d'effet remplissant (des cigarettes??).  Il fut convenu au début de 1976 que toutes les compagnies opteraient  pour cet additif dans le tabac reconstitué, et c'est ce que nous sommes en train de faire.»
Ray Howie : Right.
Brève interruption par le juge, mais elle a semblé permettre au témoin de compléter sa réflexion.
Ray Howie: Okay. Vous avez absolument raison...
Me Lespérance : D'accord. C'est "naturel" ? ....
Ray Howie: À ma connaissance, cela ne provient pas naturellement (that does not naturally occur), cela doit être extrait de la cellulose et fabriqué. »

Finalement, « naturally occured binding agents », c'est de l'anglais, mais une expression inusité qui semble vouloir suggérer quelque chose de rassurant, ...peut-être pour faire oublier quelque chose de déplaisant.

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Le jeu sur les mots et les restrictions mentales dans les relations publiques ne s'arrêtent cependant pas là.

On ne sait pas si c'est pour ne pas avoir à reconnaître clairement qu'ils mettent des additifs dans le papier de leurs cigarettes, -- une opération qui pourrait bien être souvent anodine quand on sait tout ce qui distingue déjà la pulpe des arbres du papier blanc neige fourni par l'industrie papetière--, que les cigarettiers écrivaient, dans le même communiqué de presse : « Aucun des fabricants n'ajoute d'aromates dans les filtres à cigarette ou le papier. »  C'est tout de même intriguant.

Me Lespérance : Que comprenez-vous du mot aromates (flavourants), monsieur Howie ?
Ray Howie : Un aromate ? Ce serait un additif.
Me Lespérance: Un additif.  Et le MAP que nous avons vu dans la pièce 641, c'était une substance ajoutée au filtre et au papier ?
Ray Howie : Oui, ça l'était.
Me Lespérance : ... Et le DAP, pareillement, était ajouté au tabac reconstitué ?
Ray Howie : D'accord. Si vous commencez à parler de cela, ce ne sont pas des aromates.  Les aromates sont des choses différentes.
Me Lespérance : C'est ce que je pensais. ... Alors, vous n'utilisez pas d'aromates, ce qui est vrai, ...mais cela ne dit pas que vous utilisez des additifs comme le MAP, n'est-ce pas ?
Ray Howie : Bien, nous n'utilisons certainement pas d'aromates, et si vous n'utilisez pas de MAP, vous n'avez pas de papier.
Me Lespérance : D'accord, mais n'est-ce pas induire (les lecteurs du communiqué de presse) en erreur ?
Ray Howie : C'est ainsi que le papier est fait.

À ce moment, Me Kevin LaRoche, un défenseur de JTI-Macdonald, a interrompu Me Lespérance, puis s'est objecté à sa question en suggérant de demander plutôt au témoin s'il y avait un mensonge dans l'affirmation des compagnies de tabac. Habitué à décoder la langue de bois et les non-dits du discours corporatif, Me Lespérance a comparé cela à une naïve vérification de l'affirmation classique « il n'y a pas de cocaïne dans le Coca-Cola ». Quand le procureur des recours collectifs a pu reprendre l'interrogatoire, cela a donné
Me Lespérance : ...Les additifs sont différents des aromates, n'est-ce pas ?
Ray Howie : Oui.
Me Lespérance : Quand vous dites (le communiqué dit) "Aucun des fabricants n'ajoute d'aromates au papier, nous devrions lire "Les fabricants ajoutent des additifs au papier" ?
Ray Howie : Nous ajoutons des additifs au papier, oui.

Me Lespérance a voulu savoir si une telle façon de s'exprimer n'était pas trompeuse. M. Howie a dit qu'il ne le pensait pas.

(Les interrogatoires et textes cités ont été traduits de l'anglais par l'auteur du blogue.) 


Contre-interrogatoires terminaux

L'intensité des échanges en fin d'après-midi mercredi n'est pas seulement à mettre au crédit de l'avocat Lespérance et de son témoin coriace. Trois autres avocats, pour le compte de trois clients différents, sont entrés dans le bal avant que le témoin puisse s'en aller.

Depuis quatre jours, Ray Howie avait expliqué que les cigarettiers réduisaient le niveau de goudron à l'appel du gouvernement d'Ottawa, sans préciser aussi que celui-ci, vers la fin des années 1980, avait aussi requis des fabricants la réduction de la teneur en nicotine.  Le défenseur du gouvernement du Canada, Maurice Régnier, a demandé à Ray Howie de confirmer ce fait complémentaire, et le témoin s'est exécuté.

M. Howie avait aussi souvent mentionné, ou peut-être faut-il dire « ploguer », le ferme expérimentale de Delhi, en Ontario, opérée par Agriculture Canada, où furent développées dans les années 1960 des souches de tabac qui ont fini par être adoptées par la plupart des cultivateurs canadiens fournisseurs de l'industrie.

(« Delhi », c'était un mantra de l'industrie devant la Cour suprême du Canada en janvier 2011 au sujet de la poursuite par la Colombie-Britannique. Cela n'a pas empêché la Cour suprême de rendre contre l'industrie une décision unanime en juillet 2001 : le gouvernement fédéral n'était pas votre partenaire et ne peut pas être tenu responsable de ce dont la Colombie-Britannique vous accuse.)

Me Régnier a voulu s'assurer que les points étaient mis sur les i.  À partir d'un document montrant des teneurs en goudron et en nicotine pour différentes marques disponibles au Canada, document que Me Régnier a fait verser comme pièce au dossier de la preuve (pièce 50017), l'avocat avait calculé le ratio goudron-nicotine et a fait examiner sa méthode (archi-simple) et ses résultats à Ray Howie.
Me Régnier : « Si la plupart des cigarettes étaient fabriquées à partir du même tabac (développé à Delhi), comment peut-on observer de telles différences dans le ratio goudron nicotine ?
Ray Howie : Les différences entre ces marques étaient générées par les techniques de développement des produits, pas par le tabac.
Et vlan. Si on veut laisser entendre que la teneur en nicotine de certaines marques a pu augmenter à cause du gouvernement du Canada, c'est préférable de ne pas dire cela devant un juge quand Me Régnier est présent.

Me Kevin LaRoche, défenseur de JTI-Macdonald, est ensuite revenu sur l'interrogatoire de mardi, quand il était question des résultats affichés sur les paquets de cigarettes des tests effectués sur des machines à fumer, et quand le tribunal a pu constater que le chimiste Ray Howie avait fait remplacer, dans un cas, un 13 par un 12 (mg de goudron), sous le prétexte d'un arrondissement (pièce 629). Me LaRoche a habilement fait préciser au témoin Howie que les résultats mentionnés dans l'interrogatoire avaient des marges d'erreur de « plus ou moins 1 mg », et que 12 était donc dans la marge de 13. (Personne n'a eu l'occasion ou trouvé utile de faire dire au témoin devant le juge que 14 mg aussi, aurait été dans la marge d'erreur.)

Me Régnier et Me LaRoche mijotaient leur coup depuis au moins 24 heures. Me Simon Potter, défenseur de Rothmans, Benson and Hedges dans le présent procès, mais vétéran des batailles judiciaires de l'industrie dans son ensemble, a voulu se servir de la pièce enregistrée par Me Régnier pour improviser son bout de contre-interrogatoire de Ray Howie. Très peu d'avocats ont cette audace. Il semble que Me Potter a lu un « 21 mg » (de nicotine) sur une ligne qui concernait une marque de tabac à rouler plutôt qu'une marque de cigarette, et il a fait chou blanc en voulant se servir de cela pour interroger le témoin. Ce contre-interrogatoire a peut-être permis de faire valoir les progrès réalisés par l'industrie du côté de la teneur en goudron, ce qui devait être le but de l'exercice. 


Quand les papiers parlent

Les documents versés en preuve mercredi révèlent des choses intéressantes. Quelques exemples.

Alors qu'elle subissait des pressions de Santé Canada, la compagnie RJR-Macdonald a travaillé à l'émergence d'un consensus de l'industrie de n'utiliser que des additifs approuvés par les industries allemande et britannique du tabac. Ce consensus daté de juillet 1983 contenait deux échappatoires : les additifs au papier n'avaient pas besoin d'être sur la liste, pas plus que les « extraits naturels ». (pièce 642)

Les laboratoires de la maison-mère RJR à Winston-Salem en Caroline du Nord, qui menaient des expériences pour relever le ratio de nicotine par rapport au goudron, ont indiqué dès 1977 à leur filiale canadienne trois voies fructueuses vers ce but, incluant l'usage d'additifs (pièce 645)

Le directeur de la recherche de RJR-Macdonal écrivait en 1978 que trois des marques de la compagnie étaient conçues pour procurer un plus haut ratio de nicotine par rapport au goudron (Vantage, Export A légères, et Cavalier). Il était au courant que le cigarettier Philip Morris pratiquait l'ajout de sels d'ammonium pour diminuer l'acidité de la fumée et favoriser l'inhalation de la nicotine, et se plaignait que le traitement soit plus difficile à pratiquer sur les cigarettes canadiennes. (pièce 647)

Entre 1979 et 1984, RJR-Macdonald a fait à répétions l'expérience d'ajouter aux mélanges de tabac des sels d'ammonium dans le but de diminuer l'acidité de la fumée et notamment d'augmenter sa teneur en « nicotine libre », une forme de nicotine encore mieux captée par les poumons. (pièces 648, 648A, 648B et 648C) (voir aussi la pièce 650)

Un document de1980 montre que les papiers utilisés pour les cigarettes de RJR-Macdonald avaient été traités avec du phosphate d'ammonium (pièce 641 ).


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.