Hélas pour le chercheur et professeur à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, il devra cependant revenir en mars, après avoir fait quelques relectures et vérifications qui lui permettront de répondre de manière utile à certaines questions des défenseurs des cigarettiers, de même qu'à des questions additionnelles que le procureur des demandeurs André Lespérance veut désormais lui poser.
Limiter les pertes
Me Guy Pratte a notamment demandé à l'expert Siemiatycki si son estimation du nombre de Québécois à indemniser éventuellement pour une maladie causée par le tabagisme tenait compte de fumeurs qui se sont intoxiqués à fumer une bonne partie de leur vie à l'extérieur du Québec et ont reçu leur diagnostic alors qu'ils résidaient au Québec. (L'avocat de JTI-Macdonald n'a pas dit « intoxiqués », mais on parle bien de ces fumeurs-là, et des indemnités que leur exclusion permettrait vraisemblablement d'économiser, si l'industrie écope d'un jugement final défavorable.)
Comme à plusieurs autres questions de Me Pratte, le professeur Siemiatycki a répondu non, sans avoir l'outrecuidance d'ajouter dans ce cas qu'il y a peut-être aussi des fumeurs qui ont enrichi le commerce de la cigarette au Québec mais dont une autre province canadienne avait hérité quand ils ont reçu un diagnostic de maladie due au tabagisme, quelque part entre 1996 et 2005.
Un ex-fumeur canadien rescapé du cancer du larynx (image de Santé Canada) |
À la vue de tout le terrain couvert par Me Pratte en plus d'une journée de contre-interrogatoire, Me Potter a eu une intervention très brève qui a consisté à vérifier que l'épidémiologue n'avait pas eu accès à la banque des renseignements nominatifs sur les membres des recours collectifs. Le témoin ne savait même pas que cette banque existait, et n'a pas vu de raison qu'on lui donne un accès.
L'avocat de Rothmans, Benson & Hedges est retourné à son pupitre et Me Allan Coleman s'est levé. L'avocat d'Imperial Tobacco est revenu sur la question de la linéarité de la relation entre le niveau de consommation cumulative de tabac et le risque d'être atteint par une des quatre maladies objets du litige. Me Coleman a fait verser au dossier de la preuve un article scientifique signé par ...l'épidémiologue Siemiatycki, dont ce dernier n'avait pas gardé un souvenir très vif. C'est en partie pour répondre que Jack Siemiatycki a proposé lui-même de revenir devant le juge.
Me Coleman a aussi voulu savoir si les paquets-années étaient la meilleure mesure de la consommation. Il y en a d'autres. Le professeur de l'Université de Montréal a répondu que le choix d'une mesure plutôt que d'une autre dépend de l'usage que le chercheur veut faire de ses calculs.
Le fiel, le miel et maintenant l'académique
À des degrés divers, de cent façons, les avocats dans ce procès, tout en restant polis avec les témoins dont les déclarations sont globalement défavorables à leur partie, savent à l'occasion, lors des interrogatoires, adopter un ton insinuant, se donner un air glacial et même un peu fâché.
(Ce n'était surtout pas le cas cette fois-ci.)
Si ce n'est pas à l'occasion d'un interrogatoire, c'est lors d'objections et de plaidoiries: tant Pratte que Potter, Mitchell, Côté, Glendinning et Lehoux, aussi bien que Johnston, Trudel, Lespérance, Kugler et Boivin, ont eu, à un moment ou à un autre depuis mars 2012, des épisodes, généralement très courts, où ils prenaient le ton de l'indignation, sentiment tout à fait compréhensible, mais peut-être parfois un peu forcé.
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Avec les témoins inoffensifs, à l'inverse, le ton affable ou même mielleux a parfois été au menu.
À d'autres moments, Guy Pratte, Simon Potter, Suzanne Côté et François Grondin ont pu donner l'impression qu'on était à la Cour. Pas la Cour supérieure du Québec, mais la cour des Bourbon, des Stuart ou des Romanov. Le gros du miel, on le sert au juge, qui le retourne habilement, surtout pour soutenir le moral des deux camps.
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Il restait à se trouver dans un troisième type d'atmosphère, celui d'une sorte de séminaire universitaire, voire de soutenance de thèse sans animosité ni complaisance.
Lors du contre-interrogatoire de l'épidémiologue Jack Siemiatycki, tant Me Pratte et Me Potter que Me Coleman, un nouveau venu dans le procès, se sont prêtés à ce jeu durant plus d'une journée. Il n'est pas dit que l'universitaire de 66 ans ait trouvé reposantes ses nombreuses heures à la barre des témoins, mais d'autres experts comparus jusqu'ici devant le juge Riordan pourraient presque l'envier.
Presque, parce que le professeur Siemiatycki avait tout de même une grosse commande à livrer : livrer une estimation du nombre de personnes à indemniser, dans une action judiciaire où plusieurs milliards de dollars sont en jeu, et se taper la lecture de critiques nullement constructives du travail de sa petite équipe par un escadron de mercenaires judiciaires à temps plein affublés de doctorats en science.
Le professeur d'épidémiologie a déjà rédigé lui-même des rapports d'expertise et il ne fait pas cela bénévolement, heureusement, mais il y a des jours où il a dû se demander lesquels de ses anciens élèves talentueux aboutiront un jour à temps plein, aux États-Unis si ce n'est au Canada, dans l'orbite de compagnies de tabac régulièrement impliquées dans des litiges.
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Outre l'épidémiologue Siemiatycki et l'expert en sondages de population Christian Bourque, qui doivent revenir terminer leurs témoignages respectifs, il reste désormais un seul expert que les avocats des recours collectifs veulent faire comparaître : le psychiatre Juan Negrete de l'Université McGill.
Champ de mars
Au vu des discussions de jeudi matin, le mois de mars s'annonce chargé, et même chargé comme un ciel d'orage, alors que février a été un mois de besogne tranquille.
Sont au programme, deux nouveaux témoins, soient le toxicologue Bilimoria et le chimiste Farone; trois « revenants »: Wayne Knox, Jacques LaRivière et Jeffrey Wigand; le versement au dossier de la preuve de documents de Statistique Canada; l'enregistrement de documents relatifs au témoignage du professeur André Castonguay, de même que le versement d'une collection de photos d'annonces de cigarettes ou d'événements commandités parues dans des publications québécoises à grand tirage ou placardées un temps sur les panneaux-réclames de diverses dimensions. Entre autres documents. Voilà pour la partie « facile ».
Par dessus cela, plusieurs débats doivent être tenus, par exemple sur le calcul des parts de marché des trois cigarettiers, et surtout des débats sur des requêtes formelles, dont une de la part de la partie demanderesse pour que la réclamation concerne désormais les victimes de la maladie pulmonaire obstructive chronique, plutôt que de l'emphysème, et pour que la notion de cancer de la gorge, qui figure dans le jugement de 2005 qui a autorisé les recours collectifs, ait une traduction médicale précise et plus fonctionnelle.
Il y a aussi trois requêtes d'autant de compagnies de tabac qui visent à faire radier des allégations fondamentales de la partie demanderesse, et qui auraient pour effet d'arrêter pratiquement le procès.
Oui, vous avez bien lu, tout cela presque un an après les plaidoiries inaugurales.
Le juge Riordan, qui s'est révélé depuis plusieurs semaines agacé de la menace de l'industrie de faire dérailler le procès, avoue maintenant qu'il est très curieux d'entendre les motifs des défendeurs.
À force d'insistance, le magistrat semble avoir convaincu les cigarettiers de commencer leur preuve en défense en avril, peu importe le sort qu'il réservera à leurs requêtes en non-lieu.
Me Bruce Johnston estime que les défendeurs abusent des procédures, et les contraintes d'horaire de Me Suzanne Côté en mars ne font pas brailler Me André Lespérance, qui a fait remarquer l'abondance des ressources chez la partie adverse. Le juge lui-même a suggéré aux cigarettiers d'appeler des renforts au besoin. La situation ne manquait pas de sel.
Avril au tribunal
À six semaines du commencement encore hypothétique de la preuve en défense, le public sait moins de choses sur le déroulement de celle-ci qu'on en savait le printemps dernier sur le déroulement de la preuve des recours collectifs durant le reste de l'année 2012.
Il y a une liste de témoins de la défense que Me Glendinning a encore décrit jeudi comme temporaire et non contraignante.
Malgré tout cela, le miracle s'est renouvelé comme toutes les semaines. Le parterre de juristes s'est dispersé dans une relative bonne humeur, comme si tout le monde comprenait que ce procès n'est pas ordinaire. C'est une exploration, dans un sous-marin (métaphore que le juge a formulée le printemps dernier).
Les auditions s'arrêtent la semaine prochaine, comme à toutes les trois semaines, et reprennent le 4 mars.
Les avocats ont des tonnes de documents à s'échanger par courriel et par disque, entre autres les archives du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac.
Pour pratiquer le droit, il faut aimer la lecture.