Les trois principaux cigarettiers du marché canadien continuent de vouloir faire reporter sur le gouvernement fédéral canadien les blâmes que les collectifs de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac adressent à cette dernière.
Le contre-interrogatoire de jeudi du chimiste André Castonguay de l'Université Laval par Me Suzanne Côté d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) semblait principalement motivé par cet objectif.
Ce contre-interrogatoire a duré toute la journée de jeudi et n'est pas terminé, de sorte que le professeur Castonguay, heureusement à la retraite, bien qu'on pourrait lui imaginer des occupations plus agréables, devra revenir devant le juge Brian Riordan mercredi prochain.
Les avocats de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald auront également quelques questions additionnelles à poser à l'expert de la partie demanderesse. Cette dernière voudra sans doute aussi donner à son expert des occasions d'éclaircir certains points devenus obscurs.
L'accès aux archives du gouvernement fédéral canadien
Symboliquement, la journée de jeudi a commencé par l'apparition devant le tribunal de Me Nathalie Drouin, qui représente la Couronne fédérale canadienne dans d'autres affaires, et l'a représentée dans le présent procès jusqu'au jugement de la Cour d'appel du Québec qui a sorti le gouvernement d'Ottawa de son inconfortable position de défenseur en garantie.
Me Drouin venait déposer un disque compact fourmillant de renseignements, et cette livraison se voulait pour la Couronne une manière diligente de se conformer à une assignation à produire un lot d'archives gouvernementales que les procureurs des recours collectifs, grâce à l'autorité du tribunal de Brian Riordan, veulent pouvoir consulter, voire utiliser comme mine de nouvelles pièces à verser en preuve. On parle d'environ 650 000 documents et d'un total d'environ 3,4 millions de pages.
La défense des compagnies de tabac avaient déjà depuis des mois ou des années accès à cette même montagne d'archives, réalité qu'avait notamment révélée la transmission aux parties cet hiver d'un deuxième supplément très documenté au rapport d'expertise de l'historien Robert Perrins, et ce qu'a révélé encore plus éloquemment jeudi le contre-interrogatoire lui aussi très documenté du témoin-expert Castonguay par Me Suzanne Côté.
Me Nathalie Drouin est repartie vers le ministère fédéral de la Justice avec une ordonnance du juge Riordan au gouvernement du Canada de donner aux procureurs des recours collectifs un accès égal et aux mêmes conditions que l'autre partie aux archives gouvernementales en question. L'avocate de la Couronne avait trouvé toute naturelle la démarche des recours collectifs. L'ordonnance fait en sorte que certains documents sont tout de même confidentiels, et aussi que les copies de tous les documents qui n'auront pas encore été transformées en pièces au dossier de la preuve à la fin du procès seront détruites.
Le procureur des recours collectifs André Lespérance a profité de l'occasion pour signaler que sa partie envisageait de récupérer à son compte des rapports d'expertise que le gouvernement fédéral canadien avait fait préparer pour sa défense, et dont la Couronne n'a plus besoin depuis l'arrêt de la Cour d'appel du Québec, un arrêt que l'industrie a renoncé à contester devant la Cour suprême du Canada. Les rapports d'expertise en question sont ceux du biochimiste et toxicologue Leonard Ritter, du chimiste William Farone et du pneumologue et épidémiologue David Burns. (Ces rapports d'expertise sont déjà dans la banque de données accessibles en ligne, mais ils n'ont pas encore été enregistrés au dossier de la preuve au procès.)
Depuis quand, depuis quand
Lors du contre-interrogatoire de jeudi, Me Suzanne Côté a plusieurs fois demandé au professeur Castonguay s'il serait abouti à telle ou telle conclusion dans son rapport (qui date de juin 2006), s'il avait eu connaissance de tel ou tel document qu'elle lui montrait, lesquels documents apparaissaient brièvement sur les écrans de la salle d'audiences.
L'expert interrogé pouvait aussi lire les documents imprimés et insérés pour lui dans de gros cahiers-anneaux posés près de la barre des témoins. À vue de nez, il y avait au moins une centaine de documents.
Puisqu'il faut, en vertu du Code de procédure civile, donner un préavis de dix jours à la partie adverse avant d'enregistrer un document au dossier de la preuve, et que la plupart desdits documents venaient juste d'entrer aussi en possession des recours collectifs, qui ne les avaient donc pas encore lu, ces documents que l'avocate d'ITCL a fait pleuvoir devant le tribunal figurent pas encore dans le dossier de la preuve.
Dans l'immédiat, leur brève exhibition sans suite a suffi pour permettre à Me Côté de poser certaines questions au témoin-expert, et d'en obtenir des réponses parfois embarrassées et souvent courtes, et d'autant plus courtes que l'avocate se disait trop pressée pour entendre des développements de la part du témoin.
D'une certaine manière, le décapant contre-interrogatoire de qualification du professeur Castonguay par Me Jean-François Lehoux mercredi avait préparé le terrain en obligeant l'expert à s'en tenir très strictement à son domaine d'expertise. Son domaine est la toxicité du tabac et non pas l'épidémiologie, une science qui permet d'évaluer le risque de maladie.
Le contexte du contre-interrogatoire de jeudi par Me Côté (préparation par Me Lehoux et pluie de nouveaux documents) permettait donc de produire une impression.
L'impression sommaire serait la suivante : l'expert aurait tourné certains coins ronds dans son rapport. Par exemple, il a qualifié de cancérigènes pour l'être humain des substances qui le sont effectivement, mais qui n'avaient pas encore été officiellement catégorisées ainsi à l'époque des faits reprochés aux cigarettiers (période de 1950 à 1998). (rapport d'André Castonguay, pièce 1385)
Toutefois, lorsque la partie demanderesse puis le public pourront examiner tous les documents qui ont plu sur la tête de l'expert jeudi, il n'est pas exclu que ceux-ci puissent être retournés en partie contre les deux autres compagnies de tabac, voire même contre Imperial.
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Les nitrosamines spécifiques au tabac, surnommés NNN et NNK, sont des substances dérivées de la nicotine contenue dans le tabac qui apparaissent lors de la fermentation de celui-ci. Dans le cas du tabac séché rapidement à l'air chaud (plutôt qu'à l'air libre), c'est la présence d'oxydes d'azote dans l'air réchauffé par les séchoirs qui favorisait l'apparition des deux nitrosamines.
À propos de la NNN et de la NNK, voici des bouts d'histoire qu'a attrapés au vol votre serviteur lors du contre-interrogatoire. Les voici sommairement remis en ordre chronologique.
1962 : les chimistes Druckrey et Preussmann de l'industrie publient un article scientifique où ils suggèrent la présence dans le tabac de nitrosamines spécifiques (par rapport à des nitrosamines qu'on retrouve ailleurs);
1967 : un rapport du Surgeon General suggère leur présence dans le tabac;
1975 : le biochimiste Dietrich Hoffmann de l'American Health Foundation confirme que la NNN est présente dans les cigarettes de marques américaines;
1978 : le chimiste Rickert, qui a travaillé tant pour le gouvernement du Canada que pour l'industrie, confirme la présence de la NNN dans les marques canadiennes;
1981: malgré la « controverse », ITCL parle, dans un document interne que ne connaissait pas l'expert Castonguay, de réduire la présence des nitrosamines (La controverse semble venir de ce que le tabac contient tellement de substances cancérigènes qu'on n'était pas certain que les nitrosamines qu'on ne retrouve que dans le tabac sont cancérigènes aussi.)
1999 : un projet circule à Santé Canada d'imposer une mise en garde sanitaire au sujet de la NNN et de la NNK (André Castonguay n'avait jamais vu ce document non plus.);
2001 : ITCL passe à l'action et impose un changement dans la méthode de séchage du tabac de ses fournisseurs de tabac de Virginie afin de réduire la teneur en NNN et NNK de ses mélanges; le gouvernement canadien refuse de confirmer que cette diminution de la toxicité est une diminution du risque (Encore un autre nouveau document.);
2007 : l'Agence internationale de recherche sur le cancer, qui relève de l'Organisation mondiale de la santé, conclut à la cancérogénécité (qu'elle soupçonnait depuis 1985) de la NNN et de la NNK.
Me Suzanne Côté a aussi contre-interogé le professeur André Castonguay au sujet du benzo(a)pyrène. Le procédé était le même. Il a également été question du concept de pro-cancérogénécité.
Le public de la salle d'audience a aussi pu voir des documents datés de 1964 où il est question de la teneur en goudron et en nicotine. Il s'agit d'articles de journaux où l'ancien président d'ITCL, John Keith se plaint de ce que les résultats provenant des machines à fumer ne reflètent pas la consommation réelle des fumeurs. Or, les déclarations de M. Keith faisaient suite à l'initiative qu'avait prise un concurrent de publiciser les teneurs en goudron et en nicotine. (À cette date, est-ce que le gouvernement canadien prescrivait la moindre chose au sujet de ces teneurs ? Ça, ce n'est pas clair du tout.)
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De façon générale, lors de l'ensemble du contre-interrogatoire de jeudi, le chimiste André Castonguay a systématiquement refusé de conclure qu'une réduction de la toxicité par le retrait de certaines substances toxiques du tabac, retrait qu'il considère comme justifiée dès qu'il est possible, correspond nécessairement à une réduction du risque de cancer. Essentiellement pour trois raisons. Primo, parce que la réduction de la teneur en nicotine d'un mélange, par exemple, ne se traduit pas nécessairement par la réduction de la quantité de nicotine que le fumeur cherchera et réussira effectivement à inhaler, car il y a le phénomène de la compensation. Avec la nicotine viennent les nitrosamines. Secundo, parce qu'il n'y a pas de seuil au-dessous duquel les substances cancérigènes cessent de l'être. Tertio, parce que l'épidémiologie est hors du domaine d'expertise du témoin-expert, face à Me Côté aussi bien que face à Me Lehoux.
Contrairement à l'historien Robert Proctor, le chimiste André Castonguay reconnaît aux filtres des cigarettes une capacité de filtrer une partie des matières toxiques. Par contre, il a refusé de dire si cela réduit significativement le risque d'être atteint par des maladies.
N'empêche que ce que le public raréfié de la salle d'audiences a pu sentir mercredi et jeudi, c'est la complémentarité du travail de Me Côté d'ITCL et de Me Lehoux de RBH. Le jeu était du genre : pile, l'expert perd; face, les compagnies gagnent. À ce stade du procès, il devient difficile d'imaginer que les compagnies n'ont pas commencé à travailler en équipe. La chose n'a pas toujours paru évidente depuis mars dernier.
Jeudi, certains avocats des recours collectifs semblaient avoir hâte que leur témoin-expert soit de retour de Québec mercredi. Il est à douter que le professeur André Castonguay ait dit son dernier mot.
Cette semaine
Lundi et mardi prochains, un deuxième médecin témoignera en tant qu'expert au procès. Il s'agit du Dr Louis Guertin, qui est oto-rhino-laryngologiste. Rappelons que le recours collectif concerne aussi des victimes de cancer de la gorge et de cancer du larynx.
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Pour
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relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par
1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
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