jeudi 21 février 2013

117e jour - 20 février - Peut-on déterminer la cause du cancer d'un fumeur en particulier ?


Mercredi, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien au palais de justice de Montréal, Me Guy Pratte a contre-interrogé toute la journée le professeur d'épidémiologie Jack Siemiatycki, auteur d'un rapport d'expertise rédigé à la demande des avocats des fumeurs victimes de cancers du poumon, de cancers du larynx, de cancers de la gorge ou d'emphysème.

Me Pratte représente le cigarettier JTI-Macdonald (JTI-Mac), mais le public de la salle d'audience pouvait avoir l'impression que son contre-interrogatoire sert et vise à servir la défense commune des trois cigarettiers, un peu à la manière des contre-interrogatoires en février des médecins Alain Desjardins et Louis Guertin par Me Jean-François Lehoux, qui défend Rothmans, Benson & Hedges (RBH), ou du contre-interrogatoire du chimiste André Castonguay par Me Suzanne Côté, qui défend Imperial Tobacco Canada (ITCL).

Me Pratte était très bien préparé. Autant lui et son coéquipier Me Kevin LaRoche avaient laissé entendre, ces dernières semaines, que la technicité du sujet (l'épidémiologie) les faisaient hésiter à se lancer dans le contre-interrogatoire du professeur Siemiatycki sitôt l'interrogatoire principal terminé, autant Pratte a finalement eu l'air d'un poisson nageant dans l'eau, un poisson de bonne humeur.

Le contre-interrogatoire a pourtant abordé des matières comme la marge d'erreur des intervalles de confiance des estimations de l'expert, la linéarité ou non de la relation entre le niveau de consommation cumulative de tabac d'un sujet et le risque d'être atteint par une maladie comparé à ce risque chez les non-fumeurs, l'effet de l'étalement de cette consommation cumulative sur un grand nombre d'années, l'hétérogénéité des données des études épidémiologiques sélectionnées, ainsi que les hypothèses et postulats que l'expert Siemiatycki a dû faire, comme n'importe quel chercheur, pour aboutir à certaines conclusions.

Mis devant certains textes qu'il a lui-même signés ou révisés au fil d'une carrière prolifique, l'épidémiologue de l'Université de Montréal a eu l'intelligence de ne pas offrir de réponses immédiates et définitives à toutes les questions, ce qui a pour conséquence qu'il devra revenir brièvement devant le tribunal en mars, en plus de revenir aujourd'hui.

Le témoin-expert avait parfois laissé échapper une pointe d'agacement lors des contre-interrogatoires qui ont précédé l'admission de son rapport lundi. Mercredi, il a eu avec l'avocat de l'industrie la patience de l'enseignant pour l'étudiant qui a bien étudié mais semble rêver que le prof lui confesse le peu de valeur des connaissances scientifiques ... à la veille d'un examen.

Celui qui fait passer l'examen final, le juge Brian Riordan, écoutait tout cela avec impassibilité.

Où cela va-t-il nous mener ?

Peut-être à une minimisation de l'admissibilité des fumeurs à des dédommagements pour leur maladie. S'il y a moins de victimes, il y a moins à payer.

Mais la défense de l'industrie a peut-être aussi une ambition plus grande.

En novembre, l'interrogatoire du chef de la direction de RBH, John Barnett, avait pris une tournure inusité lorsque les avocats des recours collectifs lui avaient mis sous les yeux la page consacrée à RBH sur le site internautique de Philip Morris International. Se trouvait là un aveu de la multinationale que les produits du cancer CAUSENT le cancer du poumon et d'autres maladies. Le patron de la filiale canadienne n'avait pas contesté ce que la maison-mère dit, et cela avait raccourci de beaucoup son interrogatoire.

Sur une page en ligne depuis le 26 mars, Japan Tobacco International, qui possède JTI-Mac au Canada, reconnaît aussi que le tabagisme cause des maladies chez les fumeurs.

Le texte de JTI donne cependant une indication de la position de défense ravitaillée par les contre-experts américains de l'industrie canadienne que sont Sanford Barsky, Laurentius Marais, Kenneth Mundt, Bertram Price et Dale Rice.

En gros, l'idée serait la suivante : oui, l'épidémiologie prouve que le tabagisme cause des cancers chez LES fumeurs, malgré leur diversité de modes de vie et d'habitudes, mais elle ne peut pas prouver qu'il le cause chez UN fumeur en particulier, à cause de la diversité des modes de vie et des habitudes.

Fondamentalement absurde, peut-être, mais tout de même astucieux.

Qu'ont dit les médecins appelés jusqu'ici comme experts dans le procès actuel, et qui connaissent leurs patients imparfaitement mais mieux que quiconque (y compris les patients eux-mêmes, parfois)? Le pneumologue Desjardins et l'oto-rhino-laryngologue Guertin ont témoigné que c'est sur la base d'études épidémiologiques qu'ils concluent au tabagisme comme cause des cancers ou de l'emphysème.

Il y a donc lieu de craindre qu'en dehors d'une maladie infligée à un fumeur dans les conditions de contrôle d'un laboratoire avec des rongeurs en cage, l'industrie canadienne ne soit pas plus disposée que jadis à accepter que ses produits aient été la cause d'un seul cancer.  Des cancers oui, un cancer non, à moins que vous soyez une machine à fumer.

Est-ce à dire que si des avocats réclamaient un montant global pour l'ensemble des victimes sans avoir pour objectif de le redistribuer à des victimes en particulier, l'industrie plaiderait coupable ? C'est assez peu vraisemblable, tant qu'il restera des avocats sur Terre, mais il est à souhaiter que les procureurs du gouvernement du Québec, qui réclame des dédommagements à l'industrie pour le coût des soins de santé prodigués aux fumeurs malades, tendent l'oreille.

Une seule victime, jamais. Mais un paquet de victimes, peut-être.


* * *

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.