samedi 13 avril 2013

136e jour - Un usage qui serait excessif du système judiciaire, selon le juge Riordan.

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.


L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a déclaré jeudi en fin d'après-midi que les compagnies de tabac feraient un usage excessif des ressources de la Cour (an excessive use of Court resources) en faisant s'étirer leur procès sur 304 jours additionnels au cours des deux prochaines années et demie.

Le magistrat a affirmé que c'est un grave problème à ses yeux d'administrateur du système de justice québécois.

Brian Riordan, J.C.S.
Après examen du calendrier des comparutions de témoins envisagé par les défenseurs des cigarettiers, calendrier qui a été dévoilé mardi (et le tribunal n'a pas siégé mercredi), le juge Riordan a prévenu jeudi qu'il songeait sérieusement à restreindre le temps où il est disposé à entendre les compagnies en défense.

Après 136 jours d'auditions utilisés par les avocats des recours collectifs pour bâtir leur preuve du tort causé par les cigarettiers, le juge a estimé que pour les défendeurs, « ... 25 % plus de temps que ce que les demandeurs ont pris ... serait suffisant, plus que suffisant pour défendre leur cause d'une manière raisonnable et efficace ». (traduction de l'auteur du blogue) (Cela donnerait 175 jours s'ajoutant à 140 jours, dans les calculs du juge.)

(Les procureurs des recours collectifs ont annoncé la clôture prochaine de leur preuve au terme d'un 137e et dernier jour d'audition à venir le 23 avril. Les 137 jours incluent près de trois jours accordés en avance à la défense de JTI-Macdonald avec le témoignage de Peter Gage les 5, 6 et 7 septembre, cela à cause du grand âge du témoin.)

Le juge Brian Riordan croit pouvoir appuyer sur les articles 4.1, 10 et 1045 du Code de procédure civile une décision de sa part sur le calendrier du procès. Il continue cependant d'espérer ne rien devoir imposer.

S'adressant aux défendeurs des cigarettiers, le magistrat a conclu que « si quelqu'un peut revenir (le 23 avril) avec une meilleure idée et une façon plus efficace de procéder, je serais ravi de l'entendre  ».

La semaine prochaine, le tribunal ne siège pas, car les compagnies ne seront pas prêtes à commencer leur longue preuve en défense.

Alors que votre naïf serviteur imaginait que la séance de jeudi, étant donné l'heure qu'il était, allait se clore sur l'intervention du juge et le silence pensif des avocats, Me Simon Potter, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), a tenu à faire valoir que la longueur de la preuve en défense était la conséquence de l'autorisation accordée (par le juge Jasmin en 2005) aux avocats des recours collectifs de faire le procès des pratiques de l'industrie sur une période d'un demi-siècle (1950-1998), et de l'autorisation (par le juge Riordan en 2012) de faire entrer dans le dossier de la preuve des documents provenant des États-Unis.

Le juge Riordan n'a cependant pas semblé vouloir laisser le dernier mot à l'audacieux avocat ou prendre de blâme. Le magistrat s'est plutôt demandé à haute voix ce que les défendeurs comptaient poser comme questions à des victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac en prenant 60 jours pour en interroger 50, alors qu'il lui semble qu'on pourrait en interroger quatre par jour.

Le juge a aussi noté qu'un premier projet sommaire de calendrier examiné en janvier dernier prévoyait encore 21 témoins à interroger en rapport avec le rôle du gouvernement fédéral canadien (dans les agissements des cigarettiers), et qu'il y en a maintenant 38...

Tout cela dit sur le ton d'un homme qui serait convaincu que les cigarettiers ne font pas exprès pour enliser le procès qu'il préside.


LA REDÉFINITION DES GROUPES

Les avocats des recours collectifs ont senti le besoin de préciser la définition des groupes ou collectifs de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac pour la faire concorder avec la preuve, et notamment la preuve d'experts, qu'ils ont présentée au tribunal.

Ils ont donc déposé la semaine dernière une requête en ce sens, qui a été débattue jeudi.

La définition des groupes? Cela nous impose un retour sur le passé. 

1) Quelques dates

C'est le 30 septembre 1998 que le cabinet Trudel et Johnston a signifié son intention de lancer un recours collectif des personnes dépendantes à la nicotine, dont Mme Cécilia Létourneau. (Pour se remémorer la savoureuse préhistoire du cas Létourneau, qui remonte à 1997, on peut relire les trois premiers paragraphes de notre édition relative au 26e jour du procès.)

Le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) songeait de son côté à s'attaquer à l'industrie du tabac. Le cabinet Lauzon Bélanger Lespérance a signifié le 18 novembre 1998 son intention de lancer un recours collectif au nom du CQTS et de victimes de certaines maladies attribuées au tabagisme, des victimes telles que M. Jean-Yves Blais (qui est décédé du cancer du poumon à l'été 2012). Les quatre maladies étaient le cancer du poumon, l'emphysème, le cancer du larynx et le cancer de la gorge.

Dans son jugement du 21 février 2005, qui a autorisé les deux recours collectifs et un procès commun contre les trois mêmes compagnies de tabac intimées, le juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec a défini le groupe Létourneau et le groupe CQTS-Blais. (jugement Jasmin du 21 février 2005)

Deux de ces trois dates reviennent constamment dans les tableaux de la prochaine section.

2) Modifications réclamées au juge

Le débat de jeudi se référait à différentes versions de propositions de la partie demanderesse qui n'étaient pas toutes sous les yeux des blogueurs ou qui ne sont apparus que partiellement sur les écrans de la salle d'audience.

La transcription officielle du 136e jour d'audition fournit plusieurs bribes de références textuelles qui sont surgies au milieu d'un long échange difficile à suivre entre les avocats des deux parties et avec le juge. Toutefois, elle ne permet pas à elle seule de reconstituer avec certitude la proposition finale soumise à la réflexion du juge.

Dans les tableaux ci-dessous, le contenu de la colonne de droite correspond donc à ce que les blogueurs ont entendu ou vu, et compris. Le contenu de la colonne de gauche est du « copié-collé » du jugement Jasmin.

Les lecteurs doivent être prévenus que la version finale au propre des avocats pourrait être un peu différente.




recours collectif Létourneau

 groupe ou collectif tel que
défini par le juge Jasmin

nouvelle définition envisagée jeudi


Toutes les personnes résidant au Québec qui, au moment de la signification de la requête, étaient dépendantes de la nicotine contenue dans les cigarettes fabriquées par les défenderesses et le sont demeurées ainsi que les héritiers légaux des personnes qui étaient comprises dans le groupe lors de la signification de la requête mais qui sont décédées par la suite sans avoir préalablement cessé de fumer.



Le groupe est composé de toutes les personnes résidant au Québec dépendantes de la nicotine contenue dans les cigarettes fabriquées par les défenderesses et qui doivent satisfaire à trois (3) critères :
1)  elles ont commencé à fumer les cigarettes fabriquées par les défenderesses, avant le 30 septembre 1994;
2)  elles fumaient de façon quotidienne les cigarettes fabriquées par les défenderesses, au 30 septembre 1998;
3)  et elles fumaient toujours les cigarettes fabriquées par les défenderesses en date du 21 février 2005.

Le groupe inclut aussi les héritiers légaux des personnes décédées entre le 30 septembre 1998 et le 21 février 2005, si elles fumaient au moment de leur décès et satisfont aux critères 1 et 2 décrits ci-haut.





recours collectif CQTS-Blais

groupe ou collectif tel que
défini par le juge Jasmin

nouvelle définition envisagée jeudi


Toutes les personnes résidant au Québec, qui au moment de la signification de la requête souffraient d'un cancer du poumon, du larynx, de la gorge ou d'emphysème, ou qui depuis la signification de la requête ont développé un cancer du poumon, du larynx, de la gorge ou ont souffert d'emphysème après avoir inhalé directement de la fumée de cigarettes, avoir fumé un minimum de quinze cigarettes par période de vingt-quatre (24) heures pendant une période prolongée et ininterrompue d'au moins cinq (5) ans et les ayants droit de toute personne qui rencontrait les exigences ci-haut mentionnées et qui serait décédée depuis la signification de la requête.





Le groupe est composé de toutes les personnes résidant au Québec qui satisfont  à deux (2) critères :

1)   avoir fumé un minimum cinq (5) paquets-année de cigarettes fabriquées par les défenderesses, c’est-à-dire toute combinaison du nombre de cigarettes fumées par jour multiplié par le nombre de jours de consommation, dans la mesure où le total est supérieur à 36 500 cigarettes

par exemple :

5 paquets-année =  20 cigarettes par jour durant 5 ans ( 20 x 5 x 365 = 36 500 ), ou

5 paquets-année =  25 cigarettes par jour durant 4 ans ( 25 x 4 x 365 = 36 500 ), ou

5 paquets-année =  10 cigarettes par jour durant 10 ans ( 10 x 10 x 365 = 36 500 ), ou

5 paquets-année =  50 cigarettes par jour durant 2 ans ( 50 x 2 x 365 = 36 500 )


et qui

2)   le 18 novembre 1998, souffraient, ou ont développé avant la date du (date du jugement final futur du juge Riordan),

a)     un cancer du poumon, ou
b)     un cancer (carcinome épidermoïde) de la gorge, à savoir du larynx, de l’hypopharynx, de l’oropharynx ou de la cavité orale, ou
c)     de l’emphysème.

Le groupe comprend également les héritiers et ayants droits des personnes décédés entre le 30 septembre 1998 et le 21 février 2005, si elles fumaient au moment de leur décès et répondaient aux critères 1 et 2.



3) Pas question de changer

Dans le célèbre monologue d'Hamlet (acte 3, scène 1), le jeune prince de Danemark remarque que l'on préfère « supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ». C'est peut-être ce qui a inspiré RBH, JTI-Macdonald et Imperial dans leur position conservatrice et attentiste, concernant la définition des groupes.

Il faut souligner que le juge Riordan a souvent exprimé depuis des mois son désir de voir précisés et éclaircis les critères de l'inclusion ou non d'un fumeur (ou un ancien fumeur) dans un groupe.

Depuis le temps que les avocats des cigarettiers, et en particulier le vétéran Potter, se plaignent du jugement Jasmin, on pouvait théoriquement envisager qu'ils saisissent l'occasion offerte par le débat sur la requête des recours collectifs. Ils auraient proposé eux aussi des balises, qui pourraient être très restrictives tout en étant compréhensibles par le commun des mortels et administrables par le juge.

Grosso modo, on pourrait dire que Me Simon Potter (RBH) a présenté comme injuste la révision proposée des définitions, alors que Me François Grondin (JTI-Mac) s'était préparé à la présenter comme pratiquement interdite à ce stade-ci, au vu de la jurisprudence. Imperial, une fois n'est pas coutume, s'est reposé un moment de batailler.

Le juge a tenté de faire penser aux avocats de l'industrie qu'une date postérieure à 2005 pour la qualification des victimes de maladies pourrait protéger leurs clients contre des poursuites futures par des victimes exclues du simple fait de cette date de clôture.

Peine perdue.

Si l'honorable Brian Riordan décidait de donner raison aux cigarettiers dans son jugement final, ces derniers ne trouveraient-ils pas avantage à l'inclusion d'un maximum de fumeurs dans les groupes ?


4) Pommes de discorde

Dans la délimitation de ce qu'est la gorge, un terme anatomiquement vague, Me Michel Bélanger et ses associés proposent d'inclure la cavité orale, en plus du larynx, de l'hypopharynx et de l'oropharynx.

Les avocats du recours collectif semblent suivre en cela la recommandation du médecin Louis Guertin, un expert en oto-rhino-laryngologie dans le procès actuel. (son rapport d'expertise, pièce 1387)

Lors de sa comparution le 11 février dernier, le Dr Guertin a estimé qu'environ le quart des carcinomes épidermoïdes de l'ensemble formé par le larynx et les voies aéro-digestives supérieures surviennent dans la cavité orale. (voir notre édition relative au 111e jour).
Ce schéma pour internautes n'a hélas pas été vu au tribunal.





Cette appartenance de la cavité buccale à ce qui pourrait être considéré comme la gorge ne fait pas l'unanimité chez les médecins, et avait donc peu de chances de rallier les avocats des cigarettiers, qui cherchent naturellement à maximiser les exclusions.

Au surplus, l'épidémiologue Jack Siemiatycki a témoigné en février qu'il ne l'avait pas incluse dans son estimation la plus prudente possible du nombre de cas de « cancer de la gorge » attribuables au tabagisme (son rapport d'expertise, pièce 1426.1).

Jeudi, le juge Riordan a confessé qu'il n'avait pas remarqué cette différence entre les deux experts des recours collectifs dans le traitement de l'enjeu.

L'autre grande question que devra trancher le juge Riordan est la suivante: que faire avec les personnes dépendantes à la nicotine du tabac qui ont arrêté de fumer durant une certaine période de temps ou plusieurs fois ? Faut-il les exclure des bénéficiaires potentiels des indemnités ?

Pour Me Deborah Glendinning d'Imperial, il faut s'en tenir à la définition du juge Jasmin, qui se traduirait selon elle par une exclusion automatique.

Pour Me Philippe Trudel, les tentatives d'abstinence et les rechutes sont une réalité de la dépendance bien expliquée par le Dr Juan Negrete lors de son témoignage en mars dernier. Me Trudel et ses associés proposent d'utiliser le test de Fagerström pour savoir si une personne est dépendante et donc éligible pour un dédommagement.



* *

Prochains rendez-vous

Lors de leur prochain rendez-vous devant le juge, le 23 avril, les parties interrogeront, et éventuellement contre-interrogeront, l'ancien chef de la direction d'Imperial dans les années 1980, Jean-Louis Mercier.

M. Mercier est déjà comparu deux fois au tribunal de Brian Riordan, mais ses lumières sont de nouveau requises concernant certains documents.

Après cela les avocats des recours collectifs déclareront officiellement close leur preuve.

Les 29 et le 30, les parties débattront de la fameuse et mystérieuse requête en non-lieu (Appellation provisoire.) des compagnies de tabac, laquelle devrait être connue le 18 avril.

Ce blogue ne fera cependant pas relâche jusqu'au commencement de la preuve en défense des cigarettiers à la mi-mai. Des éditions spéciales sont prévues. Il se peut aussi que d'autres tribunaux « produisent des nouvelles » relatives à des « procès du tabac ».



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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.