mardi 30 septembre 2014

239e jour - En fumant une cigarette, un ado ne consent pas à une dépendance et à s'empoisonner à petit feu, selon les recours collectifs


extrait de la pièce 1655 2-m
apparu sur les écrans lundi
Lundi, le procureur des victimes alléguées des pratiques trompeuses de l'industrie du tabac Bruce Johnston a notamment expliqué l'absurdité des arguments utilisés par les cigarettiers pour continuer leurs activités sans interférence des cours de justice. Pour l'avocat, la « décision » de fumer n'en est pas une d'adulte, comme l'industrie le répète, mais une décision d'ado ou d'enfant mal informé et rêveur. Au surplus, la loi ne permet pas qu'une personne soit présumée consentir à n'importe quoi en achetant et consommant un produit.

Me Johnston est aussi notamment revenu sur la destruction de documents compromettants qu'ont pratiqué les compagnies dans les années 1980 et 1990.


Le double discours de l'industrie

De nouveau lundi comme jeudi dernier, Me Johnston a remis sous le nez du juge Brian Riordan des pièces du dossier de la preuve qui mettent en évidence la distance entre ce que l'industrie dit en public et ce qu'elle pense en privé et que révèlent des documents internes.

Jeudi, le procureur des recours collectifs avait montré que le document préparé par avance par l'industrie américaine du tabac (pièce 475 A) pour répliquer aux vues du rapport de 1979 du Surgeon General, lequel rapport était une mise à jour de celui célébrissime de 1964 qui portait sur le tabac, était d'une telle pauvreté aux yeux des scientifiques de British American Tobacco en Angleterre, qu'ils croyaient que cela entachait la crédibilité de l'industrie.

Cela n'avait pas empêché la filiale canadienne de BAT, Imperial Tobacco Canada, de coller sur la propagande de l'industrie américaine et d'en abreuver les concurrents et les médias.

Me Johnston croit que cette orientation explique que des documents qui contredisaient la position publique en matière de cancer, d'emphysème et de maladies cardio-vasculaires été expurgés du centre de documentation d'Imperial à Montréal au début des années 1990. (pièces 58.32, 58.59 et 59.22)

La propagande de 1979 disait : « les incertitudes et les inconnus dans la compréhension médicale de la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC) ne permettent aucune conclusion ferme au sujet du tabagisme », alors qu'une étude de 1976 (pièce 58.59) expurgée de la bibliothèque disait: « La fumée de cigarette produit des changements précurseurs de l'emphysème » et « les patients atteints d'emphysème qui n'ont jamais fumé sont rares ».

(Rappel: les documents expurgés à l'époque sont parfois passés à la déchiqueteuse et ont parfois été réexpédiés à BAT en Angleterre, où on les a retrouvés depuis.)

Jeudi, Me Johnston a montré des rapports de recherche scientifique sur l'effet mutagène de la fumée de tabac qui, au grand dam du vice-président à la recherche d'Imperial Patrick Dunn, sont sortis du Canada ou ont été détruits, bien qu'ils étaient récents et n'auraient pas dû l'être en vertu de la politique de « rétention » de documents d'Imperial. Un destin semblable a été réservé à une étude sur le coumarin de Jeffrey Wigand, chimiste et vice-président à la recherche de Brown & Williamson, la filiale américaine du groupe BAT.

L'avocat des recours collectifs est aussi revenu sur les préparatifs de l'industrie canadienne du tabac en vue des travaux de la commission parlementaire présidée par le Dr Gaston Isabelle en 1969. Il a été question du relationniste de Hill & Knowlton Carl Thompson et d'avocats qui ont « aidé » à maquiller les vérités gênantes. Bruce Johnston a mentionné que les cigarettiers canadiens voulaient présenter une position commune et se sont arrangés pour que ce soit « le gouvernement » qui demande à l'industrie de parler d'une seule voix.

Comme ses confrères Lespérance, Boivin et Trudel, Me Johnston a affirmé que la défense que présente l'industrie encore en 2014 refuse de reconnaître que le tabagisme soit la cause des cancers et de l'emphysème des Québécois qui sont à l'origine de la présente poursuite.

Par la vertu d'un paradoxe fort commode, l'usage du tabac cause des cancers au poumon ou à la gorge chez des masses d'individus, et les experts de l'industrie le reconnaissent publiquement, même devant le juge Riordan, mais c'est comme si le tabac ne peut pas causer un cancer à un individu en particulier, parce qu'on ne peut pas le prouver.


L'avis de la Cour suprême ignoré

Me Johnston déplore que l'industrie se soit acharnée durant le présent procès devant la Cour supérieur du Québec à présenter la dépendance comme un phénomène douteux alors que la Cour suprême du Canada, dans son arrêt de 2007 sur la validité constitutionnelle de l'interdiction de la publicité dans la Loi sur le tabac, a reconnu expressément que cette dépendance posait problème. (Le plus haut tribunal canadien a conclu que le gouvernement fédéral était justifié d'interdire la publicité.)

L'avocat des victimes du tabagisme a de nouveau passé en revue des documents internes de l'industrie, notamment un mémorandum de Robert Bexon, ancien marketeur puis président d'Imperial, qui montrent que l'industrie savait à quoi s'en tenir à propos de la dépendance, c'est-à-dire que c'est par là que vient le profit de vendre des cigarettes, qui n'ont aucun bénéfice par ailleurs.


La plaidoirie pour les yeux et les absences éloquentes

Dans ce blogue, il a été fait état depuis mars 2012 des interrogatoires, contre-interrogatoires et plaidoiries qui sont le fait de tel ou tel avocat. Les paroles des juristes comme des témoins sont immortalisées dans la transcription sténographique, et partiellement rapportées dans ce blogue.

À l'occasion, votre serviteur relate aussi ce qu'il a vu dans la salle d'audience.

Or, ce que le public de la salle d'audience peut voir, le juge peut aussi le voir, en général. La plupart du temps, ce qu'il y a à voir, ce sont des textes, que le juge Riordan préfère examiner sur son écran que sur du papier, et il l'a déclaré dès le début du procès. Cependant, à l'occasion, sur les écrans, y compris le sien, ce sont des images qui apparaissent.

pièce 1381.34 au dossier
apparue sur les écrans lundi
Me Johnston a analysé et commenté l'annonce de Belvedere que vous voyez ci-contre, mais pas la caricature du Washington Post (reprise par le Toronto Star) qui figure dans le « catalogue des tromperies » de l'industrie rédigé par l'Association pour les droits des non-fumeurs en janvier 1986, caricature qui apparaît plus haut ici.

Depuis une semaine, pendant qu'en « studio » les plaideurs Lespérance, Boivin, Trudel et Johnston jouaient en quelque sorte le rôle de narrateurs d'une longue et triste histoire, Me Gabrielle Gagné, « en régie », juste à côté d'eux, faisait défiler les textes et les images. Et puisque les images valent souvent mille mots, c'est donc dire comme la plaidoirie effectivement pratiquée dans ce procès est aussi un travail d'équipe.

Dans le cas des recours collectifs, la machine paraît si bien rodée que le public pourrait oublier que deux recours collectifs sont en cause et quatre cabinets juridiques impliqués.

L'unité d'action semble moins évidente du côté de l'industrie, quand on voit le chef de la défense d'une des compagnies quitter la salle juste avant la plaidoirie des autres défendeurs, comme on l'a remarqué jeudi dernier lors du débat (suspendu) sur une requête d'Imperial pour radier plusieurs paragraphes du mémoire final des recours collectifs.