jeudi 2 octobre 2014

240e jour - Les cigarettiers devraient payer des pénalités en plus de compenser les victimes, selon les demandeurs

Mardi, les procureurs des victimes du tabagisme Gordon Kugler et Bruce Johnston ont demandé au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec d'établir la faute des trois principales compagnies de tabac et de les condamner à verser des dédommagements compensatoires et des pénalités.

Après cela, Me Philippe Trudel a donné au juge des raisons d'ordonner le recouvrement collectif des dédommagements s'il décide d'en imposer aux compagnies, au lieu d'ouvrir la porte à une myriade de petits procès que les ayant droits devraient gagner pour recouvrer leur petite part de la compensation globale. Me Trudel a passé en revue une abondante jurisprudence et ce qu'on appelle la doctrine, c'est-à-dire des écrits éclairants de professeurs d'université.

Me André Lespérance a conclu durant une quinzaine de minutes en demandant de nouveau au juge d'ordonner l'exécution provisoire d'une partie de son jugement final à venir, en prévision de délais additionnels que causeraient des appels, et compte tenu que toute cette affaire a commencé il y a 16 ans, ce qui constitue une longue attente, en particulier pour des personnes gravement atteintes par une maladie, comme plusieurs membres des recours collectifs. Jusqu'à présent, les avocats des recours collectifs avaient lié cette demande d'exécution provisoire à leur demande au juge de condamner les compagnies pour abus de procédure. Ils dissocient désormais les deux enjeux.

Et c'est ainsi que s'est terminée la plaidoirie finale des recours collectifs commencée le 22 septembre dernier. Les prochaines semaines seront consacrées aux plaidoyers des compagnies défenderesses, et la partie demanderesse aura un dernier droit de réplique au tout début de décembre.


Les cigarettiers doivent payer plus que des compensations

Me Gordon Kugler
Me Kugler a demandé au juge d'imposer aux compagnies fautives une peine globale d'environ 3 milliards $, à répartir en fonction du degré de responsabilité de chacun des cigarettiers dans l'épidémie de tabagisme, lequel degré de responsabilité pourra s'apprécier en fonction des parts de marché et d'un ensemble de conclusions que le juge tirera de l'examen de la preuve au sujet des agissements de chaque compagnie. L'avocat a cependant souligné au juge qu'aucune des trois compagnies n'aurait pu faire ce qu'elle a fait sans la collusion des deux autres.

Le dommage punitif découlerait de l'application de la Loi sur la protection du consommateur.  Le but de la pénalité est de dissuader les compagnies de recommencer leurs pratiques fautives, qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de malades qu'il faudra aussi naturellement dédommager. Une peine moins lourde n'atteindrait pas ce but, les compagnies continueraient leur manège, estime Me Kugler. « La seule façon de les inciter à changer leurs agissements est de les cogner fort »  (traduction de l'auteur du blogue)

Face au juge Riordan qui faisait état de déclarations des compagnies de tabac où celles-ci soutiennent qu'elles n'ont plus besoin d'être punies puisqu'elles ont changé leur comportement, Me Kugler a dit que les cigarettiers font encore des profits sans avoir changé vraiment et elles ne comprennent que le langage de l'argent. L'avocat a répété au juge qu'il fallait « cogner » et qu'alors les compagnies comprendront.

Avec sa voix grave, son débit lent et son ton monocorde, Gordon Kugler est le dernier juriste qu'on accuserait d'inspirer la rigolade. Personne ne sait si le juge suivra les conseils du doyen des avocats dans le procès, mais l'auteur du blogue ne pouvait s'empêcher de penser à la doctrine d'un ancien gouverneur de l'État de New York et plus tard président des États-Unis, Theodore Roosevelt: « Parler doucement et porter un gros bâton ».

Me Kugler a bouclé sa plaidoirie en moins de 90 minutes. Une bonne partie de ce qu'il a dit mardi concernait la situation financière de la compagnie JTI-Macdonald et est l'objet d'une ordonnance de non-publication et de non-divulgation, que le juge Riordan a rendu à la demande des deux camps, mais avec une certaine réticence et non sans rappeler le caractère public que doit avoir un procès.

Rappelons que l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec, après un débat soumis à ce même genre d'ordonnance l'automne dernier, avait rendu en décembre 2013 un jugement (qui lui est public) où il a refusé d'acquiescer à la demande des recours collectifs pour des mesures de sauvegarde concernant JTI-Macdonald.  Le juge Mongeon avait estimé ne rien pouvoir faire devant le constat que cette compagnie s'était mise dans une situation où elle risquait de ne pas pouvoir verser une cenne en dommages, dans l'éventualité où le juge Brian Riordan finissait par en imposer.

(Avis aux curieux: le jugement Mongeon donne plus de détails sur la comptabilité créative de la compagnie que ce que les blogueurs sauraient rapporter.)


Le tabac: un produit difficile à comparer

Lundi, Me Johnston avait expliqué que la cigarette n'est pas un produit défectueux, un produit affecté d'un défaut de fabrication. La cigarettes est un produit qui fonctionne comme il le devrait. Et le tabac est intrinsèquement dangereux (et non pas seulement à l'occasion d'un défaut de fabrication).

Certes, un fabricant peut vendre un produit sans défaut de fabrication mais qui est intrinsèquement dangereux, sans commettre de faute, à condition que la société estime que les bénéfices du produit outrepassent les coûts. Sauf qu'il faut alors entourer ledit produit de toutes les mises en garde appropriées, et cela sans attendre que le gouvernement prenne les devants.

En s'acharnant au contraire à semer le doute pour contrer l'effet du discours antitabagique du gouvernement fédéral canadien (à partir de 1963), les cigarettiers ont gagné du temps au détriment de la santé de leurs clients, dont ils mesuraient régulièrement l'ignorance grâce à des sondages, sondages dont les résultats n'étaient pas divulgués non plus. Mardi, Me Johnston a cité l'étude Roper (pièce 1550 au dossier), commandée par l'industrie et gardée secrète, qui montrait qu'en 1984, « une majorité de gens croit maintenant possible que les fumeurs vivent moins longtemps que les non-fumeurs ». Alors quand « tout le monde savait » que le tabac est dangereux, tout le monde savait quoi au juste ?

Mardi, Me Johnston a aussi récusé la comparaison de la cigarette avec un couteau, dont il n'est pas nécessaire de dire qu'il ne faut pas se poignarder en l'utilisant (d'autant que les couteaux ne causent pas de dépendance). La cigarette, puisqu'elle contient une drogue, pourrait peut-être mieux se comparer à un médicament, à ceci près que le bénéfice d'un médicament bien utilisé est plus évident que le bénéfice d'une cigarette bien utilisée, qui ne satisfait un consommateur que parce qu'il est déjà dépendant.

À toutes fins pratiques, l'avocat a fait valoir que le tabac, que son caractère toxicomanogène rend particulièrement dangereux, est l'objet de moins de préventions et de mises en garde que les médicaments (censés traiter des maladies au lieu d'en causer).


Mettre fin à un régime de faveur

Le procureur des recours collectifs semble trouver renversant qu'il ait fallu plus de temps ou qu'il semble plus difficile de faire appliquer à l'industrie du tabac qu'aux autres industries les règles fondamentales et souvent élémentaires qui régissent au Québec la conduite des personnes physiques et morales, et les interrelations personnelles. Ce sont des règles qu'on trouve dans la Charte des droits et libertés de la personne, la Loi sur la protection du consommateur et le Code civil du Québec, et qu'on trouvait déjà en bonne partie dans le Code civil du Bas-Canada (dont la première version date de 1863 et qui a été remplacé par le Code civil du Québec en 1994).

Imaginons qu'un fabricant de prothèses mammaires défectueuses disent qu'il faille continuer d'en implanter en attendant d'avoir la preuve que des femmes que cet implantat rend malades ne le sont pas à cause d'un défaut de leur constitution personnelle attribuable à leur bagage génétique ?

Me Johnston attribue ce régime juridique de faveur, défendu par les avocats des cigarettiers, à la culture, aux normes sociales, qui auraient d'ailleurs rendu inconcevable cinquante ans plus tôt l'actuelle poursuite entamée par les victimes du tabagisme, et qui la rendent maintenant possible. Si la cigarette était inventée maintenant, elle n'obtiendrait jamais l'autorisation d'être commercialisée.

En partie, cette évolution reflète la diminution de la prévalence de la dépendance au tabac dans la société. (Prudent, l'avocat n'a pas ajouté qu'il y a moins de juges que par le passé qui peuvent avoir de la difficulté à percevoir les fumeurs comme des victimes d'une toxicomanie manufacturée, entre autres parce qu'il y a moins de juges victimes de cette dépendance, dont le déni n'est pas la dernière des manifestations.)

Par ailleurs, la persistance de la dépendance au tabac chez une large fraction de la population est une raison suffisante pour ne pas bannir la vente du tabac, comme le notait la Cour suprême du Canada dans son arrêt de 2007.

Les avocats des recours collectifs ne demandent pas au juge Riordan de s'ériger en législateur.

Selon Bruce Johnston, le juge ne devrait cependant pas se préoccuper de forcer un débat dans la société par son jugement, car si des entreprises peuvent intentionnellement répandre dans la société une dépendance à un produit aussi nocif que le tabac, pourquoi les autres industries se soucieraient de respecter les lois ?

L'avocat est aussi revenu sur le cas, mentionné lundi, d'un homme qui trouva la mort dans une bagarre à coups de poing qu'il avait provoquée. L'homme qui le tua a été acquitté par le tribunal de première instance au motif que la victime avait consenti au combat. Le ministère public a contesté ce jugement et la Cour d'appel de l'Ontario a annulé le verdict et condamné le meurtrier, au motif qu'une bagarre avec coups et blessures est contraire à l'ordre public et ne peut restée impunie. La Cour suprême du Canada a soutenu l'interprétation du tribunal d'appel. (La Reine contre Jules Jobidon, 1991) Deux juges du plus tribunal du Canada ont signé un rapport minoritaire qui appuie le verdict de leurs pairs, mais en ajoutant l'idée que personne ne peut consentir à se faire battre à mort.

Pour comparer la faute des fumeurs et celle des cigarettiers, Me Johnston a recyclé une allégorie qu'il avait déjà utilisée lors du contre-interrogatoire d'un témoin-expert de l'industrie: celle du piège profond creusé sur un sentier. Selon l'avocat, on ne peut pas mettre sur un même pied l'erreur du randonneur tombé au fond du trou et incapable d'en sortir, et la faute de qui a creusé le piège avec l'intention de profiter de la situation.

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Les auditions se poursuivent à partir du mercredi 8 octobre prochain. Rothmans, Benson & Hedges puis JTI-Macdonald présenteront leur défense en octobre. Imperial Tobacco Canada suivra en novembre.