jeudi 9 octobre 2014

241e jour - Ce n'était pas une faute jadis et la preuve est insuffisante, clame RBH

C'est hier que commençaient les plaidoiries finales des trois principaux cigarettiers du marché canadien dans le procès qui les oppose à deux groupes de personnes atteintes de diverses maladies et de dépendance au tabac qui dénoncent les pratiques irresponsables et trompeuses de l'industrie, et réclament des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs.

Il ne sera pas dit que Simon Vincent Potter, l'avocat qui mène la défense de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), manque de suite dans les idées.

Le 12 mars 2012, au tout premier jour du procès, lors de son plaidoyer inaugural devant l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, Me Potter invoquait l'existence d'un consensus sociétal qui a longtemps permis à l'industrie du tabac de vendre ses produits sans que quiconque lui présente des réclamations.

Me Simon V. Potter
(photo La Presse)
Mercredi, devant le même juge, lors d'un 241e jour d'audition, le doyen des avocats de l'industrie, reprenant une expression de la Cour suprême du Canada, parlait d'un « problème social complexe », qui fait qu'en pratique, personne ne serait blanc dans la responsabilité du tabagisme persistant, de sorte que sa cliente ne devrait pas subir les foudres de la justice, ni d'ailleurs ses concurrentes. Les compagnies, les fumeurs et le gouvernement partagent les torts. En substance, Me Potter a dit au juge Riordan « (qu'un rejet de la réclamation des recours collectifs ne serait) pas un jugement que RBH n'a jamais rien fait de mal ou n'a jamais rien pensé de mal ».

Pour le public de la salle d'audience qui aurait manqué 240 jours, la plaidoirie avait ceci de nouveau qu'elle était une critique radicale de la preuve que la partie demanderesse a présentée au tribunal en 2012 et 2013.


Une preuve insuffisante

Le procureur des recours collectifs Philippe Trudel avait dit en septembre dernier que son camp n'entendait pas prouver que c'est en voyant une annonce en particulier qu'un fumeur en particulier a commencé à fumer ou remis à plus tard une tentative d'arrêter. Manque de bol. C'est précisément ce que le procureur de RBH voudrait comme preuve.

RBH veut bien admettre que le tabagisme cause des maladies, bien que c'est l'épidémiologie qui a apporté la preuve de cette relation de cause à effet entre les deux, mais la compagnie n'admet pas que la preuve ait été faite qu'un seul membre des collectifs de victimes du tabagisme soit frappé par un cancer ou de l'emphysème par suite de son tabagisme. La dépendance ne poserait pas problème puisqu'il y a aujourd'hui au Canada plus d'anciens fumeurs vivants que de fumeurs actifs.

Pour faire une preuve qui serait plus au goût de RBH, il aurait fallu examiner devant le tribunal les faits suivants au sujet de chaque personne membre d'un recours collectif:

  • quand a-t-elle a commencé à fumer
  • pourquoi
  • que savait-elle des risques de cette consommation
  • quelles marques a-t-elle fumées
  • quelles mises en garde étaient apposées sur les paquets qu'elle achetait
  • combien de temps a-t-elle fumé
  • quelles annonces a-t-elle vues, si elle en a vues
  • a-t-elle fumé des cigarettes à basse ou à haute teneur en goudron
  • a-t-elle essayé d'arrêter de fumer
  • pourquoi a-t-elle recommencer à fumer si elle a arrêté durant un certain temps
  • fume-t-elle encore aujourd'hui
  • de quelle compagnie la personne fumeuse a-t-elle entendu des propos (qui l'auraient induit en erreur)
  • quels autres facteurs de risque que son tabagisme la personne diagnostiquée d'un cancer ou d'emphysème présentait-elle
  • comment sa maladie affecte-t-elle sa qualité de vie

Avec en tête pareilles conditions d'une preuve de la relation de causalité, conditions qui nous auraient sans doute plongé dans un interminable procès des fumeurs plutôt que dans celui déjà long de leurs fournisseurs, on s'étonne quasiment que RBH ait laissé Imperial Tobacco Canada (ITCL) se battre toute seule en 2013 et 2014 pour obtenir de faire comparaître des fumeurs à la barre des témoins avec en main leur dossier médical. Me Potter mange à tous les rateliers.

Reprenant une allégation qu'on avait déjà entendue il y a quelques semaines dans la bouche de Me Suzanne Côté, avocate d'ITCL, l'avocat de RBH a dit que l'emphysème de Jean-Yves Blais, le représentant aujourd'hui décédé des personnes atteintes de cette maladie ou d'un cancer du poumon ou d'un cancer de la gorge, pouvait être dû à son hérédité. Me Potter a prétendu tirer cela du témoignage du pneumologue Alain Desjardins. (Dans son rapport d'expertise et lors de son témoignage oral en février 2013, le Dr Desjardins a évoqué l'hérédité d'une personne comme un facteur de risque d'être atteinte d'une maladie ou d'une autre, mais votre serviteur n'a pas compris que l'expert médical ait proposé l'hérédité comme une cause possible de l'emphysème de M. Blais en lieu et place de son tabagisme.) Le juge Riordan n'a pas relevé l'affirmation des deux juristes.

Me Potter prétend qu'il n'y a pas de preuve que le nombre de victimes ou de maladies dans la société québécoise aurait été différent si les compagnies de tabac avaient fait quoi que ce soit de différent. La prévalence du tabagisme a diminué au fil du dernier demi-siècle, et les économistes Viscusi et Heckman, appelés comme témoins-experts par l'industrie, n'ont rien détecté qui semble avoir eu une influence significative. L'avocat a mentionné à trois reprises le « prix Nobel » du professeur Heckman.

(Le professeur Viscusi aurait soi-disant montré que le public surestime les risques du tabagisme, mais il a lui-même confondu le concept de prévalence d'une maladie dans la société et celui de risque relatif du comportement tabagique par opposition à ne pas fumer. L'expert aurait soi-disant montré que les mises en garde sanitaires sont sans effet mais il a vu une droite sur un chronogramme comme la preuve d'une baisse du tabagisme à taux constant, alors qu'une baisse à taux constant aurait donné une hyperbole et qu'une droite indique une baisse accélérée.)

Me Potter a dit que les experts de la défense n'ont pas été contredit (...ou ridiculisé). Il a fait mine d'oublier que le procureur des recours collectifs André Lespérance a montré que le professeur Heckman avait imaginé une absence de publicité des produits du tabac lors de plusieurs années où les annonces pleuvaient sur le marché canadien. Me Lespérance avait aussi fait admettre au professeur Viscusi que les estimations du risque que peut faire un fumeur peuvent s'écarter des moyennes calculées, au point qu'on ne puisse pas parler de surestimation.


Des mises en garde depuis 1972 et sans influence

Pendant que Me Potter parlait, son collaborateur, Me Michael Feder, jetait sur les écrans de la salle d'audience des extraits de textes cités (des transcriptions sténographiques et des arrêts de tribunaux) de même que des schémas explicatifs d'une chronologie d'événements. Ce fut notamment le cas avec la chronologie des mises en garde sanitaires apposées sur les paquets de cigarettes au Canada.

Le défenseur de RBH s'est servi de l'exemple de Cécilia Létourneau, la représentante du groupe des personnes dépendantes du tabac, pour proclamer que les mises en garde sont sans effet. Simon Potter a cité des passages du jugement de l'honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec, qui a rejeté en mars 1998 la demande individuelle que Mme Létourneau faisait en 1997 à la justice d'imposer à Imperial Tobacco Canada de lui rembourser ses timbres transdermiques de nicotine. (C'est à la suite de cette affaire que la dame de Rimouski a décidé de se lancer dans l'aventure du recours collectif avec les avocats Trudel et Johnston de Montréal, l'année suivante.)

Me Potter a mentionné que la plupart des membres des recours collectifs n'ont jamais fumé de cigarettes qui provenaient d'un emballage où n'apparaissait pas une mise en garde sanitaire.

Le chronogramme de RBH révèle tout de même que les mises en garde apposées sur les paquets de cigarettes ont été de plus en plus visibles, explicites et criardes, à mesure que le gouvernement haussait ses exigences. Le relatif affaiblissement provisoire du message, par suite de mises en garde attribuées à Santé Canada plutôt que présentées comme l'objet d'un consensus, vient de ce que la Cour suprême du Canada a permis aux cigarettiers de ne pas se voir attribuer lesdites mises en garde. Le plus haut tribunal du pays a cependant changé son fusil d'épaule en 2007, s'agissant de la légitimité d'imposer des mises en garde sans attribution.


Des reproches incohérents ou injustes

L'avocat de RBH a déploré que les recours collectifs reprochent à l'industrie d'avoir vendu des cigarettes à basse teneur en goudron parce que ce serait un leurre et reprochent aussi à l'industrie de ne pas avoir mis sur le marché des cigarettes à teneur en goudron encore plus basse. L'avocat estime que l'usage d'une appellation comme « douce » n'ajoute rien à la faute, et que s'il y a faute, c'est celle du gouvernement, qui a émis 21 communiqués de presse entre 1968 et 1986 pour mettre de l'avant l'idée d'une dangerosité amoindrie par la réduction de la teneur en goudron.

Me Potter trouve qu'on ne peut pas reprocher à des cigarettiers qui ont cherché à maintenir l'acceptabilité sociale de la cigarette le fait que des fumeurs se soient sentis victimes d'une réprobation sociale. De même, il n'y avait rien de répréhensible à chipoter sur la relation de causalité entre tabagisme et cancer du poumon quand les autorités de santé publique n'avaient pas encore fait leur lit en cette matière.

L'avocat a aussi raillé un passage de l'argumentation écrite de la partie demanderesse qui laisse entendre que les cigarettes sont plus dangereuses qu'il y a cinquante ans.

*

Me Potter a annoncé qu'il terminerait sa plaidoirie aujourd'hui (jeudi), soit deux jours plus tôt que ce qui était prévu à la reprise du procès en septembre.