jeudi 25 septembre 2014

237e jour - La vente d'un produit comme la cigarette est une faute en soi, selon les recours collectifs

Mercredi, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, le procureur Philippe H. Trudel n'a pas seulement voulu montrer que « les compagnies de tabac ont mis sur pied des stratégies de marketing véhiculant de fausses informations sur les caractéristiques du bien vendu », ce qui répondrait à la cinquième question du jugement Jasmin de 2005 qui a autorisé la procédure du recours collectif.


Le monde si la justice régnait

Me Philippe Trudel
Me Trudel a voulu amener le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec à considérer que toute vente d'un produit aussi nocif, dépendogène et inutile que le tabac est une faute, en regard de la Loi sur la protection du consommateur (LPC). Et l'avocat de faire valoir que cette loi fait en quelque sorte une obligation au fabricant de se faire comprendre du consommateur, car celui-ci peut être inexpérimenté et crédule.

La référence à un consommateur inexpérimenté et crédule sort tout droit d'un arrêt de février 2012 de la Cour suprême du Canada qui concerne notamment les effets de cette loi québécoise.

Et même si ce n'était pas jugé une faute de vendre des cigarettes, ce pourrait encore en être une grave d'en faire la promotion, de faire la réclame du produit, a fait valoir le procureur des victimes du tabagisme.

Me Trudel a cité des passages d'interrogatoires de Marie Polet, en juin 2012, et de John Barnett, avant le procès (pièce au dossier 1721-080529). Il s'agit des actuels grands patrons respectifs d'Imperial Tobacco Canada et de Rothmans, Benson & Hedges. Barnett a dit que ce ne serait pas correct d'encourager quelqu'un à fumer. Polet a déclaré que ce serait mal de suggérer que certains produits sont moins nocifs que d'autres.

Agacé d'entendre jouer du côté de l'industrie du tabac la cassette du « vendre du tabac est une activité légale », Me Trudel avait inauguré sa plaidoirie par une locution latine:  non omne quod licet honestum est, autrement dit, « ce n'est pas tout ce qui est permis qui est honnête ». L'avocat a plus tard fait référence à l'article 1457 du Code civil du Québec:

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

(Dans leur argumentation écrite, les avocats des recours collectifs mentionnent que les fondements de leur analyse juridique se trouvent aussi bien dans le Code civil du Bas-Canada, qui a précédé l'actuel Code civil du Québec, et dont la version originale date de 1863. Les compagnies de tabac ne pourraient donc pas plaider que c'est un changement récent de l'environnement légal qui leur tombe dessus. Et de fait, elles n'ont pas encore plaidé cela dans le procès actuel.)

Partant de son analyse de ce qui est juste, Me Trudel est ensuite passé à ce qui est réel et a notamment montré au tribunal un bon paquet d'annonces.


Le monde réel

annonce parue dans Le Soleil en 1960
Cela faisait longtemps que votre serviteur soupçonnait que ce n'est pas le gouvernement fédéral canadien qui a été le premier à conditionner le public à l'idée qu'il est profitable pour la santé de rechercher l'abaissement de la teneur en goudron dans une cigarette. L'auteur du blogue est sorti mercredi de la salle d'audience avec l'impression que les élus du peuple et les fonctionnaires ont eux-mêmes été les victimes d'un conditionnement de longue date.

La date n'est pas connue avec précision, et cela pourrait remonter à loin dans les années 1950, mais il se trouve que Me Trudel a fait voir hier une annonce parue dans un quotidien de Québec en 1960. (L'annonce était payée par Rothmans of Pall Mall, compagnie aujourd'hui fondue dans Rothmans, Benson & Hedges.)

Ouaou. 1960, c'était tout de même neuf ans avant le célèbre tableau des teneurs en goudron et en nicotine de différentes marques rendu public par le ministre John Munro; neuf ans avant les travaux de la commission Isabelle; et même trois ans avant la conférence organisée par la ministre Judy LaMarsh.

Le but de Me Trudel n'était pas d'innocenter le gouvernement, même si l'avocat a estimé que ce dernier, à ce sujet, « s'est fait rouler dans la farine » par l'industrie.

Le but de l'avocat était clairement d'illustrer l'ancienneté d'un discours habilement suggestif des cigarettiers. C'était la pratique de l'industrie dans les années 1950 avec la promotion des cigarettes dotées de filtres et cela s'est poursuivi avec la divulgation volontaire des teneurs en goudron et en nicotine de chaque marque, au début des années 1970, avant d'aboutir à la prolifération des marques dites légères ou douces dans la deuxième moitié des années 1970.

Sur le ton de quelqu'un dont on bouscule une vieille croyance, le juge Riordan a demandé à l'avocat s'il était en train d'affirmer que les filtres n'ont aucun effet sur la dangerosité du produit. Sans rejeter cette hypothèse, Me Trudel a répondu que cela n'avait jamais été prouvé par l'industrie ou par qui que ce soit. L'important, c'était que des fumeurs inquiets aient repris de l'assurance en optant pour les cigarettes à bout-filtre.

Dans l'après-midi, l'avocat des recours collectifs a expliqué que c'était l'obligation légale des fabricants de détromper le public et le gouvernement au lieu de capitaliser sur des illusions de risque diminué telles que les cigarettes à bout-filtre et les cigarettes à basse teneur en goudron. Me Trudel a aussi rappelé que durant tout ce temps, le discours gouvernemental public était que la seule façon sûre de se protéger contre les dangers du tabac est d'arrêter de fumer.

La tromperie du public reposait d'abord et surtout sur un bombardement publicitaire de tous les instants et sur des annonces du genre « style de vie » qui pouvaient faire rêver les adolescents au lieu de les aider à savoir dans quoi ils s'embarquaient en consommant du tabac.

Pendant près d'une heure, Me Trudel a montré au juge des annonces de diverses époques, et parues notamment dans des magazines québécois ou sur des panneaux-réclames.

Un peu plus tôt, l'avocat avait également parlé de marketeurs qui étaient discrètement préoccupés des nombreuses tentatives d'arrêter de fumer de leurs clients.

C'était notamment le cas de Robert Bexon, marketeur chez Imperial dans les années 1980 et président de la compagnie au début du 21e siècle. Dans un mémorandum interne de 1983, Bexon notait que ce qui sauvait l'industrie canadienne d'une mort très prochaine, c'est que 98 % des fumeurs qui tentaient d'arrêter étaient encore fumeurs deux ans plus tard, par la force de la dépendance.

Compte tenu de la grande fidélité d'un client à une marque, dont a témoigné le professeur de marketing Richard Pollay dans le présent procès, un environnement où le tabac a l'air d'un produit « normal » et un marketing parlant plus du fumeur que de la cigarette favorisent l'expérimentation du tabagisme chez les jeunes, et donc l'acquisition hâtive de la dépendance. Cela a plus de chances qu'une publicité axée sur le racolage des clients des concurrents, de compenser l'érosion de la clientèle par décrochage (ou par décès).

En fait, le marché a continué de croître en volume durant les années où M. Bexon s'inquiétait, ce qui fait douter que le marché était « mûr », comme a voulu le faire croire l'expert en marketing de l'industrie David Soberman, qui a témoigné en 2014. Pour couler l'idée d'un marché mûr, Me Trudel a réutilisé un rapport annuel de Japan Tobacco (groupe qui possède JTI-Macdonald au Canada), lequel rapport a attribué la baisse du volume global des ventes au Canada à l'interdiction de la publicité. Sur un marché mûr, la publicité ne devrait avoir d'effet que sur les parts de marché, et non pas d'effet sur le volume global de l'industrie.