dimanche 28 septembre 2014

238e jour - suite des plaidoiries - Le vecteur conscient et insensible de l'épidémie de tabagisme

« Quand vous alléguez qu'il y a eu une conspiration, Votre seigneurie, c'est rare que vous avez un contrat (signé par les conspirateurs). Mais nous l'avons ! »   (traduction libre)

Me Johnston par un jour
d'interrogatoire en 2012
C'est ainsi que s'est exprimé jeudi le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, avant de remettre sous le nez du juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec les pièces 154, 154 B-2m et 154 E-2m au dossier de la preuve en demande. (La pièce 154 avait été enregistrée en preuve lors du témoignage du marketeur Anthony Kalhok en avril 2012.)

Il s'agit d'un document qui a circulé en octobre 1962 et que les présidents de sept compagnies de tabac canadiennes de l'époque ont signé. (Apparaissent notamment les signatures des patrons de Benson & Hedges, de Rothmans of Pall Mall, d'Imperial Tobacco et de Macdonald Tobacco.)


1  Déni et mystifications

Les compagnies s'engageaient à restreindre leur usage, direct ou implicite, des mots goudron, nicotine et « autres noms de constituants de la fumée ayant des connotations semblables », aussi longtemps qu'un écho serait fait à des études montrant un lien entre le tabagisme et le cancer du poumon sans montrer une relation de cause à effet observée par des études cliniques ou en laboratoire.

L'engagement était complétée par une annexe (pièce 154 B-2m) qui disait quelle conduite chaque compagnie s'engageait à adopter quand l'industrie était « attaquée » sur des questions sanitaires, laquelle annexe renvoyait à son tour à un mémorandum rédigée sous forme de questions-réponses (pièce 154 E-2m) qui sont parfois d'un toupet à couper le souffle, mais qu'il est facile d'imaginer reprises par des columnists et par les discuteurs qu'on retrouve dans bien des milieux de travail et des familles.

Un exemple.
Q. Est-ce qu'il peut être dangereux de fumer ?
R. Toutes les activités humaines comportent des risques, même prendre un bain. Certaines personnes se permettent à l'excès de fumer et ne devraient pas fumer tant. Certaines personnes peuvent être négligentes avec des produits du tabac allumés et devraient être éduquées à faire attention.

extrait de la pièce 154 E-2m




On notera qu'il est notamment sous-entendu que c'est de trop fumer qui est dangereux, et le juge Riordan a pu revoir ces derniers jours que plusieurs fumeurs, répondant à un sondage de l'industrie 24 ans plus tard, ne croyaient pas au danger du tabagisme en-dessous d'un certain niveau de consommation.

Part de goudron, filtre, modération
et autres mystifications, en 1958
En fait, ce n'était pas la première fois qu'était suggérée l'idée qu'on peut fumer sans danger de se rendre malade à condition que ce soit « avec modération ». C'est exactement ce que dit un texte de propagande paru entre autres dans Le Devoir du 25 juin 1958 et qui provenait de la compagnie Rothmans, avant qu'elle joigne la conspiration du déni (pièce 30029.150 au dossier de la preuve).

Me Johnston a attiré l'attention du juge Riordan sur des paragraphes de ce texte où il est question de modération et de filtres-miracles ...et sur un autre paragraphe où la compagnie dit clairement que « moins il y a de goudron dans la fumée, moins le fumeur s'expose à souffrir d'un cancer du poumon ».

Nous voilà donc 11 ans avant qu'un ministre fédéral de la Santé, John Munro, rende public un tableau de marques de cigarettes avec leurs teneurs en goudron respectives, nous voilà en une époque où il serait difficile pour les cigarettiers de prétendre aujourd'hui qu'ils répondaient alors à une demande du public pour des produits à basse teneur en goudron, une demande qui serait elle-même l'écho des messages gouvernementaux. En 1958, le gouvernement d'Ottawa ne disait encore rien à propos de la teneur en goudron ou en nicotine, et même presque rien du tout contre la cigarette. Déjà, il y avait cependant des personnes que les nouvelles inquiétaient et qu'il fallait rassurer.


2  Un jeudi mouvementé

Au 17e étage du palais de justice de Montréal, la matinée de jeudi avait donc vu Bruce W. Johnston succéder à son associé Philippe H. Trudel, et la langue anglaise prendre le relais de la française.

Me Trudel avait conclu sa plaidoirie de la veille en fournissant un lot additionnel de preuves qu'Imperial Tobacco Canada ainsi que Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald ont planifié leur marketing en essayant de recruter des fumeurs chez les adolescents (pièces 292, 303, 771, 989.52 et 1503.9), notamment en associant les marques de cigarettes à des images d'indépendance, de puissance et de bonheur.

Par de savantes études, Imperial savait dès le milieu des années 1970 (pièce 301) que le meilleur moyen de prévenir les jeunes d'expérimenter l'usage du tabac aurait été de mettre l'accent sur la perte d'autonomie qui en découle.


3  Remettre les précautions à plus tard 

C'est en évoquant un épisode de l'histoire chéri des spécialistes et des défenseurs de la santé publique que Me Johnston a commencé sa plaidoirie, dont nous évoquions plus haut un passage ironique.

En 1854, un médecin anglais, John Snow, après avoir interrogé en compagnie du révérend Henry Whitehead les proches de personnes décédées du choléra dans un quartier populaire de Londres, avait observé que la plupart des victimes allaient puiser leur eau à la pompe communautaire de la rue Broad, et que le nombre des victimes diminuait en fonction de la diminution de distance entre les domiciles et d'autres pompes à eau. Snow et Whitehead ont alors convaincu le conseil de fabrique de la paroisse de désactiver la pompe de la rue Broad, ce qui fut fait rapidement en enlevant sa poignée. (Snow a par la suite publié des articles dans des revues scientifiques, et ce furent les débuts de l'épidémiologie, qui est maintenant enseignée dans toutes les écoles de médecine.) Le Dr Snow, tout comme le chimiste Pasteur quelques années peu plus tard en France, eurent à combattre les théories en vogue à l'époque, ...qui justifiaient l'inaction.

Environ un siècle plus tard, devant l'évidence scientifique que leurs produits abrègent radicalement la vie d'une masse de fumeurs, les compagnies ont fait « pire que de laisser la poignée » sur la pompe, a dit Me Johnston: elles ont refusé de cesser de vendre l'eau, avant que soient connus les mécanismes exacts du développement des maladies qu'elle causait. Elles ont encouragé secrètement le déni savant ou populaire des faits. Elles ont préféré le profit à la protection des vies humaines.

En citant notamment l'historien Allan Brandt, le procureur Johnston a expliqué au tribunal que la stratégie qui consistait à toujours demander « davantage de recherches », avant toute intervention publique, et à nier l'existence d'une relation causale (plutôt qu'une simple corrélation statistique), avait pour buts de donner aux fumeurs des raisons (mauvaises) de repousser le jour de leur abandon du tabac, et de donner à l'industrie des arguments pour mieux résister aux poursuites judiciaires ou aux projets de loi qui lui étaient défavorables.

Cette stratégie était au Canada le fruit d'une accord secret entre les cigarettiers, comme nous l'avons vu plus haut.


4  Des opinions retardataires rétribuées et souvent recyclées

Au nombre des manifestations de la mise en oeuvre de cette stratégie que Me Johnston a mentionnées, votre serviteur a retenu notamment l'usage que l'industrie a fait des propos du Dr Joseph Berkson, qui était en 1958 le chef de la section de biométrie et des statistiques médicales de la clinique Mayo, de Rochester au Minnesota, de même que des écrits du Dr Maurice H. Seevers, qui était en 1964 le chef du département de pharmacologie de l'Université du Michigan.

écho des propos du Dr Berkson
dans The Gazette, en 1961
Joseph Berkson ne trouvait que des défauts aux études épidémiologiques qui montraient un lien entre le tabagisme et le cancer du poumon, et en 1961, par exemple, on trouve un écho de ses dires dans un reportage paru dans un quotidien québécois.

En tant qu'auteur principal du chapitre sur la dépendance dans le rapport du Surgeon General de 1964, Maurice Seevers a maintenu sur le respirateur artificiel une distinction entre addiction (dépendance) et habit (accoutumance) que les psychiatres cliniciens estimaient déjà caduque à la fin des années 1950.

Les deux savants ont été payés par l'industrie américaine du tabac à titre de consultants dans les années 1950 (et encore après 1964 pour Seevers), ce qu'a révélé le rapport d'expertise de l'historien Robert Proctor (pièce 1238) dans le cas de Seevers, et la pièce 1562 dans le cas de Berkson.

Après avoir rencontré en Amérique du Nord en 1958 deux douzaines de scientifiques de l'industrie ou du monde universitaire, D. G. Felton, lui même scientifique de formation, et deux autres cadres de British American Tobacco, n'attachaient guère de crédibilité aux vues de Joseph Berkson dans leur rapport de voyage daté de 1958 (La pièce 1398 a été mentionnée devant le juge mardi.).

Ce jugement sévère à usage interne n'empêche pas l'industrie du tabac d'avoir publiquement rapporté les vues du Dr Berkson à plusieurs reprises dans les décennies suivantes (pièces 551 C, 687, 1237, 1269 et 30029.229 au dossier de la preuve).

Quant aux écrits de Seevers au sujet de la dépendance au tabac, que le pharmacologue ne considérait pas comme une dépendance, Me Johnston et ses coéquipiers en ont trouvé la trace jusque dans la bibliographie de la psychiatre Dominique Bourget, à qui l'industrie a fait appel comme experte et qui a témoigné en janvier 2014 devant le juge Riordan.

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Le début de l'après-midi de jeudi a vu les avocats des recours collectifs débattre avec la défense de Rothmans, Benson & Hedges et d'Imperial Tobacco Canada une requête présentée par cette dernière compagnie. Nous ferons écho à ce débat dans une édition qui pourrait être intitulée 238e jour - un débat en suspens - Pourquoi, comment et quand faut-il discuter de peines à infliger à une partie pour abus de procédure.

Cet intermède prévu depuis lundi a empêché Me Johnston d'avancer dans sa plaidoirie, même s'il l'a reprise durant environ une heure, après la clôture provisoire du débat. L'avocat continuera lundi prochain.