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(PCr)
Au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, le deuxième jour de la comparution de Steve Chapman, un cadre supérieur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), a révélé l'existence d'un comportement qui, à défaut d'être nécessairement incriminant pour l'industrie du tabac dans le procès actuel, donne à réfléchir aux promoteurs de la santé publique.
exemple de nombres affichés (sous l'empire de la réglementation en vigueur dans les années 1990) |
(44 substances selon le témoin.)
Pour plusieurs marques, les nouvelles méthodes ont donné des teneurs en nicotine, en particules fines (encore appelées goudron à l'époque) et en monoxyde de carbone qui étaient supérieures à celles jusqu'alors affichées sur le paquet de cigarettes.
Selon le témoignage de Steve Chapman, les compagnies de tabac se sont alors retrouvées devant ce qu'on pourrait considérer comme un dilemme cruel pour eux: ou bien changer les nombres affichés, ou bien changer légèrement le « design » des produits pour obtenir des nombres identiques aux nombres auxquels la clientèle était habituée.
La première solution peut paraître la plus économique. Dans le cas de certaines marques, RBH n'a pas retouché le produit et a simplement imprimé les nouveaux nombres. M. Chapman a mentionné que les nombres étaient parfois plus bas avec les nouvelles méthodes.
Dans d'autres cas, quand les nombres qui résultaient des nouvelles méthodes de mesure n'étaient que légèrement supérieurs aux anciens, la compagnie a préféré reconfigurer ses produits pour que les teneurs en goudron et en nicotine soient réellement abaissées et que l'application des nouvelles méthodes produise des chiffres identiques à ceux affichés jusqu'alors.
Pour faire cela, les chimistes créatifs de RBH pouvaient jouer entre autres sur la longueur de la cigarette, sur sa circonférence, sur la quantité de tabac gonflé (après un bain dans la neige carbonique), sur la porosité du papier, sur le nombre de perforations qui font entrer de l'air dans la bouffée avec pour effet d'en diluer les doses de toxines, etc.
Tant pis si cette approche supposait de défrayer les coûts de plusieurs heures de travail en laboratoire.
Au risque que de fidèles acheteurs d'une marque ressentent sur leur palais un « impact » de nicotine amoindri et sur leur langue une saveur de goudron moins intense, un constat qui aurait pu avoir pour conséquence de les faire chercher un autre produit, RBH a préféré changer leur produit favori que de les perturber avec des nombres un peu supérieurs à ceux que le fumeur pouvait lire sur le paquet avant l'application des nouvelles méthodes de mesure des émissions.
La compagnie n'a pas signalé à sa clientèle l'abaissement des teneurs dans la réalité ainsi que le subtil changement du design, et le témoin Chapman n'a pas eu connaissance que le reste de l'industrie ait agi autrement.
Tout cela permet d'entrevoir l'influence que l'industrie prêtait à ces nombres, même s'il est de bon ton en certains milieux de dire que les fumeurs ne les ont jamais lus.
Pour des cigarettiers, une infime minorité de fumeurs effrayés, sur un marché alors en déclin tendanciel, cela aurait été beaucoup d'argent de perdu, faut-il le rappeler.
Le vieux renard et la jeune couleuvre
Peu de cadres ou anciens cadres de RBH sont comparus au tribunal depuis le début du procès, et la liste de ceux qui sont encore attendus est courte, parce que la défense de la compagnie a admis plusieurs faits que les demandeurs au procès voulaient vérifier avec tel ou tel témoin; ou parce que la défense de RBH préfère contrer la preuve des recours collectifs en faisant venir aussi peu de personnes que possible à la barre des témoins et en les y gardant le moins longtemps possible.
Étant donné le trop bon usage que les avocats des recours collectifs ont souvent fait des témoins de la défense, cette stratégie était peut-être la plus sage.
En interrogatoire principal comme en contre-interrogatoire, Me Potter pratique volontiers la rafale de questions, pas forcément courtes mais qui se répondent facilement par l'affirmative ou la négative. C'était très évident lundi.
Au besoin, l'audacieux procureur glisse un peu d'éditorial en préambule de certaines questions, commentaire qu'il retire volontiers si et quand la partie adverse rue dans les brancards, certain d'avoir déjà fait passer un message.
Le juge semble résigné devant ces incartades du vétéran du camp des défendeurs de l'industrie cigarettière. Il n'a pas forcément la même tolérance pour d'autres juristes du camp du tabac, qui s'aventurent parfois à « témoigner » lorsqu'ils émettent une objection ou formulent une question.
Mardi matin, Me Potter a terminé en moins d'une heure, tel qu'annoncé, l'interrogatoire de son témoin commencé la veille.
Jusqu'alors, Steve Chapman semblait certain de son coup en toutes matières.
Face aux avocats de la partie demanderesse, le témoin a commencé à décliner de diverses façons ces phrases-bouées de sauvetage: je ne sais pas, je ne suis pas au courant, je n'ai pas souvenance, pouvez-vous répéter la question.
Les mots oui et non sont complètement sortis du vocabulaire employé dans ses réponses. Une performance d'artiste, sur ce plan. Il aussi semblé redécouvrir qu'après tout, il n'était pas employé de la compagnie avant 1988 et ne pouvait pas répondre à telle ou telle question.
Un autre homme que Philippe Trudel aurait peut-être perdu patience ou courage, mais Steve Chapman est mal tombé.
Me Trudel puis son associé Bruce Johnston l'ont cuisiné jusque vers 16h20 le mercredi.
Il n'est pas facile de savoir ce que les recours collectifs vont pouvoir tirer lors de leurs réquisitoires en fin de procès des réponses de M. Chapman, souvent pointilleuses et souvent incomplètes, notamment parce que son ange-gardien Potter a fréquemment interrompu les échanges en disant qu'il ne voulait pas interrompre.
Votre serviteur a eu l'impression que l'étoile du témoin Chapman, qui a voulu jouer au plus fin avec les avocats, n'a pas souvent cessé de pâlir durant deux jours.
Un jour, M. Chapman semblait savoir d'instinct quel groupe d'âge aimait applaudir les Spice Girls, et le lendemain, il n'avait plus aucune idée de l'âge moyen des auditoires de Much Musique ou de Musique Plus.
Que faut-il croire d'un témoin qui refuse de dire si un document de 1985 reflète la position de la compagnie en son temps, en faisant valoir qu'il n'est pas entré au service de ladite compagnie avant 1988, mais qui n'hésite pas à disserter sur ce que pensait la compagnie entre 1958 et 1964, alors qu'il est né en 1964 et n'appuie son témoignage que sur des ouï-dire ?
Que faut-il penser d'un scientifique de formation à qui le juge lui-même a dû faire admettre que la nicotine est une drogue ?
Un mutisme illégal ?
Comme plusieurs autres cadres ou anciens cadres de compagnies de tabac, Steve Chapman a dit que la position de sa compagnie était de laisser le gouvernement parler seul aux fumeurs ou au reste du public à propos des méfaits sanitaires de l'usage du tabac.
Le contre-interrogatoire du témoin de la semaine a de nouveau été une occasion de mettre en lumière que l'industrie s'est battue bec et ongles pour que les mises en garde sanitaires sur les paquets soient attribués à quelqu'un, et surtout pas à elle. (En fin de compte, les mises en garde ont été libellées ainsi: Santé Canada considère que ...)
Comme il l'avait fait avec le témoin Ed Ricard en mai 2012, Me Trudel a montré à M. Chapman un extrait de la Loi réglementant les produits du tabac (LRPT), entrée en vigueur en janvier 1989 (et qui a été remplacée en 1997 par l'actuelle Loi sur le tabac).
L'article 9, paragraphe (3) de la LRPT stipule que les conditions de l'étiquetage des paquets prévus dans la loi n'ont pas pour effet de relever le fabricant ou le distributeur de son obligation d'avertir les consommateurs des effets sanitaires des produits.
Qu'est-ce que le juge va penser d'un homme que son employeur a chargé de gérer ou de connaître ou de suivre les « affaires règlementaires » en 2005, puis, à partir de 2009, la « conformité » des produits aux lois et règlements, et qui prétend découvrir dans un palais de justice en octobre 2013 l'existence d'un article capital de la Loi réglementant les produits du tabac de 1988 qui a été repris avec peu de changement dans la Loi sur le tabac, et qui n'a jamais été abrogé depuis lors.
Dans la loi en vigueur, où la Partie III s'intitule Étiquetage, c'est l'article 16 qui dit
La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.Il serait prématuré de dire quelle portée l'honorable Brian Riordan donnera dans son jugement final à cette disposition de la législation fédérale. Chose certaine, le juge ne pourra pas éviter la question.
Si le mutisme des cigarettiers est une violation de la loi, l'industrie canadienne du tabac ne pourra pas s'en tirer à aussi bon compte que le témoin de la semaine, car il y a un principe élémentaire du droit qui dit que « nul n'est censé ignorer la loi », un principe que connaissaient déjà les Romains de l'Antiquité, des siècles avant qu'une première compagnie de tabac engage un avocat, puis plusieurs avocats...
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Une deuxième édition relative aux 177e et 178e journées paraîtra à la suite de la présente édition.
La semaine prochaine, le procès est suspendu et il reprendra le 4 novembre.
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