jeudi 10 octobre 2013

172e jour - Un témoin de la défense presque parfait

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(AFl)
Me Craig Lockwood, avocat d'Imperial Tobacco Canada (ITC), a prévenu l'auditoire dès l'ouverture de la journée: il y aura de la répétition aujourd'hui... Tant mieux pour moi qui assiste pour la toute première fois aux audiences: un peu de répétition m'aidera peut-être à entrer dans le dossier tout en douceur.

Pour sa 10e journée de témoignage depuis mars 2012, le témoin Ed Ricard, un ancien cadre récemment retraité d'ITC a tenu les promesses de l'avocat: de la répétition, il y en a eu ce mercredi.

Ed Ricard, qui a 52 ans, a fait toute sa carrière chez ITC. Entré chez le cigarettier en 1982, il y a occupé une kyrielle de fonctions, principalement dans la division du marketing, d'analyste à responsable de groupe de recherche. Avant de prendre sa retraite, il était à la tête du département en charge des stratégies de marketing. Son rôle dans l'entreprise en a notamment été un de prévisionniste (forecaster) chargé de décrypter les tendances du marché et de les anticiper.

Pendant toute la journée, Ed Ricard a rattrapé avec aisance la balle lancée par Craig Lockwood et a été un témoin idéal pour la partie défenderesse en ne sortant pas d'un iota du discours officiel déjà entendu à de nombreuses reprises lors du présent procès, et rapporté ici.


Les jeunes

Son point, répété ad nauseam: la cible de la compagnie de tabac n'a jamais été les jeunes de moins de 18 ans. Pour appuyer ses dires, le témoin Ricard a offert une longue leçon sur l'importance, pour une entreprise, de faire grandir son marché et de le consolider. En un mot, et le témoin ne s'en cache pas: faire de l'argent. C'est d'ailleurs cet argument qu'il a utilisé pour tenter d'expliquer au juge Riordan son point de vue: les jeunes n'étaient pas ciblés par Imperial Tobacco car investir pour convaincre les jeunes de se mettre à fumer aurait été une perte d'argent pour la compagnie. « Cela n'aurait pas eu de sens pour la compagnie de cibler des gens qui ne fumaient pas encore (...) Notre focus était mis sur ceux qui fumaient déjà » (traduction libre)

Selon Ed Ricard, comme il était de notoriété publique que l'industrie du tabac déclinait en raison du contexte politique général qui encourageait les gens à cesser de fumer ou à ne pas commencer, il n'aurait pas été efficace d'aller à l'encontre de cette tendance générale. ITC n'avait ni les ressources, ni l'expertise, pour influencer les tendances fondamentales de la société. Pour paraphraser le témoin: le but du jeu est de faire de l'argent et nous n'investirons pas contre quelque chose qu'on ne peut pas changer, les non-fumeurs ne nous intéressaient pas.

(Une question naïve surgissant à l'esprit d'une blogueuse débutante: comment les non-fumeurs peuvent-ils ne pas intéresser une compagnie de tabac étant donné qu'ils sont les futurs clients ?)


Les « switchers »

Outre les non-fumeurs, il a aussi été question d'un autre groupe-cible (ou non ciblé, c'est selon...) pour les compagnies de tabac: les « switchers », c'est-à-dire les personnes qui ont au cours d'une année essayé plus d'une sorte de cigarettes. C'est un groupe, selon Ed Ricard, que la compagnie voulait essayer de mieux comprendre. Pour appuyer ses dires, Me Lockwood a fait enregistrer une nouvelle pièce au dossier.

Selon ce document daté de 1989, les consommateurs de cigarettes de la catégorie « switcher » représentaient en 1989 10,9 % du marché. Dans ce lot, un infime nombre, selon le témoin, sont en réalité des gens qui commencent à peine à fumer (0,5 % est le chiffre qu'il a lancé), un nombre bien trop infime pour être intéressante financièrement.

Or, il apparaît dans une autre pièce au dossier de la preuve que les groupes de fumeurs qui ont la plus forte propension à changer de marque sont les groupes d'âge des moins de 25 ans (20 %) et des moins de 20 ans (28,9 %).

La question que l'on est en droit de se poser est donc: la compagnie ITC était-elle intéressée à convertir le maximum de ces switchers qui, comme par hasard, se retrouvent proportionnellement plus nombreux dans les groupes d'âge les plus jeunes? Ou, comme l'a laissé entendre Ed Ricard, cette catégorie de fumeurs sans loyauté ne valaient pas la peine qu'on s'intéresse à eux, donc qu'on investisse de l'argent dans des campagnes pour les convaincre? Ce discours a jeté de la confusion dans le témoignage d'un témoin pourtant très bien préparé.


Cigarettes « légères » et souci sanitaire

Le cas des cigarettes « légères » a ensuite été soulevé. C'est un autre thème dont il a été question dans ce blogue, notamment en septembre, ainsi que l'hiver dernier.

Selon Ed Ricard, et conformément à ce qui a déjà été entendu ces derniers mois, l'introduction des cigarettes « légères » n'a jamais encouragé les gens à arrêter de fumer. Les fumeurs choisissent les cigarettes à basse teneur en goudron pour leur goût, point final. Certes, le témoin a concédé que parmi les gens qui choisissent les cigarettes dites légères, quelques uns le font pour des raisons de santé...

Le témoin Ricard a insisté surtout sur le fait que la question de la légèreté des cigarettes est une valeur relative d'une marque à l'autre. (Ainsi par exemple, la Player's légère l'est simplement plus que la Player's filtre régulière, mais pas plus légère que la Medalion régulière.)


Connaître le marché

La volonté de l'industrie du tabac de contrer son déclin et de concentrer ses efforts sur le marketing a été l'un des autres thèmes exploités ce mercredi. Le juge Riordan s'est vu présenter une longue étude datant de 1996, un document concernant le projet Viking et un mémo de 1984 portant le titre évocateur Sauver l'industrie canadienne du tabac (Saving the Canadian tobacco industry).

Sur une invitation de Me Lockwood, Ed Ricard a loué l'inventivité de l'auteur du premier document, Bob Bexon, un homme capable de penser à l'extérieur des sentiers battus et qui utilise notamment le terme révélateur de « pre starter » pour désigner des non-fumeurs qui n'ont jamais fumé...

Pour appuyer ses efforts de mieux cerner qui sont les fumeurs présents et à venir, l'industrie s'appuie sur une multitude de sondages, comme le Continuous Market Assesment (C.M.A.) et un sondage mensuel (Monthly survey) que Me Lockwood et le témoin Ricard ont patiemment décortiqués, même si le juge Riordan, lui, marquait parfois des signes d'impatience, comme quelqu'un qui connaîtrait cette histoire par coeur.

Dans ce genre d'études, qui ont longtemps observé les personnes âgées d'à peine 15 ans, les habitudes des consommateurs, leur âge et leur sexe, ou encore leurs marques de cigarettes favorites présentes et passées sont répertoriées régulièrement.

Des enquêtes comme le C.M.A. constituent, selon le témoin, une source d'information fondamentale pour les compagnies de tabac car elles dressent un portrait des consommateurs. En revanche, elles ont leurs limites: elles ne sont pas valides d'un point de vue statistique car elles ne sont pas représentatives de l'ensemble du Canada.

L'autre élément qui aurait pu rendre ces questionnaires plus pertinents, c'est sans doute la mesure régulière de la perception du risque lié à l'usage du tabac. À une question de l'avocat d'Imperial à ce sujet, Ed Ricard a mentionné que des questions sur la santé étaient posées « de temps en temps » mais que ce n'était pas une mesure jugée importante en termes de prospective et de détection des grandes tendances à venir dans le marché.


Les jeunes, encore

La question de l'âge ciblé par l'industrie a été au coeur des discussions de tout l'après-midi de mercredi. On y a notamment fait référence aux paquets de 15 cigarettes qui ont été introduits sur le marché au début des années 1990 mais retirés peu de temps après à cause, selon le témoin, de la pression des groupes antitabac qui considéraient qu'un tel conditionnement avait été créé pour plaire aux groupes d'âge les plus jeunes. Ed Ricard a immédiatement balayé un tel argument d'un revers de la main, alléguant qu'il s'agissait en fait d'un produit destiné à une majorité de fumeurs qui ne consommait que 15 cigarettes par jour et qui pouvait y trouver des avantages surtout d'ordre économique.

Comme pour illustrer le fait que « les jeunes » (youth) n'étaient absolument pas ciblés par les campagnes de marketing, le témoin a eu le mérite de faire sourire une partie de l'auditoire en déclarant avec aplomb ne jamais avoir eu connaissance de l'acronyme CRY pour désigner une série d'études titrées Consumer Research Youth et produites par des enquêteurs externes pour le compte d'Imperial (pièce datée de 1987 apparue sur les écrans de la salle d'audience).

Dans cette veine, Ed Ricard a même évoqué des campagnes de publicité qui auraient pu cibler de jeunes mineurs et qui avaient été proposées à ITC mais refusées car jugées inappropriées. La défense n'a montré aucun document à l'appui de cette déclaration.

Toujours sur la question de l'âge, Ed Ricard a répété à de nombreuses reprises et toujours avec un ton un peu las que la compagnie avait au fond très peu de renseignements sur les gens âgés de moins de 18 ans, entre autres parce que ces derniers ne participaient à aucun « focus group », car ils n'étaient pas le public-cible de la compagnie. À partir d'avril 1992, cette dernière a même pris la décision de ne plus interviewer les personnes de moins de 19 ans. Pour une fois, Ed Ricard n'a pas été d'accord avec sa hiérarchie et a expliqué au juge Riordan que ce changement avait des implications négatives dans les calculs statistiques et le décryptage des tendances.

Me Lockwood a enfin donné l'occasion au témoin de parler des campagne de prévention de la vente de tabac aux mineurs, comme l'Opération ID menée chez les commerçants. Ed Ricard a dit que ce n'était pas seulement une opération de relations publiques.

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Les avocats des recours collectifs n'ont fait aucun contre-interrogatoire.

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Gaétan Duplessis sera à la barre des témoins aujourd'hui.


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