jeudi 26 décembre 2013

196e jour - Détails additionnels concernant l'épisode de remplacement du dispositif de séchage au Canada

(SGa)
Jeudi, dernière journée d'audience au procès du tabac avant les vacances des Fêtes, les avocats de la partie défenderesse ont cité à comparaître l'ingénieur Robert Robitaille. L'homme qui a été à l'emploi de l'Imperial Tobacco de 2000 à 2002, a été au coeur d'un changement technologique survenu en 2001 et 2002 chez les producteurs de tabac ontariens. Durant ces deux années, 13 000 fours servant au séchage des feuilles de tabac chez les tabaculteurs ontariens ont été équipés d'échangeurs de chaleur pour que les gaz chauds issus de la combustion du gaz naturel n'aillent pas directement sur les feuilles à sécher.

Ce nouveau dispositif visait à réduire, dans le tabac séché livré aux cigarettiers, la présence de nitrosamines, une substance cancérigène qui se retrouvait plus abondante par l'exposition directe du tabac aux gaz d'échappement, qui sont des gaz chauds mais chargés d'oxydes d'azote. Cette conversion, réalisée au coût de 80 millions de dollars à l'époque, s'est accompagnée de toute une saga imbriquant l'économique, le social et la politique. Nous y reviendrons. Mais d'abord, rappelons un peu les faits qui ont mené à ce changement technologique.

Retour en arrière 

Les nitrosamines et les séchoirs à tabac ont déjà retenu notre attention dans ce blogue. Lors de la 181e journée d'audience, l'interrogatoire du scientifique en chef de R. J. Reynolds Tobacco, Jeff Gentry, par l'avocat de JTI-Macdonald, Guy Pratte, a montré qu'avant le séchage au gaz naturel, on séchait le tabac en brûlant du charbon, du fioul pour diesel ou du kérosène. Mais comme la fumée issue de ces combustibles aurait donné un goût exécrable au tabac, on l'évacuait par des cheminées et on chauffait les feuilles INDIRECTEMENT avec la chaleur dégagée. C'est dans les années 1970 que les tabaculteurs cherchèrent à diminuer leur coût énergétique en passant au gaz naturel et en envoyant les gaz d'échappement chauds directement sur les feuilles. Jeff Gentry avait souligné que l'industrie du tabac ne savait pas à cette époque que le séchage direct accroissait la teneur en nitrosamines dans le tabac (le tabac contient naturellement de petites concentrations de ces substances). La solution du 21e siècle a consisté à remplacer les dispositifs fautifs par des échangeurs de chaleur. Cet accroissement de la présence de nitrosamines dans le tabac a été découvert en 1998, a affirmé le témoin Robitaille à l'avocate Nancy Roberts d'Imperial Tobacco Canada, en charge de l'interrogatoire. Pendant des années, les scientifiques ont cru que ces nitrosamines dans le tabac étaient le résultat d'une conversion chimique causée par des microbes présent sur les feuilles, disait Jeffery Gentry, lors de la 181e journée d'audience.

L'ingénieur Robitaille à la rescousse 

À la fin des années 1990, l'Ontario Flue-Cured Tobacco Growers Marketing Board (OFCTGMB), qui est le regroupement des producteurs de tabac ontariens, a cru qu'il fallait intervenir dans le dossier du séchage des feuilles de tabac. Le problème des nitrosamines était connu, médiatisé et certains pays comme les États-Unis discutait de la possibilité de convertir les fours afin de réduire la teneur en nitrosamines. L'industrie canadienne du tabac, surtout concentrée dans le sud-ouest de l'Ontario, ne voulait pas être pénalisé commercialement par un retard technologique. Elle compte 1300 producteurs de tabac et 9 000 travailleurs, auxquels il faut ajouter 17 000 ouvriers saisonniers. Début 2000, l'ingénieur Robert Robitaille fut donc mandaté par le comité appelé Tobacco Adsivory Committe pour opérer ce changement technologique. M. Robitaille connaissait bien la machinerie d'usine puisqu'il avait été gérant de grandes installations à Guelph et à Aylmer, en Ontario. Au départ, deux technologies étaient examinées. La plus simple a été choisie, a relaté le témoin Robitaille (en anglais). De plus, elle donnait les mêmes résultats que l'autre technologie évaluée.

Une technologie coûteuse pour les producteurs 

Un obstacle important est tout de suite apparu: les coûts. On évaluait à l'époque les coûts de ce changement à 100 millions de dollars. Or, l'OFCTGMB jugeait ce coût très élevé et se disait incapable de l'assumer seule. « Il aurait aimé que le coût soit réparti entre quatre acteurs du monde du tabac: le gouvernement fédéral (25%), le gouvernement provincial (25%), les cultivateurs (25%) et les cigarettiers (25%),» a affirmé Robert Robitaille.

L'OFCTGMB a donc tenté par la suite d'intéresser les gouvernements et l'Industrie à sa cause, mentionnant l'important secteur économique qui était en jeu. Une correspondance abondante s'en est suivi dont quelques lettres qui ont été présentées par Me Nancy Roberts lors de l'audience. « Le résultat de ce démarchage a été plutôt décevant, a admis le témoin Robitaille. L'arrangement proposé par l'OFCTGMB (25-25-25-25) ne s'est jamais concrétisé. Le gouvernement fédéral n'a jamais mis un sou, le gouvernement ontarien 10%, les compagnies de tabac 20% et les producteurs ont fourni le reste.» (traduction libre)

Lorsque Me Philippe Trudel de la partie demanderesse a demandé Robert Robitaille si son groupe n'aurait pas du mettre l'argent en premier pour encourager les autres à faire de même et permettre une action plus rapide dans le dossier, le témoin a répondu: « Nous avons employé cette tactique délibérément afin de mettre de la pression sur le gouvernement ontarien pour qu'il investisse lui aussi. Le gouvernement a répondu à l'appel, mais plus faiblement que souhaité.» (traduction libre)

Un investissement pertinent?

Parallèlement à ces démarches, l'OFCTGMB s'est aussi questionné, à l'époque, sur la pertinence de faire un tel investissement. Dans une lettre envoyée au sous-ministre fédéral de la santé de l'époque, David Dodge, datée de novembre 2000, (pièce au dossier 20031) l'organisme écrit qu'il n'y a pas d'évidence scientifique que le changement de four aura pour effet d'améliorer la santé des fumeurs. La question est pertinente encore aujourd'hui quand on sait que la fumée de cigarette contient 50 composés reconnus cancérigènes. Cette question, Me Trudel l'a aussi posé à Robert Robitaille lors de l'audience. Selon le témoin, tout ingénieur qui est au courant qu'il peut améliorer un procédé industriel dangereux pour la santé de la population, doit entreprendre ce changement. Ainsi, avec les informations que le milieu scientifique possédaient à l'époque, c'était la meilleure chose à faire, selon le témoin.

Rappelons que tous les événements examinés lors de cette journée d'audition se sont déroulés APRÈS LA PÉRIODE couverte par les recours collectifs, laquelle va de 1950 à 1998. Autrement dit, peu importe le comportement des trois cigarettiers après cette période, ils doivent se défendre contre ce qui leur est reproché et qui s'est passé AVANT.

Les avocats des compagnies ont néanmoins jugé qu'il fallait en passer par ces événements du 21e siècle pour faire avancer la défense, et le juge Riordan laisse faire.

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Déroute pour les cigarettiers étrangers

Six compagnies de tabac étrangères ont essuyé récemment un autre défaite en cour. La Cour suprême du Canada a refusé, le 17 décembre dernier, d'entendre un appel demandé par six entreprises de tabac étrangères qui souhaitaient se soustraire à un recours intenté contre elle par le gouvernement de l'Ontario. Cette poursuite a pour objectif de récupérer des milliards de dollars en dépenses des régimes d'assurance-maladie publique attribuables aux méfaits causés par la cigarette.

British American Tobacco (Investment) Ltd., B.A.T. Industries PLC, British American Tobacco PLC, Carreras Rothmans Ltd., R.J. Reynolds Tobacco Co. et R.J. Reynolds Tobacco International arguaient qu'elles sont des entités étrangères et que, par conséquent, le gouvernement de l'Ontario n'avait pas juridiction pour entreprendre des réclamations contre elles.

Les audiences sont suspendues pour le temps des fêtes et reprendront le 13 janvier prochain.