mercredi 11 décembre 2013

192e jour - Les croyances dans les ministères et l'activité de l'industrie

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens devant la Cour supérieure du Québec au palais de justice de Montréal, le témoignage de Bryan Zilkey, un ancien chercheur du ministère fédéral de l'Agriculture de 1969 à 1994, s'est terminé mardi au bout d'une demi-journée.

Lundi et encore mardi, les procureurs des recours collectifs ont soulevé très peu d'objections mais parfois laissé échapper de petites remarques moqueuses à propos de l'insignifiance des réponses que le témoin, même avec la meilleure volonté du monde, pouvait apporter aux questions de l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Valerie Dyer. Après avoir écouté trop de questions sur des détails apparemment insignifiants, un avocat des recours collectifs ordinairement des plus sérieux a demandé: « Allez-vous lui demander ce qu'il y avait au menu de la rencontre ? » Mais il y avait une pointe de lassitude dans la saillie.

Le juge Riordan lui-même, qui a parfois demandé à l'avocate d'Imperial où ses questions menaient, ne paraissait pas d'humeur à vouloir réprimander les avocats des recours collectifs, et c'est uniquement l'espérance raisonnable d'une fin prochaine, promise par l'avocate, qui semble l'avoir empêché d'interrompre la prestation du duo Dyer-Zilkey.

Quand l'avocate de la défense de l'industrie a eu fini, un peu plus vite que prévu, bien qu'on ne se soit pas vraiment aperçu qu'elle ait rempli sa promesse de changer le moindrement la teneur de son interrogatoire, la partie demanderesse a annoncé qu'elle ne ferait pas du tout de contre-interrogatoire. Le juge n'a pas eu non plus de questions. Bon vent, M. Zilkey.


Une stratégie de réduction des méfaits qui a mal tourné ?

L'ennuyant passage d'un troisième témoin interne des activités d'Agriculture Canada laisse cependant dans son sillage de nouvelles pièces au dossier de la preuve qui montrent qu'au milieu des années 1970, le ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social mettait encore beaucoup d'espoir dans le remplacement des cigarettes traditionnelles par des cigarettes à basse teneur en goudron, que des compagnies de tabac mettaient déjà en marché sous les désignations de « légères » ou « douces ».

L'auteur du blogue n'est pas du tout certain que le juge Riordan, après un an et demi d'instruction, ait été irrémédiablement averti, par un témoin ou une pièce au dossier, que l'idée d'une cigarette moins dangereuse pour la santé a d'abord été celle des compagnies-soeurs des compagnies canadiennes aux États-Unis, bien avant d'être une idée chez certains fonctionnaires fédéraux canadiens.

Or, il se trouve qu' « au gouvernement », Bryan Zilkey et ses compères de la ferme expérimentale de Delhi n'ont pas été seuls à croire à cette idée. À l’œuvre auprès puis au sein du ministère fédéral de la Santé dans les années 1960 et 1970, le médecin Harold Colburn y croyait aussi.

L'historien Robert John Perrins, témoin-expert de l'industrie, s'était efforcé de bien mettre le « Dr Colburn » en évidence dans son rapport versé en preuve en août dernier. Le nom est réapparu mardi sur les écrans de la salle d'audiences.

Dans une lettre de 12 pages adressée le 21 février 1975 au chercheur Brian Cox, une lettre qui ressemble souvent à un plaidoyer (pièce 40347.59), le Dr Colburn situait dans un vaste contexte le programme de son ministère, en collaboration avec le ministère de l'Agriculture et l'Université de Waterloo, pour développer des cigarettes moins risquées pour la santé, entre autres parce qu'elles devaient contenir moins de cet ensemble de substances toxiques désigné alors sous le nom de goudron.

Depuis la parution en 2001 de la célèbre « Monographie 13 » du ministère de la Santé des États-Unis, il ne reste peut-être plus personne dans le monde de la santé publique qui croit à l'existence d'un effet bénéfique détectable de l'usage des cigarettes à teneur réduite en goudron. Dès le début des années 1980, le scepticisme et la prudence étaient déjà suffisamment forts à Santé Canada pour inspirer à ce ministère de retirer son appui financier au programme promu antérieurement par le Dr Colburn. Agriculture Canada a continué seul. Il reste qu'on n'en était pas là en 1975.

pièce 40347.59, page 9
En 1975, le Dr Colburn doutait que la prévalence du tabagisme chez les Canadiens et les Canadiennes puisse chuter substantiellement et rapidement; il croyait que les filtres retenaient une partie de la nicotine, que la réduction souhaitée de la teneur en goudron entraînerait une réduction additionnelle de la teneur en nicotine, que les fumeurs pouvaient compenser un manque trop grand de nicotine en fumant plus de cigarettes, et il préconisait que le mélange de tabac incorporé dans les cigarettes contienne à la fois moins de goudron et PLUS de nicotine, de manière à ce que la fumée inhalée contienne beaucoup moins de goudron et juste un peu moins de nicotine (que les cigarettes « traditionnelles »).

Ambitieuse alchimie ? Naïveté de croire que l'industrie n'allait pas tricher en ayant l'air de se prêter au jeu ?  Le Dr Colburn ne pourra pas raconter sa version des faits puisqu'il est décédé en octobre 2011 à l'âge de 85 ans.


Un nouveau rapport d'expert à venir

Le jeudi 5 décembre dernier, les avocats des deux camps ont débattu de l'utilité d'ajouter au dossier de la preuve en demande un rapport d'expert à demander au Dr David Burns, le professeur de médecine californien qui a dirigé la rédaction scientifique de la Monographie 13.

Originalement, David Burns figurait parmi les experts médicaux que voulait convoquer le gouvernement du Canada, quand ce dernier était impliqué dans le présent procès comme défenseur en garantie des compagnies de tabac intimées. Un premier rapport d'expertise pondu par le Dr Burns avait circulé entre les parties dès avant l'ouverture du procès. Le juge Riordan, à la suite d'un débat entre la Couronne fédérale et les cigarettiers, avait demandé des retranchements à ce rapport d'expertise de David Burns, lequel rapport ne fut finalement jamais versé en preuve, en conséquence de la mise hors de cause de la Couronne fédérale par la Cour d'appel du Québec à l'automne 2012.

Les avocats des recours collectifs ont souhaité faire témoigner le Dr Burns depuis qu'un expert de la défense, le physiologiste de formation Michael Dixon, en septembre dernier, s'est livré à une critique fondamentale de la Monographie 13.

Mardi, le juge Riordan a manifesté son approbation d'une demande à David Burns de répondre aux critiques de Michael Dixon et des cigarettiers. Le juge a aussi autorisé la défense à produire une contre-expertise additionnelle après.

Les pessimistes craindront que cela allonge le temps nécessaire à l'instruction de la preuve; les optimistes se diront que de toutes ces nouvelles contributions pourraient remplir le calendrier avec une substance moins diluée que ce qu'on a vu certains jours.