samedi 11 juillet 2015

Les trois cigarettiers condamnés tentent de convaincre la Cour d'appel du Québec d'annuler une ordonnance d'exécution provisoire du juge Riordan

Les compagnies Imperial Tobacco Canada limitée (ITCL), Rothmans, Benson & Hedges inc. (RBH) et JTI-Macdonald Corp. ont tenté jeudi de persuader une formation de trois juges de la Cour d'appel du Québec d'annuler l'ordonnance d'exécution provisoire contenue dans un jugement final de la Cour supérieure du Québec dans une affaire opposant les trois compagnies à des victimes du tabagisme.

Dans un jugement rendu public le 1er juin dernier, l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a condamné  les trois principaux cigarettiers du marché canadien à verser auxdites victimes des dédommagements compensatoires de 15,5 milliards $C et des dommages punitifs de 131 millions. Le jugement de première instance de 276 pages (suivies de leur version française) contient aussi une ordonnance de verser dans un compte en fiducie dans les 60 jours (suivant le 8 juin, date du jugement retouché), nonobstant appel d'une ou l'autre des parties, la totalité des pénalités et un premier milliard de dollars de dédommagement. Les trois compagnies ont interjeté appel du jugement Riordan sur le fond, mais l'appel ne sera évidemment pas entendu en 2015.

Aux juges Marie-France Bich, Paul Vézina et Mark Schrager de la Cour d'appel du Québec, les trois compagnies de tabac ont fait valoir qu'elles n'étaient pas en mesure de verser les 1,1 milliard de dollars exigés. De leur côté, les avocats des recours collectifs se sont efforcés de montrer la justesse du jugement Riordan et ont mis en doute les allégations des appelants.

Ce n'est pas la première fois que la juge Bich et le juge Vézina voient des avocats de l'industrie du tabac plaider devant eux la cassation d'un jugement interlocutoire ou d'un jugement final de la Cour supérieure. Marie-France Bich les a entendus en 2014 et Paul Vézina il y a tout juste quelques semaines.

Comme matière à juger, les trois magistrats avaient aussi devant eux des requêtes de deux compagnies au sujet de la procédure à adopter jeudi en rapport avec la confidentialité supposément nécessaire de certains des renseignements financiers à examiner par le tribunal.

Fort heureusement pour le public qui emplissait la salle d'audience, -- au point où des sièges ont été ajoutés à dernière minute avant l'ouverture de la séance --, les juges ont, après être ressortis de la salle et après un bref conciliabule en privé, exclu d'entendre les parties à huis clos. En revanche, ils ont imposé aux personnes présentes dans la salle de ne pas divulguer des renseignements confidentiels s'il leur arrivait d'en entendre, et aux plaideurs de s'en tenir à l'oral à ce qui pouvait être révélé en matière financière sans causer de préjudice aux compagnies appelantes.

L'auteur de ce blogue ne croit pas avoir entendu quoi que ce soit durant l'audition qui ne soit pas déjà contenu dans des documents qui sont par définition publics, comme le jugement du 4 décembre 2013 de l'honorable Robert Mongeon sur les finances de JTI-Macdonald, ou les déclarations financières faites périodiquement par les multinationales du tabac aux investisseurs en vertu de la réglementation des places boursières de Londres, de New York et de Tokyo.

Les avocats des recours collectifs semblaient s'être préparés à plaider dans les conditions finalement imposées par le tribunal. Il est cependant possible que la règle de conduite floue décidée jeudi par les trois juges ait eu pour effet de faire s'auto-censurer inutilement des journalistes peu familiers avec le dossier et respectueux des tribunaux. On peut déplorer cet effet. Par comparaison, à plus d'une reprise durant le long procès qu'il a présidé, le juge Riordan a au contraire montré qu'il considérait le public comme une tierce partie légitimement intéressée à l'affaire, comme potentiellement à n'importe quelle affaire devant une cour de justice, et qu'il ne suffisait pas de satisfaire ou d'arbitrer les désirs des deux parties qui plaident, pour faire la justice dans un pays libre.


Des maisons-mères à servir avant les justiciables

Rappelons qu'ITCL appartient à 100 % à British American Tobacco, qui a son siège social à Londres. De son côté, la compagnie RBH est une filiale à 100 % de Philip Morris International, dont le siège social est à Lausanne, en Suisse, mais dont les actions sont échangées à la Bourse de New York. Quant à JTI-Macdonald (JTIM), elle appartient à 100 % à Japan Tobacco International, de Genève, en Suisse, mais cette dernière compagnie est à son tour une filiale à parts entières de Japan Tobacco, dont le quartier général est à Tokyo.

Grosso modo, si les trois juges de la Cour d'appel doivent croire les procureurs de RBH (Me Simon Potter), d'ITCL (Me Mahmud Jamal) et de JTIM (Me Guy Pratte), les cigarettiers canadiens sont tous les trois incapables de verser dès cet été un total de 1,1 milliard $C dans un compte en fiducie qui servirait à indemniser les membres des collectifs de victimes du tabac sans attendre la fin du long processus des appels au fond du jugement Riordan. (Des appels à être entendus d'abord par la Cour d'appel du Québec à une date encore inconnue, puis possiblement par la Cour suprême du Canada, si une partie est déçue du jugement du plus haut tribunal du Québec.)

Ne pas casser l'ordonnance d'exécution provisoire du juge Riordan acculerait les trois appelantes à la faillite dès à présent et les priverait de leur moyen de défense, font valoir les avocats de l'industrie. Le juge Vézina n'a pas manqué de faire remarquer au vétéran Simon Potter, qui plaidait le premier, que l'exécution du jugement seulement aux termes des appels, vraisemblablement au bout de six ou sept ans, feraient en sorte que plusieurs des personnes à indemniser mourraient des suites de leur tabagisme avant d'avoir vu un cent leur être versé, d'autant que leur cause est devant le système de justice depuis 1998.

Aux yeux de Me Gordon Kugler, qui représente les victimes du tabac, les cigarettiers du marché canadien choisissent de se priver artificiellement des moyens de payer en ne cessant pas de transférer massivement leurs substantiels profits annuels à leurs maisons-mères à l'étranger. Au terme d'un litige qui dure depuis 17 ans, l'industrie ne peut pas non plus prétendre qu'elle n'avait pas prévu avant juin dernier de faire des provisions en vue d'un jugement de Brian Riordan qui pouvait être défavorable. Me Kugler et Me Bruce Johnston ont souligné que l'argent à débourser immédiatement ne représente que 7 % de la somme totale des condamnations (ou par exemple, concernant les dédommagements compensatoires, 10 000 $ sur 250 000 pour une victime d'emphysème). Me Johnston a rappelé qu'à l'hiver 2014, son camp demandait même que 25 % du montant des condamnations soit versé à titre provisoire. Quant aux montants totaux, ils ont été fixés par le juge après qu'il ait examiné les capacités de payer de chacune des compagnies, en présence de toutes les parties au procès. À ce moment, les cigarettiers qui se prétendent maintenant menacés de faillite sans l'aide de leurs maisons-mères n'ont jamais plaidé leur possible insolvabilité.

Comme pour confirmer l'analyse des avocats des recours collectifs, Me Potter et Me Jamal, lors de leur réplique, ont référé aux obligations que les compagnies canadiennes ont vis-à-vis des actionnaires des compagnies-mères. Me Jamal a tenté de justifier l'intervention de British American Tobacco qui a récemment réglé à l'amiable pour plus d'un demi-milliard $US une réclamation présentée à l'une de ses filiales américaines. Une décision d'affaires, semble-t-il.

Les trois juges ont manqué de peu de se faire dire que la rentabilité des compagnies doit passer avant l'obligation de réparer ses torts créée par un ordre d'une cour de justice.


Abus de pouvoir ?

Les avocats des cigarettiers ont expliqué à la Cour d'appel que même si les compagnies pouvaient payer, elles ne devraient pas y être obligées puisque l'honorable J. Brian Riordan a outrepassé son pouvoir discrétionnaire de juge en se mêlant d'ordonner une exécution provisoire de son jugement. Me Jamal a indiqué qu'en 40 ans d'existence de la procédure du recours collectif au Québec, il n'y a jamais eu d'affaire ayant fait l'objet d'une ordonnance d'exécution provisoire. Tant Me Jamal que Me Potter ont estimé que le juge Riordan n'était pas devant un cas clair, précis et concret qui aurait justifié, en s'inspirant du Code de procédure civile, d'ordonner une exécution provisoire.

Dans l'autre camp, tant Me Kugler que Me Johnston ont au contraire prétendu, jurisprudence à l'appui, qu'il suffisait qu'un juge de première instance estime le cas sérieux, et pas nécessairement exceptionnel, pour fonder sa décision d'une exécution provisoire d'une condamnation. Au juge Schrager qui signalait ne pas avoir trouvé tel ou tel motif dans le jugement de Brian Riordan, Me Kugler a dit qu'il fallait considérer le jugement dans son ensemble. Plus tard, Me Johnston a rappelé que le juge Riordan avait présidé 50 conférences de gestion impliquant les parties au procès, avant de plonger dans les 253 jours d'audition du procès en tant que tel. L'avocat des recours collectifs a notamment expliqué que le juge de première instance n'avait pas rejeté à la légère les expertises de la psychiatre Dominique Bourget et de l'économiste James Heckman.

Me Johnston s'est surtout employé à réfuter l'argumentation jurisprudentielle de Me Pratte au sujet des « faiblesses » du jugement Riordan. Me Johnston a cité de la jurisprudence qui justifie le juge Riordan dans son interprétation de la Loi sur la protection du consommateur. Pour sa part, Me Pratte avait déploré que le juge Riordan admette que plusieurs personnes étaient au courant des dangers du tabagisme et exige quand même des réparations pour elles, transformant une obligation des cigarettiers de prévenir (des méfaits sanitaires du tabagisme) en obligation de convaincre. Lors de sa réplique finale, Me Pratte a de nouveau mis en lumière la tendance excessive à ses yeux du juge Riordan à s'appuyer sur un apparent gros bon sens plutôt que sur des articles de loi et la jurisprudence.

Quant à Me Potter, il a de nouveau voulu empêcher la presse d'appeler tigre un gros félin orange à rayures noires, après avoir entendu dire par les avocats des victimes du tabac que les cigarettiers canadiens avaient déjà reconnu en 2008 et 2010 leur implication dans la contrebande (du début des années 1990), et payé des amendes.

L'avocat de RBH a affirmé que sa compagnie ne s'était jamais reconnue coupable de contrebande mais de mauvais estampillage ou étiquetage (mislabelling).

Pour mémoire, voici comment le ministère québécois du Revenu présentait la chose en 2008:
les deux manufacturiers paieront des amendes totalisant trois cents millions de dollars parce qu'ils ont reconnu avoir aidé des personnes à vendre ou à posséder des produits du tabac fabriqués au Canada, de 1989 à 1994, qui n'étaient pas empaquetés et qui ne portaient pas l'estampille conforme à la Loi sur l'accise.
(L'auteur du blogue souligne.)

Les deux manufacturiers en question sont ITCL et RBH, et le délit n'a pas l'air d'un accident survenu à l'imprimerie.

JTIM a conclu une entente à l'amiable similaire en 2010.