Les juges Bich, Vézina et Schrager |
Les trois magistrats ont constaté que le jugement de la Cour supérieure n'accordait aucun dédommagement compensatoire aux victimes de la dépendance (recours collectif Létourneau) et écartait déjà la possibilité de verser quoi que ce soit des dommages punitifs à chacune des personnes qui composent ce groupe, parce qu'elles sont près d'un million et que cela équivaudrait à envoyer des chèques de 130 $. Une exécution provisoire du jugement Riordan n'aurait donc pas pour effet de soulager le moindrement les victimes de la dépendance en attendant la fin du processus des appels.
Quant aux victimes d'emphysème ou d'un cancer au poumon ou à la gorge (larynx, hypopharynx et oropharynx), le dédommagement qui leur serait versé de manière provisoire ne correspondrait qu'à 6 % du dédommagement accordé (1 milliard $ sur 15,5 milliards), un montant que les juges d'appel considèrent comme « négligeable », même si cela correspondrait à environ 10 000 $ par personne indemnisée.
Au surplus, il faudrait retourner chercher ces montants dans l'éventualité, que les trois juges n'ont pas voulu écarter, où le processus d'appel sur le fond de la question se concluait par un acquittement d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald.
La Cour d'appel estime qu'elle ne peut pas approuver une exécution provisoire d'un jugement de première instance au motif implicite que les appelantes auraient abusé des procédures, alors que le juge Riordan a lui-même promis d'entendre les parties sur cette question en parallèle des questions principales, ce qu'il n'a pas encore fait.
En substance, les trois magistrats jugent prématuré, alors que l'appel au fond du jugement Riordan n'a pas encore été entendu par la Cour d'appel, de satisfaire l'ambition du juge de première instance de faire en sorte que les compagnies commencent à « payer pour leurs péchés » (« to pay for their sins ») et que les avocats des recours collectifs soient soulagés d'une part du fardeau financier qu'ils supportent presque complètement seuls depuis 17 ans.
Avec une apparente naïveté qui cache peut-être une sérieuse préoccupation, le plus haut tribunal du Québec prend note de la volonté exprimée par les cigarettiers de faire preuve de diligence dans les procédures à venir. Par ailleurs, la Cour d'appel du Québec ne partage pas non plus l'impression du juge Riordan que le processus des appels s'étirera sur six ans, et elle estime que, même si c'était le cas, la possibilité d'un délai ne serait pas une raison suffisante en soi d'accorder une exécution provisoire, sinon cela deviendrait la règle pour tout jugement où serait invoqué l'article 547 du Code de procédure civile. Le tribunal rappelle en outre que l'article 548 de cette loi stipule qu'une exécution provisoire ne peut pas être ordonnée avec pour motif d'acquitter des frais juridiques.
(Par une triste ironie du sort, dans un communiqué de presse émis le 16 juillet dernier, soit une semaine après l'audition devant la Cour d'appel du Québec, et relatif aux résultats financiers du 2e trimestre de 2015, la maison-mère de RBH, la compagnie Philip Morris International (PMI), prévenait ses actionnaires d'un coût de 9 cents étatsuniens par action qui résulterait pour elle du maintien de l'ordonnance d'exécution provisoire du jugement Riordan, comme quoi la multinationale cotée à la Bourse de New York ne laisserait pas sa profitable filiale canadienne faire faillite. PMI a beau jeu de dépanner RBH avant d'enrichir ses actionnaires, après avoir annoncé le 11 juillet pour ce même trimestre d'exercice un dividende de 1 $US par action.)
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Si les principaux cigarettiers du marché canadien ont remporté contre les recours collectifs une première manche en matière de déboursés, ils ont cependant échoué à faire accepter les requêtes d'Imperial et de RBH pour maintenir un voile de confidentialité sur les comptes présentés aux juges et qui pouvaient justifier la prétention d'une incapacité de payer. (JTI-Macdonald n'avait pas présenté une telle requête à la Cour d'appel.)
En substance, la Cour d'appel considère qu'il n'est pas suffisant pour un justiciable de prétendre que la divulgation des renseignements comptables lui cause un préjudice commercial. Il faudrait que l'appelant prouve que la liberté de parler publiquement de ces matières et de consulter les documents produits au tribunal est contraire à l'intérêt public. Autrement, le processus judiciaire doit être transparent.
L'arrêt de la Cour d'appel était rédigé en anglais. Le tribunal a eu la courtoisie de rendre publique sa décision après la fermeture du marché boursier de New York et avant l'ouverture des marchés boursiers d'Extrême-Orient.
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*L'auteur de ce blogue a entendu les juristes canadiens prononcer toujours le nom de la juge Bich « biche », comme la femelle du chevreuil, et non « bic », comme le nom du fondateur de l'empire du stylo, du briquet et du rasoir Marcel Bich.