Dans la requête introductive d’instance déposée en septembre
2005, les demandeurs des recours collectifs en Cour supérieure du Québec contre
les cigarettiers canadiens ont annoncé qu’ils ne leur reprochaient pas
seulement d’avoir vendu des produits nocifs pour la santé et qui engendrent (chez
des préadolescents) une dépendance de souvent plusieurs décennies.
Les requérants ont aussi annoncé leur intention de montrer
que les grandes compagnies de tabac savaient tout cela depuis longtemps et ont fait
défaut de prévenir adéquatement le public, ont fait disparaître des preuves qu’elles
possédaient (souvent avant tout le monde) des propriétés et des méfaits de
leurs produits, ont alimenté de fausses controverses et ont répandu des mythes,
par exemple autour de l’utilité sanitaire de cigarettes à faible teneur en
goudron ou en nicotine.
De tout cela découle une réclamation de dédommagements non
seulement compensatoires, mais punitifs.
Selon les requérants, les compagnies n’ont pas seulement été maladroites
ou négligentes, comme bien d’autres personnes physiques et morales l’ont été ou
le sont parfois.
Les défenseurs de l’industrie ne peuvent donc pas s’étonner
et doivent évidemment s’être préparés à un procès où les demandeurs allaient
vouloir parler des connaissances scientifiques que les opérateurs de l’industrie
avaient, et des rapports d’études scientifiques détruits.
L’instruction sur la destruction de documents a commencé
mercredi après-midi et occupé l’essentiel du temps du tribunal hier.
*Dans le présent procès, l’avocat québécois Simon Potter défend les intérêts de Rothmans, Benson and Hedges (RBH).
En septembre 1998, l’Association pour les droits des
non-fumeurs (ADNF) a révélé à la presse canadienne qu’en 1992, Me Potter, qui
conseillait et représentait alors Imperial Tobacco, avait télécopié à la
maison-mère British American Tobacco (BAT) et à un cabinet juridique à Londres,
ainsi qu’à Brown and Williamson à Louisville au Kentucky, un avis de la
destruction à Montréal d’une soixantaine de documents, conformément à la
politique de la compagnie canadienne.
Des journalistes du Globe
and Mail, du Toronto Star et de
l’agence Presse Canadienne rapportèrent la nouvelle dans leur quotidien respectif
et dans Le Devoir. Garfield Mahood et Eric Le Gresley,
respectivement directeur exécutif et avocat conseil de l’ADNF, y prétendaient que
certaines études détruites montraient un lien entre l’inhalation de fumée de
tabac par des souris et l’apparition chez elles de lésions cancéreuses. Autrement dit, c’était exactement le genre
d’études de laboratoire qu’Imperial Tobacco préféraient aux études
épidémiologiques, selon le témoignage
répété et appuyé du directeur des relations publiques Michel Descôteaux, au fil
des deux dernières semaines.
Dans l’édition du 10 novembre 2009 du Canadian Medical Association Journal , le public intéressé a déjà
pu lire un article où David Hammond, Michael Chaiton, Alex Lee et Neil
Collishaw lèvent le voile sur le contenu scientifique d’une partie des
documents dont Imperial Tobacco a souhaité ne plus conserver la moindre copie
au Canada. (article
dans le CMAJ)
Tout l’enjeu fondamental demeure toutefois de pouvoir
produire ces documents devant la Cour supérieure du Québec afin de faire une
preuve judiciaire.
Devant le tribunal hier, l’avocat Bruce Johnston a produit les
télécopies de Me Potter datées de juin et de juillet 1992 (pconvic58), après les avoir fait
authentifier par leur auteur. Le
passage de Me Potter à la barre des témoins s’est cependant arrêté là. Le texte des deux télécopies tient en un
paragraphe suivi d’une liste de codes alphanumériques associés à autant de
documents détruits.
Les télécopies de Me Potter semblent indiquer que la
compagnie canadienne voulait en 1992 garder ouverte la possibilité de demander
en cas de besoin, à la maison-mère de Londres ou à la compagnie-sœur de
Louisville, des copies des documents détruits.
Pourtant, au 22e jour de mars 2012, non seulement
la partie défenderesse n’a pas encore livré ces documents utiles à la preuve,
mais elle a transmis aux demandeurs plusieurs listes différentes, contenant
parfois jusqu’à 100 documents, de sorte que c’est un problème de préciser les
demandes.
Hier, la tension était forte dans la salle 17.09 du palais
de justice de Montréal, et le patient sourire du juge Riordan ou une
humoristique remarque de Me Potter adressée à ses confrères de la défense n’ont
pas suffi à détendre l’atmosphère.
À la reprise des débats devant la Cour le 2 avril, Me
Deborah Glendinning devra avoir trouvé comment expliquer au juge Riordan que la
défense d’Imperial Tobacco est allée jusqu’à ne pas fournir à la partie demanderesse
le communiqué de presse du 18 septembre 1998 où le responsable des relations
publiques d’ITCL, Michel Descôteaux répliquait aux allégations de l’ADNF. Michel Descôteaux a tout de même pu témoigner hier qu’il n’avait
jamais eu vent d’une destruction de documents avant que l’ADNF fasse une sortie
publique sur l’affaire.
Me Bruce Johnston et Me André Lespérance ont exprimé leur
regret que la stratégie de défense des compagnies de tabac force la partie
demanderesse à utiliser de plus en plus des procédés qui consomment inutilement
beaucoup de temps, ce dont les procureurs d’ITCL, de JTI-Mac et de RBH se
plaignent déjà régulièrement.
En fin de journée, le juge a fait une allusion à
l’enfermement dans un sous-marin et à la nécessité d’une atmosphère plus sereine.
Rôle du CTMC et désinvolture
Le témoignage de Michel Descôteaux s’est tout de même poursuivi et terminé, et fait ressortir des points intéressants sur d’autres sujets que la destruction de rapports de recherche scientifique.
Plusieurs pièces ont tout de même été versées dans le dossier de la preuve, dont une lettre de janvier 1989 au patron du Conseil canadien des
manufacturiers de produits du tabac (CTMC) dans laquelle un haut cadre de RBH
se plaint de la place prise par l’organisme commun aux trois grands
cigarettiers canadiens, notamment au sujet de la taxation. Michel Descôteaux a aussi écrit sur le même
sujet, pour préconiser au contraire un renforcement des missions du CTMC.
Me Johnston a aussi obligé Michel Descôteaux à se pencher
sur un rapport confidentiel fraîchement sorti du département du marketing
d’ITCL qui lui a été envoyé en février 1992.
On y trouve des statistiques montrant la baisse, inquiétante pour
l’industrie, de l’« incidence» (sic) du tabagisme dans la population. Le procureur des plaignants a voulu savoir si
les raisons d’une telle tendance avaient été discutées dans l’entreprise. Le directeur des relations publiques ne s’en
souvient pas. D’ailleurs, il a prétendu
que cela ne l’intéressait pas vraiment.
À la fin du témoignage de Michel Descôteaux, qui aura duré sept
jours au lieu de trois, le juge Riordan a présenté des sortes d’excuses au
témoin pour le temps qu’il avait dû passer au tribunal. Mais par souci de ne pas faire porter le
blâme uniquement par les avocats des deux parties, les uns avec leurs
questions, les autres avec leurs objections, le juge a enveloppé dans une
taquinerie sur le métier de relationniste un blâme très net à Michel Descôteaux
pour sa façon de répondre.
L'ancien grand manitou des affaires publiques chez Imperial peut retourner à sa retraite floridienne,
mais ne devra pas s’étonner si le tribunal lui demande de revenir.« Pas nécessaire de m'envoyer un subpoena, commente le grand amateur d'échecs qu'est Michel Descôteaux. Un coup de fil suffira.»