Même si l’industrie du tabac au Canada s’est très souvent
plainte d’être très réglementée, les fumeurs les plus curieux sont loin de
savoir ce qu’ils fument avec une précision égale à ce que les consommateurs
canadiens de beurre d’arachide peuvent savoir en lisant l’étiquette du pot. (L’auteur de ce blogue emprunte la
comparaison avec le beurre d’arachide au témoin entendu au procès de Montréal
depuis le 13 mars, Michel Descôteaux. La
comparaison a été reprise hier par le procureur Bruce Johnston.)
Il y a belle lurette que les feuilles de tabac séchées et
hachées fin ont cessé d’aboutir aux lèvres des fumeurs, ou dans leur bouche ou
leur nez, sans que certaines substances soient ajoutées pour garder au «
mélange » un certain degré d’humidité, pour le préserver contre un
pourrissement ou une fermentation précoce, et pour l’aromatiser, subtilement ou
ostensiblement. Tout cela sans parler du
papier des cigarettes et des filtres.Au Canada, en 1985, les cigarettiers ont été obligés par la loi de reconnaître que des humectants, des préservatifs, des aromates et d’autres additifs sont utilisés à plus ou moins fortes doses dans la fabrication des produits qu’ils offrent. Ils considèrent toutefois comme un secret commercial la composition précise des cigarettes.
Lorsque le chimiste américain Jeffrey Wigand a voulu, au milieu des années 1990, pouvoir dire en public, et a dit, que des cigarettiers ajoutent des petites quantités de coumarin à certains mélanges, son employeur, Brown and Williamson de Louisville au Kentucky, une filiale de British American Tobacco (BAT), ne l’a pas accusé de proférer un mensonge, même si le coumarin est surtout connu du public en tant qu’ingrédient du poison à rat. Ce que les avocats du tabac ont reproché à Wigand, c’est de violer son engagement de garder secret la composition précise des cigarettes.
Le coumarin et les cigarettiers canadiens
La 7e journée du procès de Montréal s’est ouverte
par un débat entre avocats pendant que le témoin poireautait dans le corridor. Finalement, Michel Descôteaux a été rappelé à
la barre des témoins.
Le 2 mai 1985, Michel Descôteaux, le responsable des
relations publiques d’Imperial Tobacco au Canada, transmettait à Jean-Louis
Mercier, le président du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac
(CTMC), une note accompagnée de la version datée du 1er mai d’une
série de questions possibles et de réponses suggérées concernant les additifs
contenus dans les produits du tabac vendus au Canada.
L’avocat des recours collectifs Bruce Johnston s’est efforcé
mercredi de faire parler l’ancien relationniste des questions et réponses dans
ce document, et surtout de celles contenues dans une version préliminaire du
document, datée du 29 avril, une version marquée par de multiples annotations
manuscrites, dont Michel Descôteaux a reconnu être l’auteur.
En plusieurs endroits de la version du 29 avril, le chef des
relations publiques se proposait de remplacer les mots Imperial Tobacco par Your
company, et il a fini par admettre devant le tribunal que cette
modification et d’autres visaient à rendre les questions-réponses utilisables
par l’ensemble des cigarettiers. La version du 1er mai montre que
les révisions envisagées par Descôteaux y ont été incorporées.
Le brouillon du 29 avril prévoyait aussi d’aborder la
question de la présence de certains additifs particuliers dans les produits du
tabac au Canada, dont par exemple la gomme laque, le macis, la térébenthine et
le coumarin. Une brève description
rassurante des additifs donnés en exemple devait suivre.
Michel Descôteaux se proposait de biffer la mention du
coumarin et de fournir la description de seulement trois substances. La description rassurante de la gomme laque,
du macis et de la térébenthine se retrouve effectivement dans la version du 2
mai, et pas celle du coumarin. Sauf que
le nom de la chose maudite est resté mentionné dans la question, avec les trois
autres substances.
L’ancien chef des relations publiques d’Imperial a reconnu
qu’il n’était pas logique de nommer quatre substances et d’en décrire
trois. « Si vous aviez révisé le texte
final, vous auriez retiré la mention du coumarin ? », a demandé Me Johnston à Michel
Descôteaux. Le témoin a fini par dire
qu’il n’avait pas d’explication à donner, ce qui a été souvent sa façon des
derniers jours de ne répondre ni oui ni non.
Concernant le coumarin, la version du 29 avril lue et
annotée par Descôteaux contenait une question-réponse renvoyant les curieux à
un Institut du tabac (Tobacco Institute,
dans le texte). Ce paragraphe était
disparu de la version du 1er mai.
Pourtant, le responsable des relations publiques d’ITCL a déclaré la
semaine dernière de ne pas connaître l’existence du Tobacco Institute.
Ce n’était pas la dernière fois que le chef des relations
publiques d’ITCL se montrait précautionneux à propos des additifs et en matière
de divulgation de renseignement par les filiales de l’empire BAT.
Le 22 novembre 1995, Michel Descôteaux a signé un communiqué
de presse d’Imperial Tobacco à propos d’une émission de télévision de la chaîne
américaine CBS où le chimiste Jeffrey Wigand est interviewé par le journaliste
Mike Wallace. À ce moment, l’émission
n’avait pas encore été diffusée, parce que CBS avait peur d’être poursuivi par
Brown and Williamson, mais son contenu a
filtré dans des journaux américains. Le
communiqué dit qu’Imperial n’utilise le coumarin que dans les cigares, en
petites quantités.
Le 5 février 1996, le lendemain de la diffusion de
l’interview de l’ancien vice-président à la recherche de Brown and Williamson,
Jeffrey Wigand, à l’antenne de CBS, le chef des relations publiques d’Imperial
Tobacco à Montréal a livré à la haute direction un bref argumentaire
questions-réponses à propos du coumarin au Canada et de la sécurité personnelle
de Wigand.Souci des échos
Quand le procureur des requérants a voulu interroger Michel Descôteaux concernant les propos qu’il a tenus à un journaliste et qui furent rapportés dans Le Devoir du 16 septembre 1998, le témoin a dit qu’il ne se rappelait plus de l’interview et les procureurs des cigarettiers se sont opposés à l'interrogatoire.
Théoriquement, les parties n’ont qu’une seule personne à
convaincre de la justesse de leurs vues : le juge. Pourtant, comme l’a souligné Me Johnston plus
tôt cette semaine, les procès au Canada ne se tiennent pas à huis clos, et les
deux parties sont évidemment soucieuses de ce que pourrait penser le grand
public. Le problème fondamental est que
les procureurs des compagnies de tabac semblent vouloir filtrer au maximum ce
qui sortira du procès, alors que la partie demanderesse est heureuse de faire
sortir autant de renseignements que possible.
Tout cela en respectant les lois.
L’interrogatoire de Michel Descôteaux se termine aujourd’hui.