lundi 16 novembre 2015

Le juge Riordan est autorisé par la Cour d'appel à réunir les parties, mais pas pour décider des modalités d'application de son jugement de juin

Par un arrêt unanime rendu public vendredi, trois juges de la Cour d'appel du Québec autorisent le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec à réunir de nouveau les parties dans la cause qui oppose depuis 1998 les trois principaux cigarettiers du marché canadien à deux collectifs de fumeurs québécois victimes des pratiques commerciales de l'industrie du tabac.

Cependant, les juges Marie-France Bich, Manon Savard et Mark Schrager ordonnent au juge Riordan, ou à tout autre juge de première instance qui pourrait éventuellement le remplacer, d'attendre que l'appel au fond du jugement Riordan de juin dernier ait été entendu et jugé par la Cour d'appel du Québec avant qu'il puisse décider des modalités pratiques du versement des dommages compensatoires et punitifs prévus au jugement de juin. La Cour d'appel semble assimiler de tels préparatifs à une exécution immédiate du jugement et invoque l'article 497 du Code de procédure civile qui stipule que
497. Sauf les cas où l'exécution provisoire est ordonnée et ceux où la loi y pourvoit, l'appel régulièrement formé suspend l'exécution du jugement.  (...)
Les juges se disent aussi préoccupés par l'économie des ressources judiciaires. Si Riordan décidait de préparer le terrain à une décision favorable des tribunaux d'appels et que les compagnies de tabac gagnaient en fin de compte leur cause en appel, le juge aurait travaillé en pure perte.

(En revanche, si la fixation des modalités d'application du jugement de juin doit attendre que la Cour d'appel, voire la Cour suprême du Canada, ait décidé de la validité du jugement de juin 2015, Brian Riordan aura peut-être pris sa retraite et un autre juge de la Cour supérieure du Québec devra présider à ces travaux, si jamais ils sont encore nécessaires. Et le jugement futur sur les modalités du jugement de juin 2015 pourra lui aussi être porté en appel, des années après l'appel sur le fond du jugement, et probablement devant d'autres juges. On n'est pas sorti du bois.)

Quant à la possibilité pour le juge Riordan d'entendre les avocats des recours collectifs plaider devant lui en faveur d'une requête qui vise à faire déclarer que les compagnies de tabac ont abusé des procédures depuis 1998, les juges de la Cour d'appel du Québec, avec une prudence de Sioux, s'expriment dans les termes suivants:
[32] ... À première vue, il paraît en effet assez hasardeux d'instituer des procédures contre une partie à qui l'on reproche un abus de procédure fondé sur des allégations qui sont elles-mêmes au cœur de l'appel du Jugement [Riordan de juin 2015] . Lors de l'audience, les [recours collectifs] déclarent qu'ils n'invoqueront pas, au soutien de leur recours, les comportements qui seront par ailleurs débattus en appel, mais on conviendra que, a priori, cela fragilise leur position : l'abus résulte souvent d'une accumulation de gestes et, de prime abord, on conçoit mal qu'un tribunal puisse conclure à un tel abus en ne se fondant que sur certains de ces actes, sans égard à la globalité du contexte et à l'ensemble de ses éléments.
[33] Quoi qu'il en soit, si les [recours collectifs] décident malgré tout d'entreprendre ce recours, il n'est pas dit que le juge, sur demande des [cigarettiers], n'en ordonnera pas la suspension jusqu'à l'arrêt de la Cour sur les appels, et ce, afin d'éviter des jugements potentiellement contradictoires et une perte de temps judiciaire.
[34] Bref, comme on le voit, nous nageons dans les hypothèses et il n'est pas opportun que la Cour prononce une ordonnance à titre préventif, pour le cas où se produirait quelque chose qui ne s'est pas encore produit et pourrait fort bien ne pas se produire.
Si la Cour d'appel avait voulu dire qu'une victoire des cigarettiers en appel sur le fond de l'affaire effacerait leur tort procédural, elle l'aurait dit.

L'arrêt de la Cour d'appel du Québec est la réponse à une requête plaidée devant elle le jeudi 5 novembre dernier par les procureurs de Rothmans, Benson & Hedges et d'Imperial Tobacco Canada. Les avocats Simon V. Potter (RBH), Deborah Glendinning et Éric Préfontaine (ITCL) voulaient que le tribunal d'appel empêche le juge Riordan d'en finir avec l'affaire qui l'a occupé durant plusieurs années, et cela aussi longtemps que les appels concernant le fond de son jugement de juin n'auront pas été entendus et jugés.

Au paragraphe 1247 de ce jugement maintenant historique, Brian Riordan indiquait sa volonté de prendre connaissance dès cet été des opinions des avocats des trois principaux cigarettiers canadiens et de ceux des victimes de leurs pratiques commerciales trompeuses, afin de pouvoir fixer les modalités précises de l'exécution de la sentence sévère prononcée contre l'industrie du tabac. Comment exactement faut-il distribuer une quinzaine de milliards $C à des centaines de milliers de personnes au Québec atteintes à des degrés divers par l'emphysème ou par un cancer au poumon ou à la gorge, et dans plusieurs cas à leur succession ? La réponse n'est pas simple.

Dès lors que le juge Riordan n'a pas inclus dans son jugement final de juin dernier les modalités précises de son exécution, il s'exposait à ce qu'elles ne soient pas examinées en même temps que la substance principale de son jugement, et qu'elles soient examinées par des juges différents.

Durant l'été, les parties au procès se sont retrouvées devant la Cour d'appel du Québec pour obtenir la cassation ou le maintien de l'ordre donné par le juge Riordan d'exécuter provisoirement une partie de son jugement de juin. La Cour d'appel, convaincu par les compagnies de tabac, a annulé ladite exécution provisoire en juillet, mais en octobre, le même tribunal a accepté la requête des recours collectifs des victimes de forcer les compagnies de tabac à mettre de côté de l'argent, au cas où elles finiraient par perdre leur cause au bout du processus des appels sur le fond du jugement Riordan.

En attendant l'audition de l'appel sur le fond de l'affaire, le juge Riordan n'avait pas en août renoncé à procéder. L'arrêt d'aujourd'hui de la Cour d'appel va donc permettre au procès de retraverser la rue Notre-Dame, bien qu'avec un ordre du jour moins chargé que ce qu'espérait les recours collectifs.

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Depuis la fin du procès, il y a eu une réorganisation d'une partie des ressources humaines dans le camp des recours collectifs. À l'origine, le cabinet juridique Trudel & Johnston pilotait le recours des personnes dépendantes du tabac représentées par Mme Cécilia Létourneau, alors que le cabinet Lauzon Bélanger Lespérance pilotait le recours des personnes atteintes d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème. Désormais, les avocats Yves Lauzon et André Lespérance sont associés du cabinet Trudel Johnston Lespérance (TJL) où ils travaillent avec Philippe Trudel, Bruce Johnston et Gabrielle Gagné. Les cabinets Kugler Kandestin et De Grandpré Chait demeurent associés à TJL dans la cause des victimes des pratiques de l'industrie du tabac.