mardi 25 mars 2014

220e jour - Laisser l'État se charger des mises en gardes sanitaires: une position « raisonnable » selon un expert de la défense de l'industrie

Stephen L. Young
(PCr)
Lundi au palais de justice de Montréal, au procès en responsabilité civile contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, un nouveau témoin-expert, Stephen Lee Young, un psychologue de formation et consultant américain de 46 ans spécialisé en ergonomie et dans la communication des risques pour la santé et la sécurité (de produits ou d'activités), a cherché à montrer que l'exactitude du contenu et la qualité des mises en garde sanitaires apposées sur les paquets de cigarettes ou les annonces ne changent rien aux comportements observés des consommateurs. Et même si c'était le cas, ce ne serait pas encore le critère pour déterminer si une mise en garde est bonne, c'est-à-dire raisonnable (le maître-mot de M. Young).

Dans son rapport d'expertise et lors de son interrogatoire par Me Craig Lockwood, défenseur d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), Stephen Young a expliqué qu'il n'était pas nécessaire d'exiger des mises en garde sur la variété des maladies qui guettent le fumeur de cigarettes, ou la probabilité desdites maladies, ou la variété des substances cancérigènes contenues dans la fumée, puisque cela n'avait pratiquement pas d'influence sur le comportement des consommateurs. Ces derniers ne croient pas toujours ce qu'ils lisent ou ne cherchent pas toujours (ou pas souvent) à adopter un comportement qui minimise les risques sanitaires.

Pourquoi ils n'y croient pas? Le rapport d'expertise de M. Young ne le dit pas.

À l'écrit et à l'oral, le témoignage du psychologue-ergonomiste du Michigan fait une grande place à de beaux exemples « à part de ceux liés au tabagisme » (... c'est-à-dire dans des domaines où, très souvent, ne pas prendre de risque comporte un coût ...)

La providentielle limitation d'expertise du témoin du jour l'a cependant empêché de faire part au tribunal d'au moins une possible raison pour laquelle des masses de fumeurs continuent pendant plusieurs années de prendre « des décisions » qu'on pourrait trouver « déraisonnables », en consommant un poison. Le rapport de M. Young ne mentionne pas non plus une seule fois le phénomène de la dépendance (dependency, addiction). Dans l'inexistante explication de la persistance de croyances propices au tabagisme, le phénomène de la publicité ne reçoit pas, cela va de soi, la moindre mention dans le rapport d'expertise.


Ce qui est « raisonnable »: en faire le moins possible

Par ailleurs, Stephen Young soutient qu'il n'est pas raisonnable ou sensé pour l'industrie du tabac de prévenir le public des risques inhérents de l'usage de ses produits.

Non pas parce que les produits du tabac sont sûrs pour la santé; l'expert pense que c'est le contraire et l'admet.

Non pas parce que l'industrie ne savait pas que ses produits sont néfastes pour la santé; l'expert n'a pas consulté la documentation interne des compagnies pour savoir à quoi s'en tenir là-dessus. Ce n'était pas dans son mandat d'être curieux.

Non pas parce que des mises en garde sanitaires seraient sans effet; l'expert trouve sensé, raisonnable, que les pouvoirs publics fassent de telles mises en garde; cela ne semble pas une perte de temps. Lors de l'interrogatoire, M. Young a même cité un communiqué du ministère fédéral canadien de la Santé où celui-ci se réjouit de son succès à ce titre. En 1965.

Ainsi donc, l'industrie n'a pas d'obligation d'adresser des mises en garde au public quand le gouvernement le fait, et elle serait dispensée de le faire si le gouvernement ne le faisait pas.


Une crédibilité compromise dès avant la qualification

Mais attention, M. Young n'a pas émis une opinion juridique sur ce qui est « raisonnable », même si on pourrait croire à le lire que le droit des compagnies de croiser les bras pèse plus lourd que le devoir d'agir.

Les avocats des recours collectifs n'acceptent pas cette dérobade et ont demandé de façon on ne peut plus catégorique la récusation de l'expert. Selon eux, c'est au juge de remplir ce rôle de juger ce qui est raisonnable comme conduite pour les cigarettiers.

L'avocat des recours collectifs Pierre Boivin s'est employé avec succès à montrer que l'expert Young ne connaît pas le droit québécois ou canadien, ni les admissions passées de sa cliente ITCL à propos de l'effectivité des mises en garde sanitaires, ni les agissements de sa cliente, ni la connaissance qu'avait la compagnie des connaissances et croyances des fumeurs et du public. En outre, Stephen Young n'a jamais publié dans une revue avec révision par des pairs un article scientifique qui porterait sur les mises en garde sanitaires en matière de tabagisme aux États-Unis ou au Canada ou ailleurs, il ne connaît pas les critères d'inclusion dans son rapport des documents qu'il cite ou commente, et il ne se souvient pas de la formation académique d'un de ses deux auxiliaires qui a fait la recherche des sources, comme si quelqu'un d'autre l'avait engagé. (« I'm not sure of Mr Smith's background.»)

L'expert Young, qui a reçu d'Imperial Tobacco son mandat en janvier 2013, a déjà oublié si c'était par écrit ou verbalement, et qui était au juste l'avocat Hawkeye qui l'a mandaté. Il a promis de vérifier cela et de trouver le mandat, non sans qu'une telle promesse énerve un peu Me Lockwood.

Devant le tribunal, M. Young a déclaré à Me Boivin que son client ne lui avait pas transmis de documents avant la remise de son rapport aux parties au procès, en juin 2013. On peut se demander comment l'indispensable M. Smith qui a assisté M. Young a pu aboutir par une recherche en ligne aux documents soi-disant accessibles de la commission (parlementaire) Isabelle de la fin des années 1960, alors que même quelqu'un qui sait ce qu'il cherche risque de ne jamais les trouver.

Le juge a fait savoir que le moyen par lequel l'expert a eu accès à la documentation ne l'intéresse guère.

De fait, en tant que témoin-expert, plutôt que témoin de faits, Stephen Young aurait tout à fait le droit d'avoir lu tout ce qui a été versé en preuve jusqu'à présent dans le procès, et cela expliquerait pourquoi son rapport a tellement l'air d'une collection de raisonnements propres à servir les besoins de la défense en ce moment, plutôt qu'un rapport faisant quelques preuves scientifiques. Hélas, la longue bibliographie du rapport Young reste mystérieuse sur ce point.

Par ailleurs, durant une grosse partie du contre-interrogatoire de qualification par Me Pierre Boivin, suivi par Me Phippe Trudel, l'expert Young avait au moins une main et souvent les deux mains dans les poches.

C'était la première fois dans le présent procès que l'auteur du blogue observait pareil langage corporel d'un témoin. Compte tenu de la taille suffisamment haute de M. Young, cela pouvait probablement être observable par le juge Riordan. Le magistrat pourrait bien ne tirer aucune conclusion de ce détail visuel et il a d'ailleurs refusé de récuser le témoin-expert du jour, même après un contre-interrogatoire de qualification plutôt révélateur des graves limitations de l'expert.

Cependant, comme pour confirmer à Me Boivin que sa demande générale n'était pas abusive, Brian Riordan a aussitôt évoqué sa prérogative de juger de la « valeur probante » du témoignage de l'expert Young. L'expression a souvent été utilisée depuis deux ans pour parler d'un document en particulier au moment de son examen, ou pour certains segments d'interrogatoire ou de contre-interrogatoire, mais c'est peut-être la première fois qu'elle est lancée aussi hâtivement qu'après l'étape préliminaire de la qualification d'un expert.

Plusieurs fois durant l'interrogatoire principal du témoin-expert, puis lors du début du contre-interrogatoire, le juge Riordan a posé des questions ou reformulé celles de Me Boivin, qui l'en a remercié.

Du côté de la défense d'Imperial, aux côtés de Me Lockwood accoudé à un lutrin de plexiglas, se tenait Me Deborah Glendinning, dont on n'a pas entendu la voix de la journée.


Le beurre, l'argent du beurre, et la multiplication des pains 

S'il s'en tenait au témoignage, la semaine dernière et la semaine d'avant, des experts de la défense Laurentius Marais, Kenneth Mundt et Bertram Price, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec devrait être enclin à penser que c'est pratiquement impossible d'estimer la probabilité que le cancer du poumon d'un fumeur en particulier soit dû à son tabagisme plutôt qu'à une autre cause, et cela même si on connaît la proportion de l'ensemble des fumeurs qui sont atteints par une telle maladie, par comparaison à la proportion des personnes atteintes chez les non-fumeurs, et qu'on sait faire de savants calculs pour tenir compte des autres causes possibles.

Comparaissant plus tôt cet hiver, le pathologiste Sanford Barsky, l'un des deux seuls experts médicaux de la défense (L'autre est la psychiatre Dominique Bourget.), a pour sa part soutenu qu'il faudrait un examen histologique pour déterminer la cause d'un cancer chez un patient en particulier: l'épidémiologie ne suffit pas.

D'un autre côté, s'il s'en tient à la thèse des experts de la défense Kip Viscusi et Stephen Young, le juge Riordan devrait croire, entre autres choses, que les fumeurs surestiment le risque d'être frappés par une maladie en conséquence de leur tabagisme, comme si un fumeur pouvait estimer correctement ce risque qu'il court. Et il y aurait même en pareil contexte, selon MM. Viscusi et Young, un danger pervers qu'en faisant connaître plus exactement la probabilité qu'un fumeur soit frappé par cette maladie, on mène le public exagérément alarmé à réviser à la baisse son estimation du risque, et à fumer davantage de cigarettes ou à remettre à plus tard une prochaine tentative d'arrêt tabagique, voire à se mettre ou à se remettre à fumer parce qu'enfin rassuré. (Cela revient à dire que les mises en garde sanitaires ont un effet sur le comportement.)

Chose certaine et logique, le juge J. Brian Riordan pourra difficilement retenir les deux thèses opposées. La défense de l'industrie ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Si les épidémiologues ne peuvent pas mesurer le risque pour un fumeur d'être frappé par une maladie, parce que cette estimation serait impossible, comment un expert peut-il dire de l'estimation d'un fumeur ou de fumeurs qu'elle est une surestimation et ne pas pouvoir lui-même, en tant qu'expert, estimer correctement ce risque pour un fumeur ?

*

Lors de l'interrogatoire principal, alors que Me Lockwood évoquait la possibilité pour le gouvernement canadien de préconiser de « fumer modérément », M. Young a dit que cela n'avait jamais été la position du gouvernement, laquelle est : « arrêtez de fumer ! » Il semble que l'expert américain n'avait pas appris le petit couplet des témoins Mercier ou Kalhok à l'effet que la position du gouvernement était: arrêtez de fumer et fumez moins si vous ne pouvez pas arrêter (....et sinon, si cela ne marche pas non plus, fumez des légères).

En contre-interrogatoire, les avocats sont autorisés à poser aux experts des questions hypothétiques, et ils ne s'en privent pas. À Me Boivin qui demandait à l'expert en communication des risques pour la santé comment une compagnie devrait réagir si le gouvernement disait que ses produits cause le cancer, et si publier dans les journaux une page de réplique ne serait pas une attitude raisonnable, l'expert Young a dit qu'il n'a pas d'opinion là-dessus.

Il n'y a pas eu moyen de savoir non plus ce que serait un consommateur bien informé.

Plus tard, M. Young a cependant dit en substance que le devoir d'une compagnie qui apprendrait que son produit tue la moitié de ses clients lorsqu'on fait un usage normal de ses produits est de courir prévenir les autorités et de chercher à minimiser les dégâts.

Dans sa relation très détaillée de la 220e journée d'audition du procès, la rédactrice du blogue Eye on the trials Barbara Collishaw s'est demandé de quelle planète débarquait Stephen Young.