jeudi 1 décembre 2016

Quel est l'usage ou l'utilité de la cigarette, se demande la juge Bich

253 + 6 jours
Dans le Code civil du Québec, on trouve l'article suivant:
1726. Le vendeur est tenu de garantir à l’acheteur que le bien et ses accessoires sont, lors de la vente, exempts de vices cachés qui le rendent impropre à l’usage auquel on le destine ou qui diminuent tellement son utilité que l’acheteur ne l’aurait pas acheté, ou n’aurait pas donné si haut prix, s’il les avait connus.
Il n’est, cependant, pas tenu de garantir le vice caché connu de l’acheteur ni le vice apparent; est apparent le vice qui peut être constaté par un acheteur prudent et diligent sans avoir besoin de recourir à un expert.
Hier, au sixième et dernier jour d'auditions de la Cour d'appel du Québec relatives au mérite du jugement de juin 2015 de l'honorable Brian Riordan qui a éreinté l'industrie du tabac, et au vu de l'affirmation des avocats des cigarettiers que le vice de la cigarette n'est pas caché mais bien connu depuis longtemps de n'importe quel fumeur, la juge Marie-France Bich leur a demandé quel était l'usage auquel on destine la cigarette.

En guise de réponse, aurait-on entendu un silence assourdissant et un ange passer si un autre que Simon Potter, le procureur de Rothmans, Benson & Hedges, avait été présent devant le lutrin à ce moment pour hasarder une réponse? Le doyen des avocats de l'industrie du tabac a commencé par faire un crochet du côté de l'image d'un Jean-Paul Belmondo que certains fumeurs ont pu vouloir se donner, avant d'enchaîner que « du point de vue du fabricant, c'était de produire un article sous licence du gouvernement.», puis d'aboutir sur un terrain qui lui est plus familier, celui d'un soi-disant « consensus » social de naguère au sujet du tabac.

La cigarette destinée à servir de service gouvernemental ou de médicament: il fallait y penser.

Curieusement, même si les avocats des deux autres compagnies ont eu l'occasion, avant la fin de l'audition d'hier, de revenir à leur tour s'adresser aux cinq juges de la Cour d'appel et de répondre possiblement à la question de la juge Bich, aucun n'a voulu compléter ou nuancer ou contredire la réponse audacieuse de Me Potter. En d'autres circonstances, les avocats des cigarettiers ne manquent pas de fournir au tribunal des compléments, nuances et contradictions, même quand le menu des questions à l'ordre du jour est chargé. Cette discrétion d'hier vient peut être de ce que Me Potter a providentiellement exprimé le point de vue de tous, ou c'est parce que la juge Bich a mis le doigt sur un bobo.

Pour leur part, les recours collectifs avaient déjà fait valoir aux juges que la cigarette n'est utile que pour soulager la fréquente sensation de manque qui résulte de la dépendance créée par le produit lui-même. Hier, Me Bruce Johnston a dit que la cigarette n'a qu'une fin: créer une dépendance. L'industrie continue de cacher ce vice de son mieux. À un autre moment, pour confirmer que les cachotteries réussissaient, Me André Lespérance s'est appuyé sur le rapport d'un expert américain mandaté par l'industrie pour souligner qu'une minorité de fumeurs interrogés dans des sondages ont identifié la dépendance comme un problème.


Recouvrement collectif ou individuel ?

La journée de mercredi avait commencé par un survol par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston des conséquences pratiques d'un recouvrement individuel du dédommagement prévu par le jugement, par opposition à un recouvrement collectif. Il faut donc se souvenir qu'un recours collectif autorisé par le système de justice ne finit pas forcément par un recouvrement collectif à chaque fois que les plaignants parviennent à persuader le tribunal qu'il y a eu une faute de la part de la partie intimée. Un juge de première instance peut décider d'octroyer des indemnités individu par individu, avec interventions possibles des deux parties, sous son autorité pour trancher les différends. Le recouvrement décidé par le tribunal de première instance peut aussi être collectif et se fait alors sous la gouverne d'un administrateur qui vérifie que la personne réclamante remplit les conditions fixées dans le jugement.

Dans la présente affaire, les avocats des victimes des ruses et dénis des cigarettiers ont préconisé un recouvrement collectif, et le juge Riordan a préféré cette méthode, notamment à cause du nombre considérable de personnes à dédommager, c'est-à-dire plusieurs dizaines de milliers de fumeurs ou anciens fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème attribuable à leur tabagisme. Le juge avait d'ailleurs annoncé qu'il allait rencontrer à nouveau les parties au procès et discuter en détail des modalités du recouvrement (et d'une requête des demandeurs pour faire déclarer que les cigarettiers ont abusé des procédures judiciaires depuis 1998), ...sitôt que son jugement serait validé sur le fond par les tribunaux d'appels, en cas d'appel.  Appel, il y a eu.


Une compensation seulement raisonnable

Me Johnston a affirmé que son camp ne pouvait pas prouver que c'est le tabagisme qui a causé le cancer ou l'emphysème diagnostiqué chez un fumeur qui a fumé durant sa vie au moins l'équivalent d'un paquet par jour pendant 12 ans (ou le même nombre total minimal de 87 600 cigarettes sur une période plus courte ou plus longue). En revanche, les cigarettiers pourraient encore plus difficilement prouver que le cancer ou l'emphysème diagnostiqué chez une telle personne a été causé par autre chose que le tabagisme, avec un seuil de consommation cumulative aussi élevé. Il en faut moins que cela. Selon l'épidémiologue Jack Siemiatycki de l'Université de Montréal, qui a témoigné devant le juge Riordan en février et mars 2013, toutes les autres causes possibles d'un cancer à la gorge ou au poumon ou d'un emphysème mises ensemble n'arrivent pas à la hauteur, comme cause de telles maladies, d'une consommation à vie de seulement 36 500 cigarettes (c'est-à-dire un paquet par jour durant 5 ans, par exemple). Me Johnston a aussi rappelé que même un fumeur ayant fait toute sa carrière dans une mine d'amiante et qui reçoit un diagnostic de cancer du poumon a cinq fois plus de chances que sa maladie ait été causée par son tabagisme que par son exposition à la poussière d'amiante. L'amiante est un matériau en voie d'être interdit partout dans le monde...

Me Johnston a souligné que le juge Riordan, à l'encontre du vœu des recours collectifs, a exclu d'un dédommagement possible par les cigarettiers 25 000 fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème, parce que ces personnes n'ont pas fumé assez pour qu'on puisse écarter les derniers soupçons d'une petite chance que leur maladie ait une autre cause. C'est donc dire que le juge de première instance a écouté toutes les critiques savantes du rapport d'expertise du professeur Siemiatycki et a largement tenu compte de l'imprécision inévitable de ses calculs. Il n'y a aucune surcompensation des préjudices subis par les victimes des ruses et dénis de l'industrie du tabac, plutôt le contraire, a expliqué Me Johnston.

Les personnes atteintes par la dépendance au tabac mais non diagnostiquées d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème (recours collectif Létourneau) ne recevront aucun dédommagement compensatoire en vertu du jugement. Dans ce dossier, les cigarettiers déclarés fautifs par le juge Riordan n'auront à verser qu'un dommage punitif de 131 millions $, lequel, une fois rapporté au 900 000 personnes ou plus qui sont concernées, arrive à un montant par individu que les cigarettiers auraient du mal à présenter comme une récompense, surtout pour un client trop fidèle (malgré lui).

Lors de la réplique des avocats des cigarettiers, Me Guy Pratte a mentionné aux juges de la Cour d'appel que des non-fumeurs ont parfois le cancer du poumon (comme si le jugement Riordan risquait de les faire dédommager par inadvertance), et il a de nouveau déploré qu'avec la méthode de calcul du professeur Siemiatycki endossée par le juge Riordan, des personnes qui ont cessé de fumer depuis longtemps seraient incluses parmi les membres du recours collectif Blais au même titre que les fumeurs récents (d'un même nombre de cigarettes à vie), et seraient donc dédommagées à tort.

La semaine dernière, devant les mêmes cinq juges de la Cour d'appel, comme jadis devant le juge Riordan, Me Pratte avait fait allusion à sa propre consommation de cigarettes dans le passé et a laissé entendre que le risque de maladie est nettement plus bas chez les fumeurs de longue date qui ont cessé depuis longtemps de fumer que chez les fumeurs qui continuent, ce que confirment toutes les études épidémiologiques. Jeudi, le procureur des recours collectifs Gordon Kugler avait répliqué que l'action en justice vise à indemniser uniquement des fumeurs chez qui un cancer ou l'emphysème a été diagnostiqué, « non pas des gens comme Me Pratte », qui n'est pas malade, aux dernières nouvelles. Depuis lors, on n'a pas entendu l'avocat de JTI-Macdonald protester contre le commentaire acide de Me Kugler, et on pouvait mettre cette retenue sur le compte de l'horaire chargé du tribunal.

Me Pratte est par ailleurs un avocat capable de profiter du contre-interrogatoire d'un expert en épidémiologie pour faire ressortir au bénéfice d'un tribunal et du public d'une salle d'audience toutes les difficultés et limites du travail complexe de l'expert. Un autre témoin-expert que Jack Siemiatycki aurait pu perdre sa crédibilité. Il était encore temps cette semaine pour l'avocat de le dire clairement au tribunal d'appel s'il pense que l'expert épidémiologique des recours collectifs a confondu la probabilité qu'un cancer soit diagnostiqué chez une personne qui a fumé 36 500 cigarettes dans sa vie et arrêté de fumer depuis plus de vingt ans, et la probabilité qu'un cancer effectivement diagnostiqué chez une personne avec ce même profil de consommation cumulative à vie soit attribué a posteriori à son tabagisme et pas à une autre cause. Les juges auraient alors pu entrevoir jusqu'à quel point le juge Riordan n'a rien compris en se servant des calculs de l'épidémiologue Siemiatycki pour inclure des anciens fumeurs aujourd'hui cancéreux ou emphysémateux parmi les personnes qui pourront réclamer un dédommagement. Au lieu de quoi, les juges ont eu droit hier à la répétition d'une insinuation, et cela de la part d'un avocat pourtant si capable de précision dans ses formulations, en français comme en anglais, et qui ne donne jamais l'apparence d'improviser ses interventions. Cela n'aura peut-être pas d'effet sur le verdict des juges, mais il faudrait être plus endurci que l'auteur de ce blogue pour ne pas ressentir une certaine déception vis-à-vis des propos de l'avocat.


Le contexte et le texte, et la « causalité »

La journée d'hier avait aussi et surtout pour but de permettre aux juges de poser des questions.

Bien avant la question de la juge Bich évoqué dans notre titre du jour, le juge Yves-Marie Morissette, qui présidait le tribunal, a posé une question dont le long préambule avait toute l'apparence d'une démonstration. Le magistrat a dit ne pas vouloir apprécier un contexte en négligeant le texte. La démonstration se terminait par une question alors devenue presque purement rhétorique, quand on sait à quel point les avocats hésitent à contredire un juge en sa présence: « en quoi j'ai tort de juger que le juge (Riordan) applique scrupuleusement la loi » ?

(Il s'agissait de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac (LRC) et de ses articles 15, 22 et 23 que le juge Riordan a cités parmi les justifications de son acceptation de la preuve épidémiologique présentée par les recours collectifs. )

Le doyen des avocats des cigarettiers, Simon Potter, a utilisé le distinguo favori de son camp et répondu au juge Morissette qu'il jugeait correctement, mais seulement pour la preuve d'une « causalité médicale » et pas pour une « causalité comportementale ». En somme, la LRC n'a pas toute la portée que le juge Riordan lui a prêtée.

Faisant comme si cette réponse était la seule possible, le juge Morissette a demandé ce qu'il en était de la preuve d'une causalité comportementale, autrement dit la preuve que le comportement des cigarettiers a causé le tabagisme qui a causé les maladies.

Le procureur André Lespérance des recours collectifs a répondu que deux facteurs freinent le déclin du tabagisme: la dépendance pharmacologique et les efforts de désinformation de l'industrie du tabac. Ces derniers ont été décrits en détail dans plusieurs documents déposés en preuve lors du procès, notamment des rapports du U. S. Surgeon General (directeur national de la santé publique aux États-Unis). L'avocat a aussi fait valoir que la LRC, telle qu'analysée dans un arrêt de la Cour d'appel du Québec, permet à des plaideurs de ne pas seulement invoquer une cause du tabagisme mais d'invoquer également des facteurs qui y ont contribué.

Le procureur de RBH Simon Potter a estimé que des rapports d'organismes américains sur le comportement de l'industrie du tabac n'autorisaient pas de conclusion et il a avancé que le marketing du tabac au Canada était tout différent. L'auteur du blogue n'a surpris aucun sourire chez les juges, mais le juge Riordan ne souriait pas non plus à l'écoute de propos similaires.

*
Les juges Nicholas Kasirer, Allan Hilton, Marie-France Bich et Étienne Parent ont posé plusieurs autres questions à rallonges et fait parler toutes les parties à propos de certains passages ambigus du jugement Riordan et de certains concepts mentionnés dans la jurisprudence citée par les avocats ou par les juges eux-mêmes. Par moment, tout ce beau monde en toge se met à dialoguer en nommant des articles de loi ou des paragraphes de jugement par leur seul numéro, sans toujours dire de quel texte il est question, parce que c'est évident pour des initiés. Le public qui ne sait pas par cœur le contenu du Code civil ou du Code de procédure civile ou des autres textes peut avoir l'impression fugitive d'être au milieu d'une partie de bingo. Des beaux concepts ont aussi fusé sous le plafond lambrissé de la salle d'audience: causalité adéquate, droit civil, common law, prescription, partage des responsabilités, etc. Les participants semblaient avoir oublié qu'ils auraient pu prendre pause à 11 heures, ce qu'ils faisaient la semaine dernière.

Au moment de clôturer l'audition, le juge Morissette a prévenu les juristes dans la salle que la Cour d'appel pourrait avoir encore des questions à adresser aux parties, mais qu'elle demandera à recevoir les réponses par écrit.

À la lecture de l'arrêt à venir de la Cour d'appel, chacun pourra se convaincre ou non que justice a été faite. Mais à tout le moins, en ces jours de brouillard sur Montréal, une apparence de justice a été donnée, ce qui importait à ce stade-ci d'une longue histoire.