lundi 28 novembre 2016

Les experts des cigarettiers n'ont pas fait eux non plus du cas par cas, soulignent les recours collectifs

253 + 5 jours
En 2013 et 2014, quand certains experts mandatés par la défense des cigarettiers ont témoigné devant le juge Brian Riordan que tout le monde ou l'écrasante majorité de la population était au courant des dangers du tabagisme au début des années 1960 ou dès la fin des années 1950, ils ont raisonné sur de grands ensembles collectifs et se sont livrés à des généralisations et des estimations, et la « preuve » ainsi produite est loin d'être à la hauteur des règles de la preuve au cas par cas, individu par individu, que l'industrie du tabac voudrait que la Cour supérieure du Québec ait imposées aux avocats des personnes atteintes d'une dépendance au tabac, ou d'un cancer ou de l'emphysème qui a souvent résulté de cette dépendance.

Vendredi, voilà une évidence que n'a pas manqué de souligner Me André Lespérance devant la Cour d'appel du Québec. André Lespérance succédait à associé Bruce Johnston pour plaider en faveur du maintien du jugement Riordan de juin 2015 qui a condamné les trois cigarettiers du marché canadien à des dommages punitifs et compensatoires de plus de 15 milliards $, pour avoir contrevenu à des dispositions du Code civil du Québec, de la Loi sur la protection du consommateur et de la Charte des droits et libertés de la personne.

Depuis le début du procès en appel du jugement Riordan devant la Cour d'appel du Québec le 21 novembre, les avocats des trois cigarettiers appelants font valoir que la preuve épidémiologique présentée par les recours collectifs de fumeurs n'est pas aussi valable qu'une preuve individu par individu lorsqu'il s'agit de savoir si la maladie d'une personne a vraiment été causée par sa consommation de cigarettes et pour savoir si c'est de la faute des fournisseurs de cigarettes plutôt que la sienne. Même dans un recours collectif, il faudrait faire cette preuve individuelle, selon les avocats des cigarettiers. De même, la présomption qu'une masse de fumeurs sont devenus dépendants de la nicotine par la faute des cigarettiers serait déraisonnable alors qu'on ne sait même pas quand et comment chacun d'entre eux a commencé de l'être. Ce ne peut pas être après une seule cigarette, a clamé le procureur de JTI-Macdonald, Guy Pratte.

Vendredi, le procureur Lespérance des recours collectifs a expliqué dans le détail aux cinq juges du tribunal d'appel comment l'honorable Brian Riordan en était venu à adopter les conclusions pleines de bon sens contenues dans son jugement final de juin 2015. Le juge Riordan a notamment établi que ce n'est pas avant septembre 1994, quand est apparue sur les paquets de cigarettes une mise en garde contre le risque de dépendance qu'a imposée le gouvernement fédéral canadien, que tous les fumeurs peuvent être réputés avoir été au courant du caractère dépendogène du produit. Le juge Riordan a aussi observé que le lobby des trois cigarettiers s'était opposé bec et ongles à une telle mise en garde de même qu'à toutes les autres mises en garde le moindrement efficaces sur les dangers du tabagisme, et qu'Imperial Tobacco Canada de même que Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et JTIM n'avaient pas cessé par leurs annonces de cigarettes, durant toute la période de 1950 à 1998, d'envoyer un message rassurant contradictoire du discours antitabac des autorités de santé publique.

Vendredi, Me Lespérance a aussi justifié le juge Riordan d'avoir accordé peu de poids aux témoignages de certains experts qui se sont avérés ignorants. C'était notamment le cas du professeur James Heckman, qui a calculé que l'interdiction de la publicité n'avait pas eu d'effet significatif sur la prévalence du tabagisme, mais qui croyait à tort que la publicité des produits du tabac avait cessé au Canada sitôt l'entrée en vigueur de la Loi réglementant les produits du tabac en janvier 1989, alors qu'elle a déferlé durant la décennie suivante. Tirant profit d'une question de la juge Marie-France Bich, Me Lespérance a montré que lorsque la publicité est réellement disparue au Canada, à l'aube du 21e siècle, la prévalence du tabagisme, et en particulier la prévalence chez les adolescents, a chuté beaucoup plus rapidement que durant la longue période allant de 1960 à 1998.

Lors de sa comparution comme expert, l'économiste américain Heckman ignorait aussi, entre autres, qu'il y a eu au Québec et en Ontario un ample marché noir de cigarettes non-taxées au début des années 1990, marché alimenté de leurs produits par les trois cigarettiers eux-mêmes, ce qu'ils ont avoué en 2008 et 2011. Me Lespérance a souligné que plusieurs témoins-experts de la défense des cigarettiers, lorsqu'ils furent contre-interrogés en 2013 et 2014, ignoraient ou étaient incapables de dire quels sont les méfaits du tabac, ce que tout le monde était censé connaître entre 1950 et 1998, selon l'industrie.

Aux yeux du procureur Lespérance, le juge Riordan a tenu compte de la part de responsabilités de fumeurs dans leur mauvais sort. Le juge a fait preuve de sens pratique en excluant de faire indemniser par les cigarettiers les fumeurs victimes d'un cancer du poumon ou de la gorge ou d'emphysème qui n'auraient pas consommé un minimum de 12 paquets-années, même si à partir de 5 paquets-années, le tabagisme a déjà plus de chances que l'ensemble des autres facteurs de risque possibles d'être la cause de leur maladie. L'industrie du tabac a tort de se plaindre de s'en tirer à si bon compte.

Après Me Lespérance, dans ce qui restait d'après-midi, les avocats Craig Lockwood, Mahmud Jamal, Simon Potter et Guy Pratte, qui représentent Imperial, RBH et JTIM sont revenus à la barre et ont tenté de nuancer ou de contredire les propos des procureurs des recours collectifs, notamment sur l'effet de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac dans l'affaire opposant les collectifs de fumeurs à l'industrie du tabac.

Le président du tribunal a donné rendez-vous aux deux parties mercredi matin pour finir d'entendre ce que chacun a à dire et répondre à certaines questions des juges. Les avocats savent déjà certaines de ces questions et auront des devoirs supplémentaires à rendre mercredi, par écrit.