lundi 28 novembre 2016

Les experts des cigarettiers n'ont pas fait eux non plus du cas par cas, soulignent les recours collectifs

253 + 5 jours
En 2013 et 2014, quand certains experts mandatés par la défense des cigarettiers ont témoigné devant le juge Brian Riordan que tout le monde ou l'écrasante majorité de la population était au courant des dangers du tabagisme au début des années 1960 ou dès la fin des années 1950, ils ont raisonné sur de grands ensembles collectifs et se sont livrés à des généralisations et des estimations, et la « preuve » ainsi produite est loin d'être à la hauteur des règles de la preuve au cas par cas, individu par individu, que l'industrie du tabac voudrait que la Cour supérieure du Québec ait imposées aux avocats des personnes atteintes d'une dépendance au tabac, ou d'un cancer ou de l'emphysème qui a souvent résulté de cette dépendance.

Vendredi, voilà une évidence que n'a pas manqué de souligner Me André Lespérance devant la Cour d'appel du Québec. André Lespérance succédait à associé Bruce Johnston pour plaider en faveur du maintien du jugement Riordan de juin 2015 qui a condamné les trois cigarettiers du marché canadien à des dommages punitifs et compensatoires de plus de 15 milliards $, pour avoir contrevenu à des dispositions du Code civil du Québec, de la Loi sur la protection du consommateur et de la Charte des droits et libertés de la personne.

Depuis le début du procès en appel du jugement Riordan devant la Cour d'appel du Québec le 21 novembre, les avocats des trois cigarettiers appelants font valoir que la preuve épidémiologique présentée par les recours collectifs de fumeurs n'est pas aussi valable qu'une preuve individu par individu lorsqu'il s'agit de savoir si la maladie d'une personne a vraiment été causée par sa consommation de cigarettes et pour savoir si c'est de la faute des fournisseurs de cigarettes plutôt que la sienne. Même dans un recours collectif, il faudrait faire cette preuve individuelle, selon les avocats des cigarettiers. De même, la présomption qu'une masse de fumeurs sont devenus dépendants de la nicotine par la faute des cigarettiers serait déraisonnable alors qu'on ne sait même pas quand et comment chacun d'entre eux a commencé de l'être. Ce ne peut pas être après une seule cigarette, a clamé le procureur de JTI-Macdonald, Guy Pratte.

Vendredi, le procureur Lespérance des recours collectifs a expliqué dans le détail aux cinq juges du tribunal d'appel comment l'honorable Brian Riordan en était venu à adopter les conclusions pleines de bon sens contenues dans son jugement final de juin 2015. Le juge Riordan a notamment établi que ce n'est pas avant septembre 1994, quand est apparue sur les paquets de cigarettes une mise en garde contre le risque de dépendance qu'a imposée le gouvernement fédéral canadien, que tous les fumeurs peuvent être réputés avoir été au courant du caractère dépendogène du produit. Le juge Riordan a aussi observé que le lobby des trois cigarettiers s'était opposé bec et ongles à une telle mise en garde de même qu'à toutes les autres mises en garde le moindrement efficaces sur les dangers du tabagisme, et qu'Imperial Tobacco Canada de même que Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et JTIM n'avaient pas cessé par leurs annonces de cigarettes, durant toute la période de 1950 à 1998, d'envoyer un message rassurant contradictoire du discours antitabac des autorités de santé publique.

Vendredi, Me Lespérance a aussi justifié le juge Riordan d'avoir accordé peu de poids aux témoignages de certains experts qui se sont avérés ignorants. C'était notamment le cas du professeur James Heckman, qui a calculé que l'interdiction de la publicité n'avait pas eu d'effet significatif sur la prévalence du tabagisme, mais qui croyait à tort que la publicité des produits du tabac avait cessé au Canada sitôt l'entrée en vigueur de la Loi réglementant les produits du tabac en janvier 1989, alors qu'elle a déferlé durant la décennie suivante. Tirant profit d'une question de la juge Marie-France Bich, Me Lespérance a montré que lorsque la publicité est réellement disparue au Canada, à l'aube du 21e siècle, la prévalence du tabagisme, et en particulier la prévalence chez les adolescents, a chuté beaucoup plus rapidement que durant la longue période allant de 1960 à 1998.

Lors de sa comparution comme expert, l'économiste américain Heckman ignorait aussi, entre autres, qu'il y a eu au Québec et en Ontario un ample marché noir de cigarettes non-taxées au début des années 1990, marché alimenté de leurs produits par les trois cigarettiers eux-mêmes, ce qu'ils ont avoué en 2008 et 2011. Me Lespérance a souligné que plusieurs témoins-experts de la défense des cigarettiers, lorsqu'ils furent contre-interrogés en 2013 et 2014, ignoraient ou étaient incapables de dire quels sont les méfaits du tabac, ce que tout le monde était censé connaître entre 1950 et 1998, selon l'industrie.

Aux yeux du procureur Lespérance, le juge Riordan a tenu compte de la part de responsabilités de fumeurs dans leur mauvais sort. Le juge a fait preuve de sens pratique en excluant de faire indemniser par les cigarettiers les fumeurs victimes d'un cancer du poumon ou de la gorge ou d'emphysème qui n'auraient pas consommé un minimum de 12 paquets-années, même si à partir de 5 paquets-années, le tabagisme a déjà plus de chances que l'ensemble des autres facteurs de risque possibles d'être la cause de leur maladie. L'industrie du tabac a tort de se plaindre de s'en tirer à si bon compte.

Après Me Lespérance, dans ce qui restait d'après-midi, les avocats Craig Lockwood, Mahmud Jamal, Simon Potter et Guy Pratte, qui représentent Imperial, RBH et JTIM sont revenus à la barre et ont tenté de nuancer ou de contredire les propos des procureurs des recours collectifs, notamment sur l'effet de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac dans l'affaire opposant les collectifs de fumeurs à l'industrie du tabac.

Le président du tribunal a donné rendez-vous aux deux parties mercredi matin pour finir d'entendre ce que chacun a à dire et répondre à certaines questions des juges. Les avocats savent déjà certaines de ces questions et auront des devoirs supplémentaires à rendre mercredi, par écrit.

vendredi 25 novembre 2016

Le juge Riordan avait d'excellentes raisons de punir les cigarettiers, plaident les recours collectifs

édition complète
253 + 4 jours
Jeudi, devant cinq juges de la Cour d'appel du Québec, c'était au tour des avocats des collectifs de fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème ou frappés par la dépendance au tabac de prendre la parole.

Me Gordon Kugler a été le premier avocat à plaider jeudi pour que la Cour d'appel rejette la requête en cassation du jugement Riordan.

(Le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, en juin 2015, a condamné les trois principaux cigarettiers du marché canadien à verser des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs d'un total d'environ 15 milliards $. Parce que les cigarettiers, durant la période de 1950 à 1998, ont violé des dispositions du Code civil du Québec, de la Loi sur la protection du consommateur et de la Charte des droits et libertés de la personne, avec de sinistres conséquences sur la santé des fumeurs pris au piège de la dépendance.)

Me Kugler n'a pas aussi souvent participé au procès devant le juge Riordan que ses co-équipiers dans la représentation des victimes du tabagisme, mais son camp n'est certainement pas sans savoir l'espèce de gravité et d'autorité qui peut émaner du bonhomme, et il y a des occasions où il est pertinent de l'appeler en renfort. Me Kugler, qui est entré au Barreau du Québec en 1967, est le doyen des avocats devant la Cour. 49 ans de métier ne l'ont cependant pas courbé, et il est une incarnation terriblement crédible de l'homme droit et décidé. Quand il s'adresse à un tribunal, il parle d'une voix grave et lentement, nettement plus lentement que la moyenne des juristes, sur un ton monocorde qui donne l'impression d'une indignation contenue. D'une certaine manière, il est possible que Gordon Kugler soit aussi théâtral que Simon Potter, le doyen des avocats du camp des cigarettiers, entré au Barreau en 1975, et l'as des inflexions de voix et du mouvement. Sauf que Potter est aussi un homme du monde avec qui un juge peut avoir envie de plaisanter et qui ne se prive pas non plus de faire un bon mot. Avec Kugler, oubliez cela. On l'a vu sourire, souvent même, mais quand il parle devant un tribunal, aucune mouche ne se ferait entendre, s'il y en avait dans les palais de justice québécois.

La manière n'est pas tout. Durant son passage d'une trentaine de minutes au lutrin, Me Kugler a entre autres donné aux juges du tribunal d'appel de nombreuses raisons à première vue de croire que la justice a été bien servie par la manière dont le juge Riordan a piloté le procès qui a débouché sur son jugement de juin 2015.

La preuve présentée par la défense aussi bien que par les demandeurs a été abondante et le juge Riordan diligent: plus de 250 jours d'auditions publiques, précédés par plus de 60 jours de gestion d'instance, 76 témoins comparus au procès, et des dizaines de milliers de pièces au dossier, à lire et à relire, plusieurs jugements interlocutoires rendus en cours de route, dont aucun ayant fait l'objet d'un appel par l'industrie qui ait été renversé, puis un jugement final de 276 pages (dans sa version anglaise), rendu au bout de cinq mois, bien raisonné et bien écrit.

Me Kugler a aussi fait valoir que par son action, le juge Riordan a donné un accès à la justice à des milliers de personnes qui n'en auraient pas eu autrement et il a offert également le bénéfice du doute à des compagnies de tabac, sans pour autant perdre de vue l'objectif d'économiser les ressources du système de justice. Le juge Riordan est loin d'avoir accordé aux recours collectifs des fumeurs tout ce qu'ils demandaient, notamment la reconnaissance par un jugement que les cigarettes « légères » trompaient les consommateurs ou que le marketing des produits du tabac prenait les enfants pour cible. Le juge n'a cependant pas non plus négligé de réprimer un comportement hypocrite qui serait répréhensible de la part de n'importe quel fabricant d'un produit dangereux.

Me Kugler a mentionné un arrêt de la Cour suprême du Canada (Benhaim contre St-Germain) et un arrêt de la Cour d'appel du Québec qui ont été rendus depuis la parution il y a 18 mois du jugement Riordan et qui devraient aider la Cour d'appel à croire en sa validité. En lançant leur action en justice, les avocats des recours collectifs ne comptaient pas du tout sur les modifications aux règles de la preuve et à la prescription contenues dans la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac, adoptée par l'Assemblée nationale en 2009 pour faciliter l'action judiciaire du gouvernement. Cependant, cette loi, contestée en justice par l'industrie et maintenant validée par la Cour d'appel du Québec, facilite aussi un peu la démarche des recours collectifs entreprise en 1998 (sans nécessairement favoriser un résultat favorable). Les cigarettiers ne peuvent d'ailleurs pas prétendre aujourd'hui que la nouvelle loi ne change rien aux règles de la preuve alors qu'ils prétendaient le contraire avant sa validation par les tribunaux.

Le procureur des recours collectifs a aussi rappelé au tribunal d'appel que les dommages punitifs imposés par le juge Riordan aux compagnies de tabac correspondent pour elles à moins de 20 % des revenus d'une année et qu'elles expédient leurs profits à l'étranger pour que les coffres des compagnies canadiennes soient vides quand il faudra débourser, et que cette exportation de capitaux a déjà été constatée par la Cour d'appel.

(Par chance, la Cour d'appel a tout de même validé une ordonnance du juge Riordan aux cigarettiers de mettre un petit milliard de côté dans un compte en fiducie pour pouvoir payer une partie de ce qu'elles pourraient devoir payer si elles finissent par perdre la bataille judiciaire.)

Mercredi, le procureur de JTI-Macdonald François Grondin avait évoqué la motivation de certains contrats entre différentes filiales de Japan Tobacco dont les effets ont indigné le juge Riordan. Les contrats visaient à permettre à JTIM de payer le moins d'impôt possible au Canada.

Pour sa part, Me Kugler a révélé jeudi que la compagnie avait un double discours. Dans le même document (confidentiel) cité hier par Me Grondin, Me Kugler a pu lire un paragraphe qui indique que la compagnie a déclaré à l'Agence du revenu que ses manœuvres comptables visaient à la protéger en cas de condamnations par une cour de justice.

Me Kugler a souhaité que les juges du tribunal d'appel ne perdent pas de vue les conséquences d'une cassation du jugement Riordan, notamment l'enlisement des processus de réclamation de dédommagements dans d'interminables petits procès drainant les ressources du système de justice. 

Parlons de dépendance et de mensonges

Me Bruce Johnston a ensuite pris le relais de Me Kugler.

L'avocat a fait valoir que la preuve examinée par le juge Riordan l'autorise à voir la dépendance pharmacologique à la nicotine comme une maladie du cerveau qui est à l'origine des autres maladies qui frappent les fumeurs. Me Johnston ajoute qu'il n'existe pas d'univers où on peut se considérer innocent de ne pas faire son devoir pour empêcher des gens de tomber dans le piège de la dépendance et de se rendre gravement malades. Satisfaire sa dépendance est l'unique motif du tabagisme, et il est facile de devenir dépendant.

Le procureur des recours collectifs a souligné que la difficulté d'appeler un chat un chat et la dépendance la dépendance est particulièrement présente dans les communications des cigarettiers et de leurs défenseurs, encore maintenant. Et de citer la volte-face du président John Barnett de Rothmans, Benson & Hedges, qui a admis le caractère dépendogène du tabac un jour, lors d'interrogatoires préliminaires au procès en 2008, et qui s'est rétracté le lendemain, pour finir par le reconnaître devant le juge Riordan en novembre 2012, après avoir lu ce que Philip Morris International affichait depuis peu sur une page de son site web relative au Canada.

La documentation interne de compagnies montre cependant que plusieurs personnes haut placées dans les entreprises de tabac n'entretenaient en privé aucun doute sur la réalité de cette dépendance et de sa puissance, bien avant le 21e siècle. Me Johnston a mis sous les yeux des juges un manuscrit de 1984 de Robert Bexon, un cadre du département de marketing d'Imperial Tobacco qui allait devenir plus tard son président, et qui dit: si notre produit ne créait pas la dépendance, on ne pourrait plus en vendre la semaine prochaine. Plusieurs autres documents des années 1960 à 1980 ont ensuite été mentionnés et montrés aux juges, entre autres un mémorandum de 1961 du conseiller scientifique principal de British American Tobacco, sir Charles Ellis, et une lettre de 1976 du directeur des relations publiques d'Imperial, Michel Descôteaux.

Non seulement, les échanges en privé montrent que des cadres de l'industrie savaient il y a déjà longtemps à quoi s'en tenir sur le caractère toxique et dépendogène de la cigarette, mais certains documents révèlent aussi des manigances pour alimenter le doute là-dessus et nourrir des controverses scientifiques. Me Johnston en a fait regarder une flopée par les juges. L'avocat a montré que ce n'est pas seulement aux États-Unis mais aussi au Canada et au Québec que des scientifiques intéressés par les largesses des cigarettiers ont retardé de nécessaires prises de conscience au sujet du danger du tabac en lançant la réflexion populaire sur de fausses pistes. Les juges ont ainsi pu comprendre que la croyance à la vertu anti-stress du tabac, croyance qui existait au milieu des années 1970 jusque dans la tête du ministre fédéral de la Santé Marc Lalonde, comme il l'a raconté lors de sa comparution devant le juge Riordan, vient de propos, tenus à partir de l'année 1969, par Dr Hans Selye, professeur de médecine à l'Université de Montréal et célébrissime concepteur de la notion de stress. Des propos répercutés dans la presse de l'époque. Hans Selye est mort sans jamais avoir publié d'écrit dans une revue scientifique pour démontrer comment le tabagisme pouvait réduire le stress (au lieu d'être une source de stress pour les personnes en manque de nicotine quand elles n'ont pas fumer depuis un certain nombre d'heures).

Documents à l'appui, Me Johnston avait expliqué plus tôt que la dépendance est vite acquise chez les fumeurs débutants, et que les marketeurs de l'industrie savaient que les jeunes commencent à fumer en écartant à tort l'idée qu'il pourrait ne plus pouvoir arrêter.

L'avocat des victimes des ruses de l'industrie du tabac a aussi raconté au tribunal pourquoi et dans quelles circonstance des documents compromettants, notamment des études de marketing et des rapports de recherches bio-médicales, ont été détruits, puis comment les recours collectifs ont quand même pu avoir accès à plusieurs d'entre elles vingt ans plus tard, non sans quelques batailles procédurales contre la défense des cigarettiers.

Me Johnston a montré que le juge Riordan avait de solides raisons d'avoir écarté le témoignage de certains soi-disant experts produits par la défense des compagnies de tabac. Le meilleur exemple était celui de la psychiatre Dominique Bourget (voir nos relations des 202e jour et 203e jour d'audition), qui connaissait mal les sources de son propre rapport d'expertise, lequel s'inspirait du matériel de préparation des témoignages d'expert produit par des conseillers de l'industrie du tabac.

L'édition du blogue relative à la journée de mercredi est maintenant complète.

jeudi 24 novembre 2016

Des juges bien renseignés et qui mènent souvent la danse

édition complète
253 + 3 jours
Dans la Loi sur le tabac d’avril 1997, à la fin d’une partie du texte relative à ce qui doit être mentionné sur un paquet de cigarette, on peut lire le paragraphe suivant:
16. La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Dans la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, à la fin d’une disposition similaire à celle de la loi de 1997, on pouvait déjà lire le paragraphe suivant :
9(3) Le présent article n’a pas pour effet de libérer le négociant de toute obligation qu’il aurait, aux termes d’une loi fédérale ou provinciale ou en common law, d’avertir les acheteurs de produits du tabac des effets de ceux-ci sur la santé.
Devant un juge de la Cour du Québec dans une salle d'audience du palais de justice de Rimouski en 1997, face à un homme du marketing d'Imperial Tobacco Canada qui prétendait que le gouvernement fédéral et les cigarettiers avaient une entente ayant pour effet d'empêcher ces derniers de dire quoi que ce soit en matière de santé, l'avocat de Cécilia Létourneau aurait pu citer ces articles de la législation fédérale canadienne. Sauf que la vérité est que Mme Létourneau n'avait pas d'avocat à ce moment. C'est devant la section des petites créances de la Cour du Québec, où les justiciables s'adressent directement au juge, que Mme Létourneau réclamait à Imperial le remboursement de ses timbres transdermiques de nicotine médicinale.

Mercredi, pendant la plaidoirie du procureur d'Imperial Mahmud Jamal, la juge Marie-France Bich de la Cour d'appel du Québec a mentionné l'article 16 de la loi canadienne cité plus haut. La juge Bich et les quatre autres membres du tribunal pourraient avoir connu les dispositions de la législation du tabac avant même d'être appelés un jour à travailler comme juristes, comme professeurs de droit ou comme juges sur des causes relatives au tabac.

On peut cependant penser que si ce n'était pas le cas, les avocats des recours collectifs de fumeurs n'ont pas manqué de les éclairer, par le truchement de leur mémoire écrit.

C'est très gentiment que la juge Bich a brièvement interrompu l'avocat d'Imperial Mahmud Jamal pour lui mentionner l'article de loi en question, comme pour le prévenir avant qu'il perde du temps sur des développements sans issue dans sa plaidoirie. Me Jamal était alors en train d'expliquer qu'il n'y a pas de faute à s'abstenir de prévenir de danger des personnes déjà prévenues (par les mises en garde sanitaires apposées sur les paquets de cigarettes). Comme avant lui les avocats de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald, Me Jamal a été obligé de tirer le meilleur profit possible des multiples interventions des juges, en les en remerciant, au lieu de continuer tranquillement son examen de la jurisprudence et son cours de droit.

Comme si l'abondante jurisprudence soumise par les avocats depuis trois jours ne suffisait pas, la Cour a de son côté balancé à la figure du parterre de juristes (et sur les écrans de la salle) un passage d'un arrêt de 2012 de la Cour suprême du Canada rédigé par la juge en chef Beverley McLachlin:
[44]  Cela ne signifie pas que de nouvelles situations ne soulèveront pas de nouvelles questions.  Par exemple, je reporte à une autre occasion l’examen de la situation susceptible de se produire lorsque de nombreux demandeurs engagent une action en dommages‑intérêts pour exposition à des agents toxiques et où, bien qu’il soit statistiquement démontré que les actes du défendeur ont causé préjudice à certains membres du groupe, il est par ailleurs impossible de déterminer quels sont ces membres. 
Le tout était assorti d'une interrogation du juge Kasirer sur l'allure qu'aurait l'issue du présent procès s'il avérait que la cause d'une maladie chez chacun des fumeurs atteints était impossible à déterminer.

En fait, la journée de mercredi, avant même que Me Jamal ouvre la bouche pour continuer sa plaidoirie, s'était ouverte sur un vœu de la Cour d'appel d'être éclairée sur les conséquences de l'adoption de la logique proposée par les procureurs des cigarettiers. En substance, le juge Kasirer s'est demandé à haute voix si l'adoption d'une telle orientation n'aurait pas pour conséquence de transformer un recours collectif en plusieurs centaines de milliers de procès d'un fumeur, un par un, contre un cigarettier ou un groupe de cigarettiers ?

Beaucoup plus tard dans la plaidoirie du procureur d'Imperial, alors que ce dernier faisait valoir que les pénalités décidées par le juge Riordan en raison de violations « techniques » de la Loi sur la protection du consommateur (LPC) étaient inappropriées compte tenu de l'absence d'intention de nuire des fabricants, le juge Kasirer a demandé si ce serait une violation purement « technique » de la LPC d'alimenter une controverse scientifique afin de maintenir un doute la nocivité du tabagisme pour la santé.

Après Me Jamal, un autre procureur de cette compagnie, Craig Lockwood, a pris la parole. Me Lockwood a participé à la défense de son client devant le juge de première instance. L'avocat s'est longuement employé à démontrer que le juge Riordan avait trop souvent fait fi, en tout ou en partie, des témoignages des experts appelés à la barre par les cigarettiers, notamment les historiens David Flaherty et Jacques Lacoursière, ainsi que l'expert en sondages d'opinion Raymond Duch.

S'appuyant pour sa part sur ces témoignages versés au dossier de la preuve en 2013, Me Lockwood a contesté les dates retenues par le juge Riordan, qui sont plutôt celles de l'historien de la cigarette Robert Proctor, un autre témoin expert et un homme à qui l'industrie a souvent reproché de ne pas connaître le Canada et son industrie du tabac. Aux yeux d'Imperial, la masse de la population savait vers 1960 que la consommation de tabac engendre la dépendance et constitue un danger pour la santé. La juge Bich a mis à l'épreuve la capacité de dialogue de Me Lockwood en lui demandant s'il ne fallait pas faire une distinction entre le savoir (awareness) et la compréhension (understanding), en une époque, autour de 1960, où une minorité de la population avait fini des études secondaires. La juge en est même venue à prononcer le mot sacrilège des avocats de l'industrie, le mot croyance (belief).

Après Me Lockwood, le procureur de JTI-Macdonald François Grondin est venu au lutrin pour expliquer ce que son client considère comme une autre erreur commise par l'honorable Brian Riordan dans son jugement. En substance, Me Grondin a déploré devant la Cour d'appel que le juge Riordan ait décidé d'imposer des pénalités à JTI-Macdonald, en rapport avec les agissements passées d'une autre compagnie, Macdonald Tobacco Inc (MTI), dissoute en 1983. En 1974, le cigarettier américain RJ Reynolds a pris le contrôle de MTI et procédé à une réorganisation administrative en 1978, laquelle incluait notamment le déménagement du siège social de Montréal à Toronto. Les actifs de MTI, notamment des marques de commerce comme Export A, ont été repris par la compagnie RJR-Macdonald (qui allait devenir plus tard JTI-Macdonald). Le contrat entre les deux entités ne prévoyait cependant pas que RJR-Macdonald Inc écope un jour de pénalités pour des agissements reprochés à MTI dans une décision de justice. Une autre réorganisation, faite au 21e siècle dans les possessions de Japan Tobacco, avait essentiellement pour but de minimiser les impôts à payer au Canada, et non pas, comme le pense le juge Riordan, de faire échapper JTI-M à de possibles obligations de verser des dédommagements à des victimes du tabac. Me Grondin a expliqué comment la situation particulière de JTI-Macdonald, en rapport avec sa capacité éventuelle de payer les dédommagements et peines imposés par le juge Riordan, a poussé ce dernier à confier cette question à un autre juge de la Cour supérieure du Québec. L'affaire a été traitée par le juge Robert Mongeon. (voir notamment notre édition du 23 mai 2014 qui contient des hyperliens pertinents).

mercredi 23 novembre 2016

Pourquoi n'avez-vous pas fait comparaître des membres des recours collectifs (devant le juge Riordan) ?

253 + 2
Il y a des moments dans les palais de justice où de courtes questions de juge apparemment anodines et laissées fondamentalement sans réponse ont davantage le délicat parfum de la nouvelle du jour que des heures de laborieuses et savantes plaidoiries par les avocats sur les matières annoncées dans leur plan d'argumentation.

Mardi, durant une audition de la Cour d'appel du Québec, le juge Nicholas Kasirer a posé au procureur d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) la question reprise (et traduite) dans notre titre d'aujourd'hui. En substance, Me Mahmud Jamal a répondu qu'il n'était pas devant le tribunal d'appel pour justifier un choix stratégique de la défense de son client devant le tribunal de première instance. Il a aussi suggéré que le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui instruisait ce procès, semblait envisager que l'interrogatoire possible de fumeurs par les défenseurs de l'industrie tourne au cirque.

Au fond, peu importe la réponse de l'avocat, une décision passée qu'on pourrait éventuellement présenter comme la maladresse stratégique d'une compagnie dans un procès n'a pas de raison de diminuer son droit à un jugement équitable, un droit que le juge Riordan a bafoué selon les cigarettiers aujourd'hui devant la Cour d'appel. Au surplus, Me Jamal était particulièrement excusable de ne pas s'écarter des matières à l'ordre du jour de ce mardi puisqu'il n'était pas impliqué, sinon discrètement de très loin, dans le procès en première instance.

La défense des intérêts d'ITCL relevait alors principalement des avocates Deborah Glendinning et Suzanne Côté, secondées par Me Craig Lockwood. La première et ce dernier étaient dans la salle d'audience hier, pas loin de Me Jamal. Suzanne Côté est devenue juge à la Cour suprême du Canada en décembre 2014.

Le juge Kasirer aurait tout aussi bien pu poser sa question lundi à Me Guy Pratte ou Me Simon Potter, après ou durant la diatribe des avocats de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson & Hedges contre le caractère abstrait, inusité et injuste d'un procès en première instance où n'est comparu aucun des plaignants, c'est-à-dire aucun des fumeurs organisés en recours collectifs, ce qui fait que des fumeurs malades qui pourraient être indemnisés seraient peut-être parfois des étourdis sans mérite qui n'ont pas écouté les conseils de leur médecin ou observé les mises en garde des autorités de santé publique.

À ceux des lecteurs de ce blogue qui n'ont pas suivi toutes les péripéties du procès des cigarettiers devant la Cour supérieure, il est peut-être utile de rappeler que la possibilité d'y faire comparaître des fumeurs a été envisagée par l'industrie du tabac durant plusieurs années. Et ce n'est que le 23 mai 2014 qu'Imperial a annoncé au juge Riordan qu'elle renonçait à son droit d'interroger des fumeurs (pour déterminer leur part de faute dans le préjudice qu'il subisse).

(Les deux autres cigarettiers avaient renoncé plus tôt qu'Imperial à convoquer des fumeurs à la barre des témoins.)

La Cour d'appel du Québec elle-même avait pourtant laissé la porte ouverte à une telle défense, tout en fixant les balises légales d'un tel procédé.

Le juge Kasirer pourrait avoir ouvert utilement les yeux des compagnies de tabac pour les quelques heures qu'il leur reste à plaider cette semaine: le tribunal d'appel ne fait probablement pas que prendre note de ce qu'on lui raconte, mais peut-être aussi, un peu quand même, de ce qu'on semble vouloir lui faire oublier.

*
Dans une prochaine relation, nous reviendrons sur l'essentiel de l'argumentation présentée par Me Jamal à la Cour d'appel pour justifier la cassation du jugement Riordan de juin 2015, et sur les questions ou commentaires de certains juges.

Au lutrin, l'avocat d'Imperial avait été précédé dans la matinée par celui de JTI-Macdonald, Guy Pratte, qui a terminé son exposé sur les failles de la méthode mise au point par l'épidémiologue Jack Siemiatycki, et retenue par le juge Riordan, pour estimer la proportion des fumeurs québécois atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème qui le sont en conséquence de leur tabagisme. Me Pratte a beaucoup puisé dans la critique du statisticien Laurentius Marais qui avait témoigné comme expert lors du procès en première instance, et qui était dans la salle d'audience lundi et mardi.

Lors de l'exposé, les juges ont posé moins de questions qu'à d'autres moments de la journée, et le juge Allan Hilton, répondant à une certaine inquiétude du plaideur, n'a pas caché l'aspect ennuyant de la matière, ce qui a fait rire le parterre d'avocats et détendu l'atmosphère.

L'enjeu, c'est évidemment que les juges comprennent bien la différence entre des notions plutôt abstraites.

Pour rendre un jugement éclairé, ils ne devront pas confondre, par exemple, le risque d'une personne d'être frappée par le cancer après avoir fumé un paquet par jour pendant 12 ans avant de s'abstenir durant les 20 années suivantes, et la probabilité que le cancer diagnostiqué chez une personne qui a eu un tel historique de consommation soit dû à son tabagisme. Il n'est pas certain que l'exposé de Me Pratte, qui fait beaucoup penser à celui qu'il a fait devant le juge Riordan en 2014, ait l'effet de prévenir certaines confusions de ce genre.

Mardi comme lundi, des textes puis des diagrammes étaient visibles sur les écrans plats disposés dans la salle d'audience et tournés vers les juges ou vers le public. L'auditoire était moins nombreux mardi mais toujours aussi discipliné, bien habillé et en bonne santé. On entendrait voler une mouche.

mardi 22 novembre 2016

Des gens fument et se rendent malades, mais rien ne prouve que nous les avons fait fumer, disent JTIM et RBH

Vendredi dernier, cela faisait 18 ans que le Conseil québécois sur le tabac et la santé est allé au-delà de son œuvre éducative pour s’en prendre directement à ce qui est maintenant perçu comme le vecteur insensible et intéressé de l’épidémie de tabagisme, l’industrie du tabac, et à lui réclamer un dédommagement pour les fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème. Le recours collectif des personnes dépendantes du tabac avait pour sa part commencé un mois et demi plus tôt.

18 ans et plusieurs décès plus tard…
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Lundi, c'est donc une certaine ambiance d'éternel recommencement mêlée de lassitude ou de détachement philosophique qui pouvait régner devant la Cour d'appel du Québec comme sur la ville de Montréal. La première chute de neige avait laissé sur les rues et les trottoirs de la cité ce qui est tantôt appelé sloche, slush, giboulée, ou même giboulache (Roger Lemelin), et dont chaque piéton s’approchant d’un édifice espère la liquéfaction prochaine sous l'effet d'un possible retour final de l'automne, en attendant la constance des températures hivernales.

Dans la salle d'audience, où le mélange des styles donne l'impression que le décorateur s'est moqué du bon goût des contribuables, votre serviteur pouvait entre autres observer quantité de visages connus mais plus graves que de coutume, des juges sans indulgence pour les simplifications rhétoriques, une argumentation dégageant un parfum de déjà-vu ou de déjà-entendu, tout de même ponctuée d'une jurisprudence mise à jour, davantage de banquettes vacantes après la première pause, et le murmure occasionnel d'une traductrice-interprète, pour les courts moments où la langue de Louis-Hippolyte Lafontaine manifestait son existence.

Les avocats Guy Pratte et Simon Potter, procureurs respectifs des compagnies JTI-Macdonald (JTIM) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH), ont inauguré la plaidoirie de l'industrie du tabac en faveur d'une cassation du jugement de la Cour supérieure du Québec rendu par l'honorable Brian Riordan en juin 2015, plaidoirie qui se poursuivra aujourd’hui.

Fondamentalement, Me Pratte et Me Potter ont reproché au juge de première instance d’avoir trop présumé, de s’être trop fié à son apparent bon sens et de ne pas avoir exigé assez de preuves de la part des demandeurs au procès.

Au cœur de leur argumentation se trouve aussi l’idée que si on ne peut pas prouver qu’un fumeur fume par la faute d'un cigarettier, on ne peut pas non plus prouver que des masses gens rendus malades par le tabagisme fument à cause des agissements des cigarettiers.

Me Pratte a souligné que l’application des lois actuelles et particulièrement l’imposition de mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac n’empêche pas le tabagisme de prévaloir encore chez près de 20 % des Québécois (de 12 ans et plus).

Aux yeux de l’avocat de JTIM, il importe aussi que le tribunal d’appel décide si le juge Riordan a eu raison ou tort de se fier à la méthode de l'épidémiologue Jack Siemiatycki pour calculer la proportion des personnes atteintes d’un cancer au poumon ou à la gorge qui le sont à cause de leur tabagisme.

Utilisant les mêmes distinctions subtiles que Me Pratte entre causalité médicale et causalité comportementale, Me Potter, dans une de ces comparaisons hardies qu’il affectionne, a entre autres a fait valoir que lorsqu’un chirurgien est accusé d’avoir insuffisamment renseigné son patient, la question pour un tribunal n’est pas de savoir s’il est utile ou pertinent d’être mieux renseigné mais de savoir si des renseignements plus abondants auraient changé la décision du patient d’autoriser ou non l’opération.

L’avocat de RBH a aussi déploré que le juge Riordan n'ait pas fait la moindre allusion dans son verdict au témoignage du « Prix Nobel d’économie » James Heckman, et ait manqué de suite dans les idées au sujet du témoignage de l’économiste Kip Viscusi. Ce dernier témoin expert aurait montré selon Me Potter que le public et les fumeurs surestiment le risque d’être atteint par le cancer du poumon. (En fait, selon les souvenirs de votre serviteur, l’expert Viscusi a plutôt montré que le public surestimait la prévalence du cancer du poumon, ce qui est différent du risque d’en être atteint quand on fume.) Reste néanmoins que Brian Riordan, au paragraphe 309 de son jugement, accepte la conclusion du professeur Viscusi que le public surestimait certains risques. Me Potter a donc profité de la brèche pour faire entrevoir que l’insuffisance présumée des mises en garde sanitaires est hors de cause dans l’épidémie de tabagisme.

Le doyen des avocats de l'industrie cigarettière a vilipendé le jugement Riordan d'il y a 18 mois parce qu'il rend les fabricants responsables de dommages qui pourraient être attribués statistiquement à leurs produits, sans égard à l'état de conscience du danger qui prévaut chez les consommateurs.

Les avocats des cigarettiers font face à cinq juges de la Cour d'appel qui ont déjà absorbé 340 pages de leur argumentation écrite et 224 pages de réplique des avocats des recours collectifs de fumeurs. Les juges Allan Hilton, Nicholas Kasirer et Yves-Marie Morissette ont souvent interrompu les plaideurs pour poser des questions et les « guider », ce qui a pour effet de rappeler à tous les membres du Barreau présents dans la salle l'idée sage qu'il faut savoir donner parfois ses arguments dans un ordre différent de ce qu'on pourrait avoir prévu, selon le caprice de la Cour...

Par les commentaires de certains juges, on peut imaginer que le tribunal, présidé par le juge Morissette, n'avalera pas facilement l'idée que l'apparition de mises en garde sanitaires sur les paquets a déchargé l'industrie du tabac de toute faute. Lundi, des juges ont fait allusion à la publicité, ainsi qu'à des échanges passées entre certains cadres de l'industrie au sujet de l'acceptabilité sociale du tabagisme et de la manière d'enrayer le recul du tabagisme.

Bref, si les avocats de l'industrie espéraient ne parler que de règles de droit, ils n'ont peut-être pas frappé à une mauvaise porte, mais ils sont aussi tombés sur des magistrats qui, littéralement, connaissent le tabac.