mercredi 6 avril 2016

La juge Côté ne fera pas partie du comité.

La juge Suzanne Côté de la Cour suprême du Canada (CSC), qui a été une des vedettes du blogue Lumière sur les procès du tabac, à titre d'avocate chargée de la défense d'Imperial Tobacco Canada, ne fera pas partie du comité de la CSC qui doit décider si ce tribunal entendra l'appel de JTI-Macdonald dont nous parlions ce matin.

L'internaute qui veut se donner la peine de regarder le registre des procédures à la CSC, pourra lire le renseignement suivant dans une ligne du tableau correspondant à la date du 21 mars.

2016-03-21
Envoi aux juges des documents de la demande d’autorisation, Cro Wa Br


 
Ce sont donc les juges Cromwell, Wagner et Brown qui examineront la requête de la compagnie de tabac, et non les juges Cromwell, Wagner et Côté.

Hier, on pouvait encore lire Cot au lieu de Br.

Une erreur de typographie, peut-être.

Conclusion: la Cour suprême du Canada est soucieuse des apparences de justice.

L'apparence de justice et le passé d'une juge en tant qu'avocate

Le troisième plus important cigarettier du marché canadien, JTI-Macdonald, filiale de Japan Tobacco International de Genève, demande à la Cour suprême du Canada, le plus haut tribunal de la fédération canadienne, la permission de faire appel d'un arrêt rendu en septembre 2015 par la Cour d'appel du Québec concernant la validité de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS), adoptée par l'Assemblée nationale du Québec en 2009.

La juge Côté est dans la rangée
d'en arrière, à droite
Or, sur le comité de la Cour suprême qui doit décider s'il faut déranger avec cette affaire l'ensemble des neuf juges de ce tribunal ou fermer la porte tout de suite, il y a l'Honorable Suzanne Côté, qui était, jusqu'à sa nomination à la magistrature suprême en décembre 2014, l'une des principales avocates d'Imperial Tobacco Canada dans la cause qui opposait et oppose toujours cette compagnie, de même que JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges, à deux collectifs de victimes des ruses et dénégations de l'industrie du tabac.

Bien entendu, le litige au sujet de la LRCSS, où l'industrie du tabac constitue la partie demanderesse, et le litige au civil raconté en détail sur ce blogue, où les cigarettiers se sont défendus depuis 1998 contre des recours collectifs de fumeurs, ont donné lieu à deux procès distincts, suivis tous deux d'appels devant la Cour d'appel du Québec. L'avocate Suzanne Côté avait assez de chats à fouetter avec la défense d'Imperial contre les groupes de fumeurs québécois pour ne pas s'occuper en plus de l'autre procès, contre le gouvernement du Québec; la compagnie avait d'autres bons avocats sur le coup, notamment Me Éric Préfontaine.

N'empêche, cela paraît mal. Il y a un vieux principe de justice qui veut que les affaires devant les tribunaux ne doivent pas seulement être instruites et jugées avec justice, mais aussi avec une apparence de justice.

À la Cour suprême du Canada, ce sont les neuf juges en fonction qui participent à chaque procès sur la validité d'une loi fédérale ou provinciale, et non une sélection de 3 juges sur 20 comme lors d'un procès devant la Cour d'appel du Québec.

D'ordinaire, les personnes qui aboutissent à la magistrature suprême à Ottawa, même si elles ont toutes commencé par pratiquer le métier d'avocat, ont œuvré en tant que juges de tribunaux inférieurs durant un nombre d'années suffisant pour minimiser le risque qu'une affaire pendante devant la Cour suprême du Canada (CSC) en soit une où elles avaient plaidé pour le compte d'une partie en litige.

En catapultant à la CSC une avocate encore en plein exercice de sa profession, et chargée de la défense d'une industrie qui se retrouve beaucoup plus souvent devant les Neuf sages d'Ottawa que la moyenne des justiciables, le premier ministre canadien (Stephen Harper en 2014) a ouvert la porte à ce genre de situation embarrassante, où les apparences sont mauvaises. En confiant à Suzanne Côté le rôle d'examiner la pertinence d'une audition en appel du jugement de septembre dernier de la Cour d'appel du Québec contre l'ancien client de Me Côté, la juge en chef  du Canada Beverley McLachlin semble peu soucieuse des apparences.

On ne peut cependant pas prédire quelle sera la position de la juge Côté, ni même attribuer automatiquement à ses anciennes fréquentations professionnelles un appui éventuel à la requête de JTI-Macdonald pour qu'un appel soit entendu.

Un petit retour sur l'ensemble de l'affaire nous met en garde.

*

L'Assemblée législative de la Colombie-Britannique a adopté en 1997 une loi pour faciliter une poursuite contre l'industrie du tabac afin de recouvrer le coût des soins de santé liés aux maladies causées par le tabac. Une poursuite judiciaire a alors été lancée par le gouvernement provincial. L'industrie a tout de suite contesté la loi au motif principal qu'elle violerait la Charte canadienne des droits et libertés, qui figure en préambule de la Loi constitutionnelle de 1982, qui est la plus importante loi du Parlement du Canada. Cette Charte et les traditions britanniques telles qu'interprétées au Canada garantissent le droit à un procès équitable et protège la liberté de jouir paisiblement de ses biens. Au terme d'un long parcours devant des tribunaux, la Cour suprême du Canada a statué en juillet 2011 que la loi britanno-colombienne ne violait pas la constitution canadienne.

Entre temps, l'Assemblée nationale du Québec a adopté la LRCSS, calquée sur la loi de la Colombie-Britannique. Le gouvernement provincial a lancé une poursuite à l'été 2012.

Comme s'il n'y avait pas l'apparence d'une chose jugée par la Cour suprême du Canada en matière de violation des droits fondamentaux de l'industrie du tabac, celle-ci a contesté dès 2009 la validité de la LRCSS au motif qu'elle violerait la Charte des droits et libertés de la personne, une loi provinciale datée de 1975 qui a préséance sur les autres lois québécoises, et qui garantit notamment le droit à un procès équitable et protège la liberté de jouir paisiblement de ses biens.

L'équipe de juristes de la Procureure générale du Québec a plaidé que l'interprétation de la Charte des droits et libertés de la personne que l'industrie faisait n'était pas fondée, a plaidé que toute l'affaire des droits fondamentaux avait été jugée par le plus haut tribunal de la fédération canadienne, et a tenté en 2010 de faire déclarer irrecevable la requête de l'industrie. En vain. Aux yeux du juge Paul Chaput de la Cour supérieure du Québec, ce n'était pas suffisant pour empêcher le bal de recommencer. Il a fallu attendre mars 2014 pour que le juge Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec, après avoir entendu des deux parties les mêmes arguments que le juge Chaput, juge que l'industrie se trompait et valide la LRCSS.

En septembre 2015, les juges Marcotte, Vézina et Savard de la Cour d'appel du Québec ont rendu un arrêt qui a confirmé le jugement Mongeon. L'appel de l'industrie était cependant un appel de plein droit, c'est-à-dire que la Cour d'appel ne pouvait pas refuser de l'entendre.

Et maintenant, JTI-Macdonald demande à la Cour suprême du Canada (CSC) la permission d'aller en appel du jugement de septembre 2015 de la Cour d'appel du Québec.

Alors, quelque chose comme le petit doigt de votre serviteur lui donne à penser que la magistrature suprême, même en l'absence de Suzanne Côté, ne trouverait pas de motif convaincant pour se priver du secret plaisir de ressasser l'affaire, quitte à mettre les points sur les i lors d'un jugement sur le fond de la question.

Parmi les personnes qui ont, selon le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, subi un tort du fait des pratiques de l'industrie du tabac, plus d'une se plairait sans doute à espérer que la Cour suprême du Canada puisse un jour juger de l'abus de procédure judiciaire par l'industrie du tabac. Hélas, ce jugement n'est pas encore rendu et l'affaire n'a même jamais été débattue devant un tribunal. Ce procès-là n'aurait plus seulement la « santé publique » comme enjeu, mais quelque chose comme la « saine administration du système de justice public dans un pays démocratique ».