vendredi 12 décembre 2014

253e jour - 11 décembre 2014 - Le juge Brian Riordan se retire pour réfléchir et écrire son jugement final

Le rideau est tombé jeudi sur un très long procès, intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux groupes de Québécois qui sont dépendants du tabac ou souffrent d'emphysème ou d'un cancer au poumon, au larynx, à l'hypopharynx ou à l'oropharynx, et qui reprochent à l'industrie son comportement trompeur et irresponsable.

Le procès était instruit depuis le début, en mars 2012, par le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, lequel a écouté 75 interrogatoires et contre-interrogatoires, a lu au moins 24 rapports d'expertise et s'est vu soumettre environ 8000 documents en guise de pièces au dossier de la preuve, en plus de devoir trancher plusieurs débats par des décisions interlocutoires.

Au terme d'une 253e journée d'audition, heureusement terminée avant midi, le magistrat a annoncé qu'il prenait maintenant la cause en délibéré, après avoir remercié et complimenté les avocats des deux camps. Le magistrat a ajouté que pour lui, la tâche la plus difficile commençait « dans les prochaines minutes ».

Juste avant, les avocats d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-Mac) avaient pris seulement quelques minutes chacun pour répliquer à la réplique de lundi dernier des avocats des recours collectifs à leur défense principale plaidée en octobre et novembre. Il vient un temps où on doit supposer que le message qu'on voulait livrer à un juge s'est rendu, et Deborah Glendinning, comme Simon Potter et Guy Pratte sont des juristes suffisamment expérimentés pour l'avoir compris.

Me Pratte de JTI-Mac a notamment expliqué que ce n'est pas parce que les experts Marais et Barsky aboutissaient à la même estimation globale que le professeur Siemiatycki du nombre de Québécois dont le cancer du poumon est dû au tabagisme que la méthode de l'épidémiologue des recours collectifs est digne de confiance pour se prononcer sur l'étendue des dommages sanitaires dont seraient responsables les cigarettiers. Les experts des deux camps sont d'ailleurs loin de s'entendre sur le nombre des victimes des autres maladies dont la maladie pourrait être attribuée à l'usage du tabac.

Me Potter de RBH, le doyen des avocats de l'industrie, a entres autres fait valoir qu'on ne pouvait pas justifier une condamnation des pratiques passées de l'industrie sur la base d'une loi, la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, qui témoignait certes de l'intention du gouvernement mais qui fut justement en partie invalidée par la Cour suprême du Canada, au motif que les restrictions allaient trop loin, dans le contexte d'une société démocratique.

Me Gledinning a annoncé qu'Imperial Tobacco acceptait de se plier aux mêmes règles que les deux autres compagnies quant à la confidentialité des renseignements financiers que la compagnie va transmettre au juge pour lui permettre de calculer le montant des dommages punitifs imposés à l'industrie, si le juge décidait effectivement d'en imposer. Les règles de confidentialité en question proviennent d'ententes à l'amiable négociées récemment avec la partie demanderesse, et non d'une ordonnance du juge. (A ce sujet, voir notre édition relative au 251e jour.)

S'agissant des tableaux de résultats financiers de la dernière décennie présentés au juge, le procureur Pierre Boivin des recours collectifs a expliqué que certains exercices financiers montraient des pertes extraordinaires attribuables à des règlements à l'amiable avec les gouvernements provinciaux et le fédéral concernant la contrebande des cigarettes au début des années 1990, que les trois compagnies ont reconnu avoir alimentée.

Me Potter, dont le raffinement lexical n'a d'égal que le culot, a tenu à préciser que ces ententes (de plusieurs millions de dollars) concernaient un défaut d'étiquetage (mis-labelling) reproché à l'industrie.

Les journalistes peu initiés, et ils étaient plus nombreux jeudi que d'habitude, auraient pu ne rien remarquer. Le juge Riordan a découvert le pot aux roses au bout de quelques minutes. Tout le monde a alors compris que les étiquettes qui manquaient étaient les timbres fiscaux...

(Pour mémoire, rappelons que pour lutter contre cette contrebande organisée par ITCL, RBH et RJR-Mac, les gouvernements québécois, ontarien et fédéral ont décrété en février 1994 une baisse radicale des taxes sur les produits du tabac, dont les conséquences sanitaires furent très néfastes.)

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Le juge Riordan et les deux camps se sont séparés pour de bon cette fois-ci. La bonne humeur régnait, celle du travail accompli, celle du 110 % d'effort intellectuel donné à la promotion d'une cause. Comme le notait la blogueuse Cynthia Callard dans son édition relative à ce 253e jour, sitôt le juge parti, on aurait dit des joueurs de hockey s'alignant pour se serrer la main après la fin d'un tournoi. Une image touchante et sympathique du Canada, de l'esprit sportif.

On ne sait cependant pas qui a gagné la partie.

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LE BARRAGE ARGUMENTAIRE DE TROISIÈME GÉNÉRATION

C'est en mars 1954, pour la première fois dans l'histoire du monde, que fut lancée la première action en justice contre des cigarettiers, au nombre de quatre, qu'un ex-fumeur et ouvrier du Missouri, Ira C. Lowe, blâmait pour un cancer qui avait entraîné l'ablation de son poumon droit. L'argument de la défense à l'époque fut que la relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon n'était pas prouvée. La bataille judiciaire s'est arrêtée au bout de 13 ans, après la mort de M. Lowe, et après que sa succession se soit découragée.

Quand le procès dont vous avez suivi ici les péripéties a commencé, en mars 2012, après plusieurs années de conférences de gestion, de procédures et de cueillette de dépositions préliminaires, on pouvait croire que l'industrie monterait comme cheval de bataille une deuxième génération d'arguments centrée sur l'idée que « tout le monde était au courant » des méfaits du tabac, et donc que les fumeurs n'ont à blâmer qu'eux-mêmes de s'être intoxiqués pour avoir douté de ce qu'on leur disait.

Cette impression se trouvait fortifiée par la convocation prochaine devant le tribunal d'experts en histoire qui avaient épluché les journaux sur 50 ans pour y trouver des articles défavorables au tabac et conclure que « tout le monde savait ». Savait quoi exactement d'utile à l'évitement des expérimentations à l'adolescence et à la motivation d'un arrêt tabagique? Le contenu de ladite connaissance était secondaire.

Durant deux ans et demi, votre serviteur s'est plu à penser que cette argumentaire est d'un maniement délicat. Comment prouver que tout le monde savait les méfaits du tabac sans devoir expliquer comment les cadres de l'industrie pouvaient ne pas avoir su ces méfaits très tôt ? Comment blâmer les fumeurs d'avoir douté des méfaits quand les cadres de l'industrie qui ont témoigné devant le juge Riordan ont révélé qu'ils n'avaient, à l'époque, pas de conviction eux non plus?

Si l'industrie avait besoin de prouver que « tout le monde savait », ce serait catastrophique pour elle de ne pas y arriver.

Mais a-t-elle besoin de prouver cela ? Peut-être que les avocats de la défense de l'industrie croyaient encore cela nécessaire il y a 32 mois. Ils en donnaient l'air.

Depuis le début du mois d'octobre, même si les défenseurs de Rothmans, Benson & Hedges, de JTI-Macdonald, et d'Imperial Tobacco Canada ont continué d'entretenir plus ou moins volontairement cette illusion d'optique en chevauchant occasionnellement l'ancien cheval, il est devenu de plus en plus évident que l'industrie l'a abandonné.

Les témoignages d'historiens et d'experts en sondages de population ne servent plus à soutenir que « tout le monde savait » mais à soutenir que « tout le monde n'ignorait pas ». Les défenseurs de l'industrie disent que c'est à la partie demanderesse de prouver que « tout le monde ignorait », à défaut de quoi le tribunal doit autoriser l'industrie à séparer les bonnes brebis des brebis galeuses, et les fumeurs sourds et aveugles de naissance qui méritent vraiment une compensation des autres qui méritent leur mauvais sort. Les cigarettiers préfèrent affronter les Ira Lowe, les Jean-Yves Blais et les Cécilia Létourneau de ce monde un par un.

En somme, l'argumentaire de troisième génération utilisé par l'industrie du tabac est adapté au plus redoutable ennemi de l'industrie au 21e siècle: le mécanisme même du recours collectif, une institution dont les inventeurs sont encore en vie.

Et la bataille porte sur les règles de la preuve que le tribunal se doit de faire appliquer, autant sinon plus que sur les faits historiques.

La portée d'une acceptation par le juge Riordan de la thèse des demandeurs est très grande.

En matière de santé publique, ce sera peut-être le signal du début d'une ère d'attrition programmée de l'industrie du tabac, même si l'industrie réussissait à éviter de payer la facture de ce procès.

Il y a aussi une portée démocratique, autrement dit des portes ouvertes pour d'autres causes même si c'est seulement dans la juridiction du Québec, avec son Code de procédure civile, et à condition que les tribunaux d'appel approuvent le jugement final de Brian Riordan.

La portée d'une acceptation de la thèse de la défense n'est pas moindre. Ce pourrait être le signal que la contre-révolution du tort litigation lancée par l'aile pro-business du Parti républicain aux États-Unis se poursuit dans l'endroit où l'environnement légal paraît le plus favorable aux recours collectifs.

À  prévoir aussi : l'enlisement définitif des poursuites des gouvernements provinciaux contre l'industrie du tabac pour recouvrer les dépenses des régimes d'assurance-maladie publics dues au tabagisme, et des décennies de perdues en perpétuation de l'usage du tabac à haute prévalence de la population active.

On comprendrait l'honorable Brian Riordan d'avoir le vertige.

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La présente édition du blogue était la 270ième publiée depuis mars 2012.