vendredi 12 décembre 2014

253e jour - 11 décembre 2014 - Le juge Brian Riordan se retire pour réfléchir et écrire son jugement final

Le rideau est tombé jeudi sur un très long procès, intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux groupes de Québécois qui sont dépendants du tabac ou souffrent d'emphysème ou d'un cancer au poumon, au larynx, à l'hypopharynx ou à l'oropharynx, et qui reprochent à l'industrie son comportement trompeur et irresponsable.

Le procès était instruit depuis le début, en mars 2012, par le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, lequel a écouté 75 interrogatoires et contre-interrogatoires, a lu au moins 24 rapports d'expertise et s'est vu soumettre environ 8000 documents en guise de pièces au dossier de la preuve, en plus de devoir trancher plusieurs débats par des décisions interlocutoires.

Au terme d'une 253e journée d'audition, heureusement terminée avant midi, le magistrat a annoncé qu'il prenait maintenant la cause en délibéré, après avoir remercié et complimenté les avocats des deux camps. Le magistrat a ajouté que pour lui, la tâche la plus difficile commençait « dans les prochaines minutes ».

Juste avant, les avocats d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-Mac) avaient pris seulement quelques minutes chacun pour répliquer à la réplique de lundi dernier des avocats des recours collectifs à leur défense principale plaidée en octobre et novembre. Il vient un temps où on doit supposer que le message qu'on voulait livrer à un juge s'est rendu, et Deborah Glendinning, comme Simon Potter et Guy Pratte sont des juristes suffisamment expérimentés pour l'avoir compris.

Me Pratte de JTI-Mac a notamment expliqué que ce n'est pas parce que les experts Marais et Barsky aboutissaient à la même estimation globale que le professeur Siemiatycki du nombre de Québécois dont le cancer du poumon est dû au tabagisme que la méthode de l'épidémiologue des recours collectifs est digne de confiance pour se prononcer sur l'étendue des dommages sanitaires dont seraient responsables les cigarettiers. Les experts des deux camps sont d'ailleurs loin de s'entendre sur le nombre des victimes des autres maladies dont la maladie pourrait être attribuée à l'usage du tabac.

Me Potter de RBH, le doyen des avocats de l'industrie, a entres autres fait valoir qu'on ne pouvait pas justifier une condamnation des pratiques passées de l'industrie sur la base d'une loi, la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, qui témoignait certes de l'intention du gouvernement mais qui fut justement en partie invalidée par la Cour suprême du Canada, au motif que les restrictions allaient trop loin, dans le contexte d'une société démocratique.

Me Gledinning a annoncé qu'Imperial Tobacco acceptait de se plier aux mêmes règles que les deux autres compagnies quant à la confidentialité des renseignements financiers que la compagnie va transmettre au juge pour lui permettre de calculer le montant des dommages punitifs imposés à l'industrie, si le juge décidait effectivement d'en imposer. Les règles de confidentialité en question proviennent d'ententes à l'amiable négociées récemment avec la partie demanderesse, et non d'une ordonnance du juge. (A ce sujet, voir notre édition relative au 251e jour.)

S'agissant des tableaux de résultats financiers de la dernière décennie présentés au juge, le procureur Pierre Boivin des recours collectifs a expliqué que certains exercices financiers montraient des pertes extraordinaires attribuables à des règlements à l'amiable avec les gouvernements provinciaux et le fédéral concernant la contrebande des cigarettes au début des années 1990, que les trois compagnies ont reconnu avoir alimentée.

Me Potter, dont le raffinement lexical n'a d'égal que le culot, a tenu à préciser que ces ententes (de plusieurs millions de dollars) concernaient un défaut d'étiquetage (mis-labelling) reproché à l'industrie.

Les journalistes peu initiés, et ils étaient plus nombreux jeudi que d'habitude, auraient pu ne rien remarquer. Le juge Riordan a découvert le pot aux roses au bout de quelques minutes. Tout le monde a alors compris que les étiquettes qui manquaient étaient les timbres fiscaux...

(Pour mémoire, rappelons que pour lutter contre cette contrebande organisée par ITCL, RBH et RJR-Mac, les gouvernements québécois, ontarien et fédéral ont décrété en février 1994 une baisse radicale des taxes sur les produits du tabac, dont les conséquences sanitaires furent très néfastes.)

*

Le juge Riordan et les deux camps se sont séparés pour de bon cette fois-ci. La bonne humeur régnait, celle du travail accompli, celle du 110 % d'effort intellectuel donné à la promotion d'une cause. Comme le notait la blogueuse Cynthia Callard dans son édition relative à ce 253e jour, sitôt le juge parti, on aurait dit des joueurs de hockey s'alignant pour se serrer la main après la fin d'un tournoi. Une image touchante et sympathique du Canada, de l'esprit sportif.

On ne sait cependant pas qui a gagné la partie.

* *

LE BARRAGE ARGUMENTAIRE DE TROISIÈME GÉNÉRATION

C'est en mars 1954, pour la première fois dans l'histoire du monde, que fut lancée la première action en justice contre des cigarettiers, au nombre de quatre, qu'un ex-fumeur et ouvrier du Missouri, Ira C. Lowe, blâmait pour un cancer qui avait entraîné l'ablation de son poumon droit. L'argument de la défense à l'époque fut que la relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon n'était pas prouvée. La bataille judiciaire s'est arrêtée au bout de 13 ans, après la mort de M. Lowe, et après que sa succession se soit découragée.

Quand le procès dont vous avez suivi ici les péripéties a commencé, en mars 2012, après plusieurs années de conférences de gestion, de procédures et de cueillette de dépositions préliminaires, on pouvait croire que l'industrie monterait comme cheval de bataille une deuxième génération d'arguments centrée sur l'idée que « tout le monde était au courant » des méfaits du tabac, et donc que les fumeurs n'ont à blâmer qu'eux-mêmes de s'être intoxiqués pour avoir douté de ce qu'on leur disait.

Cette impression se trouvait fortifiée par la convocation prochaine devant le tribunal d'experts en histoire qui avaient épluché les journaux sur 50 ans pour y trouver des articles défavorables au tabac et conclure que « tout le monde savait ». Savait quoi exactement d'utile à l'évitement des expérimentations à l'adolescence et à la motivation d'un arrêt tabagique? Le contenu de ladite connaissance était secondaire.

Durant deux ans et demi, votre serviteur s'est plu à penser que cette argumentaire est d'un maniement délicat. Comment prouver que tout le monde savait les méfaits du tabac sans devoir expliquer comment les cadres de l'industrie pouvaient ne pas avoir su ces méfaits très tôt ? Comment blâmer les fumeurs d'avoir douté des méfaits quand les cadres de l'industrie qui ont témoigné devant le juge Riordan ont révélé qu'ils n'avaient, à l'époque, pas de conviction eux non plus?

Si l'industrie avait besoin de prouver que « tout le monde savait », ce serait catastrophique pour elle de ne pas y arriver.

Mais a-t-elle besoin de prouver cela ? Peut-être que les avocats de la défense de l'industrie croyaient encore cela nécessaire il y a 32 mois. Ils en donnaient l'air.

Depuis le début du mois d'octobre, même si les défenseurs de Rothmans, Benson & Hedges, de JTI-Macdonald, et d'Imperial Tobacco Canada ont continué d'entretenir plus ou moins volontairement cette illusion d'optique en chevauchant occasionnellement l'ancien cheval, il est devenu de plus en plus évident que l'industrie l'a abandonné.

Les témoignages d'historiens et d'experts en sondages de population ne servent plus à soutenir que « tout le monde savait » mais à soutenir que « tout le monde n'ignorait pas ». Les défenseurs de l'industrie disent que c'est à la partie demanderesse de prouver que « tout le monde ignorait », à défaut de quoi le tribunal doit autoriser l'industrie à séparer les bonnes brebis des brebis galeuses, et les fumeurs sourds et aveugles de naissance qui méritent vraiment une compensation des autres qui méritent leur mauvais sort. Les cigarettiers préfèrent affronter les Ira Lowe, les Jean-Yves Blais et les Cécilia Létourneau de ce monde un par un.

En somme, l'argumentaire de troisième génération utilisé par l'industrie du tabac est adapté au plus redoutable ennemi de l'industrie au 21e siècle: le mécanisme même du recours collectif, une institution dont les inventeurs sont encore en vie.

Et la bataille porte sur les règles de la preuve que le tribunal se doit de faire appliquer, autant sinon plus que sur les faits historiques.

La portée d'une acceptation par le juge Riordan de la thèse des demandeurs est très grande.

En matière de santé publique, ce sera peut-être le signal du début d'une ère d'attrition programmée de l'industrie du tabac, même si l'industrie réussissait à éviter de payer la facture de ce procès.

Il y a aussi une portée démocratique, autrement dit des portes ouvertes pour d'autres causes même si c'est seulement dans la juridiction du Québec, avec son Code de procédure civile, et à condition que les tribunaux d'appel approuvent le jugement final de Brian Riordan.

La portée d'une acceptation de la thèse de la défense n'est pas moindre. Ce pourrait être le signal que la contre-révolution du tort litigation lancée par l'aile pro-business du Parti républicain aux États-Unis se poursuit dans l'endroit où l'environnement légal paraît le plus favorable aux recours collectifs.

À  prévoir aussi : l'enlisement définitif des poursuites des gouvernements provinciaux contre l'industrie du tabac pour recouvrer les dépenses des régimes d'assurance-maladie publics dues au tabagisme, et des décennies de perdues en perpétuation de l'usage du tabac à haute prévalence de la population active.

On comprendrait l'honorable Brian Riordan d'avoir le vertige.

* * *

La présente édition du blogue était la 270ième publiée depuis mars 2012.

mercredi 10 décembre 2014

252e jour - 8 décembre 2014 - Les avocats des recours collectifs mettent les points sur les i

Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il s'en est fallu de peu pour que la dernière journée d'audition ait eu lieu le lundi 8 décembre 2014. Mais non, il reste encore un jour.

Déjà, en novembre, l'Honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec avait avisé les avocats des deux camps de commencer à ramasser leurs effets personnels et les dossiers entreposées dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, puisque cette belle grande salle du 17e étage va bientôt servir à un autre procès. Lundi, il y avait déjà des autocollants sur le rebord de certaines étagères du fond de la salle qui témoignaient de ce que d'autres parties réclament l'espace pour bientôt.
Fin du procès cette semaine

Également lundi, au terme d'une journée d'audition bien remplie, le juge Riordan a sondé les défendeurs d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald pour savoir s'ils estimaient avoir quelque chose à ajouter lors d'une prochaine journée d'audition prévue jeudi, et qui cette fois-ci serait la dernière, indiquait-il. Me Deborah Glendinning, Me Simon V. Potter et Me Guy Pratte ont répondu qu'ils feraient peut-être d'ultimes et brèves représentations, et il n'était pas exclu que ce soit seulement par écrit dans les deux derniers cas.

Lundi, tous les procureurs des recours collectifs et leurs associés et stagiaires ont fait acte de présence dans la salle pour entendre les ultimes représentations des porte-parole de la partie demanderesse André Lespérance, Philippe H. Trudel et Bruce W. Johnston. Dans les rangs du public, il y avait des observateurs du Conseil québécois sur le tabac et la santé, qui est à l'origine du recours des personnes atteintes d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge, et Mme Cécilia Létourneau, qui est la représentante des personnes atteintes de dépendance au tabac.


L'épidémiologie et les experts de la défense

Me Lespérance a voulu s'assurer que le juge Riordan ne perde pas de vue qu'au-delà des critiques méthodologiques que des témoins-experts de la défense ont livré du rapport de l'épidémiologue québécois Jack Siemiatycki, il y a une grande similitude entre les estimations du professeur de l'Université de Montréal et leurs propres estimations sommaires de la proportion des cancers du poumon qui est due à l'usage de la cigarette.

Lors de contre-interrogatoires, le statisticien Laurentius Marais et le pathologiste Sanford Barsky ont tous tous admis qu'entre 90 et 95 % des cancers du poumon sont causés par le tabagisme. Quant à l'épidémiologue américain Kenneth Mundt, il avait, lors d'un de ses témoignages d'expert à un autre procès, en 2000, déjà avalisé le processus d'estimation qu'a utilisé aussi le professeur Siemiatycki.

Me Lespérance a souligné que depuis 50 ans, tous les organismes de santé publique se sont entendus pour affirmer que l'usage du tabac est la principale cause de cancer du poumon. De nos jours, les compagnies de tabac l'admettent aussi, de dire le procureur des demandeurs, mais elles refusent hélas de faire le calcul pourtant simple du nombre de victimes que cela entraîne.

L'avocat a rappelé que l'amiante est maintenant un matériau interdit (dans la plupart des pays du monde) et il expliqué que 20 ans d'exposition à la poussière d'amiante ne multiplie même pas autant le risque d'être atteint d'une maladie pulmonaire que 5 paquets-années de cigarettes consommées.

Avec le ton qu'employait le procureur Lespérance pour parler des lamelles et du microscope du Dr Barsky, le juge ne pouvait pas oublier que les recours collectifs ont, dans leur argumentaire écrit final, reproché aux compagnies défenderesses d'avoir abusé des procédures dans le procès.

Me Lespérance a aussi cité le paragraphe 48 d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec daté du 13 mai dernier qui établit que l'article 15 de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS) de 2009 s'applique à la cause qu'entend le juge Riordan, en vertu des articles 24 et 25 de ladite loi.

extrait de la LRCSS de 2009

Le beurre et l'argent du beurre

Suivant André Lespérance, Philippe Trudel s'est attardé aux contradictions communes de la défense des trois compagnies de tabac.

Celles-ci ont fait valoir que l'apparition sur les paquets de cigarettes au Canada, en septembre 1994, de mises en garde contre la dépendance empêche qui que ce soit de prétendre ne pas avoir été prévenu du caractère dépendogène du produit. En somme, les personnes déjà dépendantes qui achetaient lesdits paquets auraient été prévenues.

Mais outre le fait que lesdites mises en garde étaient attribuées à Santé Canada, ce qui sous-entend que l'industrie n'était pas d'accord, qu'en est-il des mises en garde au reste du grand public et durant l'ensemble de la période commencée en 1950 ?

Le procureur Trudel a dit que les défendeurs ne peuvent pas prétendre que tout le monde a vu les mises en garde contre la dépendance adressées à l'ensemble du public et qui étaient imprimées (en petits caractères) au bas des annonces de cigarettes, et prétendre que les annonces de cigarettes n'ont pas été vues par tout le monde et qu'il faudrait prouver cela. L'avocat croit plutôt que la publicité a eu comme effet de ralentir la chute de la prévalence du tabagisme dans la société et a rappelé que plusieurs tribunaux canadiens, dont la Cour suprême du Canada en 2007, ont déjà conclu à l'influence de la publicité du tabac sur les non-fumeurs (autrement dit, pas seulement sur les clients des concurrents).

Me Trudel a aussi rappelé que le (plutôt libéral) ministre fédéral de la Santé de 1972 à 1977, Marc Lalonde, avait déjà demandé à l'industrie de cesser d'associer à des marques de cigarettes des activités qui nécessitent une excellente forme physique (pièce 1558 au dossier). Puis M. Lalonde a déploré, lors d'un contre-interrogatoire devant le juge Riordan en 2013, ne pas avoir eu jadis davantage de budgets pour faire de la contre-publicité en matière de tabagisme.


Était-il légal de ne pas respecter ce qui tenait lieu de loi ?

Au juge Riordan qui remarquait que la vente aux mineurs de 16 et 17 ans n'a été interdite qu'après 1994, Me Trudel a aussi tenté d'expliquer que si le législateur n'a pas interdit la publicité avant la Loi réglementant les produits du tabac (entrée en vigueur le 1er janvier 1989 et aussitôt contestée par l'industrie devant les tribunaux), c'est parce qu'il avait longtemps présumé que l'industrie cigarettière appliquait son code d’auto-réglementation, alors qu'elle l'a au contraire souvent violé, comme le procès l'a montré. (À ce sujet, on peut entre autres relire notre édition relative au 185e jour.)

Me Trudel est cependant parvenu à rappeler l'existence de l'article 1457 du Code civil du Québec qui fait une obligation de bonne conduite à toute personne, sans égard au fait que son produit soit légal ou non, ou que la publicité du produit soit autorisée ou non.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

Ayant pris le relais de son associé dans l'après-midi, Me Johnston est revenu sur la question de la publicité visant les adolescents en soulignant que tous les témoins de faits issus de l'industrie se sont défendus d'avoir jamais tenté de recruter des nouveaux fumeurs chez les jeunes non-fumeurs. Mais pourquoi se gêner si c'était légal et que l'argument de la légalité du produit sert aujourd'hui à disculper l'industrie de sa conduite passée ?

L'avocat a ridiculisé l'idée suggérée lors de leurs témoignages par certains anciens cadres du tabac, l'idée que l'industrie n'avait pas besoin de recruter des jeunes parce qu'elle avait « assez de clients » sans cela. Mais pourquoi se priver de ventes additionnelles si c'était légal, si ce n'était pas répréhensible ?


Des fumeurs ne savaient rien d'utile sur le danger du tabac

Après s'être livré, comme ses coéquipiers Lespérance et Trudel, à une courte analyse de jurisprudence, concernant notamment les affaires Bou Malhab contre Diffusion Métromédia CMR Inc et De Montigny contre Brossard (succession) (que les deux camps ont cité ces dernières semaines devant le juge Riordan), Me Johnston est revenu sur la notion de « connaissance commune » chère aux historiens qui ont témoigné comme experts pour le compte de l'industrie.

L'avocat a souligné que cette approche a mené tant Jacques Lacoursière que David H. Flaherty à sous-estimer gravement l'ampleur du discours publicitaire dans la presse et à exclure les annonces de cigarettes de leur analyse sur la connaissance qu'avait la population des méfaits du tabac, comme si la publicité n'avait pas pour effet d'entraîner une tragique relativisation des dangers du tabagisme évoqués ou rapportés par les articles des journalistes.

A contrario, Me Johnston a cité des extraits du rapport d'expertise du politologue Raymond Duch, mandaté par l'industrie pour étudier les sondages sur les perceptions des fumeurs et du public. Il en est de nouveau ressorti qu'on observait de grands nombres de personnes qui déclaraient dangereux à peu près n'importe quoi, et de fortes proportions du public pour se montrer incapables de comparer valablement les dangers sérieux du tabagisme et d'autres risques pour la santé plus mineurs, voire imaginaires. Durant la période couverte par le procès, soit de 1950 à 1998, il y a eu des moments où des sondages montrent que de nombreux fumeurs craignaient davantage la pollution atmosphérique que les effets de leur toxicomanie. En somme, ils ne se croyaient pas plus exposés à des risques pour la santé que les non-fumeurs. Ce genre de croyance en son immunité est particulièrement fréquente chez les jeunes, selon le Dr Juan Negrete, dont Me Johnston a rappelé le témoignage de 2013.


Pas de fumeurs à la barre des témoins: normal

Le procureur Johnston a aussi mentionné plusieurs causes en recours collectif où AUCUN membre des groupes de personnes qui présentaient des réclamations n'a eu à comparaître devant le tribunal, ce qui n'a pas empêché la justice de suivre son cours. Il a notamment mentionné des recours collectifs que son propre cabinet a piloté, comme celle de personnes induites en erreur au sujet du crédit à la consommation par des publicités, celle de détenteurs de cartes de crédit à qui furent chargés illégalement des frais de conversion de devises ou celle de femmes qui avaient dû payer pour obtenir à temps dans le secteur privé un service médical, un avortement, censé être assuré par la Loi de l'assurance-maladie.

Me Johnston a souligné que les compagnies de tabac ont longuement interrogé Mme Cécilia Létourneau, la représentante des personnes dépendantes, avant le procès actuel (En 2008 ?), elles mais n'ont pas voulu enregistrer en preuve sa déposition préliminaire, alors que c'était possible.

Citer aujourd'hui, comme l'a fait Me Suzanne Côté en novembre, de larges extraits du jugement de mars 1998 de l'Honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec pour nier à Mme Létourneau son droit de réclamer un dédommagement n'est pas seulement disgracieux, c'est trompeur, puisque les jugements défavorables de la section des petites créances de la Cour du Québec, qui sont sans appel et dont les débats ne sont pas sténographiés, n'ont pas l'effet de priver qui que ce soit de présenter des réclamations d'un montant supérieur, fut-ce en rapport avec le même préjudice. Et surtout, le jugement a été obtenu après que le témoin Ed Ricard, qu'Imperial Tobacco Canada faisait comparaître devant le juge De Pokomandy en décembre 1997 pour s'opposer à la réclamation de Mme Létourneau, ait induit ce juge en erreur. (Puisque l'affaire était instruite devant la section des petites créances, Mme Létourneau n'avait pas d'avocat pour faire une recherche et répliquer. À l'inverse, Imperial avait obtenu une permission spéciale d'être représentée par une avocate.)

M. Ricard avait alors prétendu qu'il existait une entente entre le gouvernement du Canada et l'industrie du tabac à l'effet de priver les cigarettiers du droit de faire la moindre allégation en matière de santé. Le procès devant le juge Riordan depuis 2012 a permis de voir que cette entente était une fabulation (que M. Ricard n'était pas le seul à vouloir croire chez Imperial, si on se souvient notamment du témoignage d'Anthony Kalhok en 2012). Au surplus, la partie III, article 16, de la Loi sur le tabac d'avril 1997 stipulait déjà
La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Et cet article était une reprise de l'article 9, paragraphe (3) de la Loi réglementant les produits du tabac entrée en vigueur en 1989. C'est dire si la volonté du Parlement fédéral canadien était claire et bien avant décembre 1997.

Me Johnston a souligné que si le défilement souhaité par l'industrie de fumeurs à la barre des témoins devant le juge Riordan visait à faire admettre à ces derniers que leur médecin leur a déjà recommandé d'arrêter de fumer, la partie demanderesse dans le présent procès s'est toujours montré prête à faire cette admission, car la « faute » des fumeurs ne diminue en rien la responsabilité civile des cigarettiers.

Il semble que si aucun membre d'un des deux recours collectifs présents n'est comparu devant le juge Riordan durant le procès, c'est parce que c'était inutile, et que c'est aussi ce qu'ont conclu les défendeurs des cigarettiers. Alors pourquoi se plaindre encore cet automne ?

* *

Parmi l'auditoire au procès lundi, il y avait aussi deux historiens, un professeur dans une université québécoise et l'autre dans une université ontarienne, qui se sont intéressés ces dernières années au tabagisme comme phénomène socio-culturel dans la première moitié du 20e siècle ou bien aux relations discrètes entre des historiens canadiens et les compagnies de tabac.

Un jour, c'est peut-être sous la plume d'historiens que nos descendants apprendront qu'il s'est tenu entre mars 2012 et décembre 2014 à Montréal un procès très important, mais qu'il est passé inaperçu des contemporains.

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La dernière audition aura lieu le jeudi 11 décembre 2014.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès des victimes du tabagisme contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT 

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

lundi 1 décembre 2014

Une avocate de l'industrie du tabac prend l'ascenseur pour Ottawa

La nouvelle, qui avait été annoncée par le bureau du premier ministre fédéral canadien jeudi dernier, est depuis lundi matin annoncée dans des termes très similaires par la Cour suprême du Canada: Suzanne Côté vient d'être nommée juge au plus haut tribunal du royaume. Mme Côté est une avocate très impliquée dans la défense d'Imperial Tobacco Canada au procès intenté par des victimes du tabagisme contre cette compagnie et deux autres cigarettiers.

Puisque les juges à la Cour suprême du Canada restent en poste jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge de 75 ans ou jusqu'à leur mort, selon la première éventualité, l'Honorable Suzanne Côté a donc toutes les chances d'être encore une des Neuf sages d'Ottawa le jour où le jugement final de l'Honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec dans l'affaire qui nous occupe sur ce blogue sera l'objet d'un ultime appel. Bien entendu, ce jugement n'est pas encore rendu; le procès n'est même pas fini.

Les deux autres juges québécois que Suzanne Côté ira rejoindre à Ottawa, Richard Wagner et Clément Gascon, avaient pour leur part été précédemment juges à la Cour d'appel du Québec.

Dans le régime constitutionnel canadien, rien n'empêche cependant le conseil des ministres de nommer qui il veut au poste de juge, quitte à faire prendre la voie rapide à quelqu'un sans devoir expliquer pourquoi on l'a choisi de préférence à d'autres personnes qui étaient peut-être aussi qualifiées ou plus qualifiées, et peut-être moins controversées (voir cet article paru dans le Globe and Mail du 5 décembre)

Ironiquement, Suzanne Côté était l'avocate qui, devant la Commission d'enquête sur le processus de nomination des juges, de juin à octobre 2010, avait représenté les intérêts du gouvernement du Québec, alors dirigé par l'Honorable Jean Charest. La commission était présidée et constituée par un ancien juge de la Cour suprême du Canada, Michel Bastarache.

Or, dans son rapport de janvier 2011, la commission Bastarache a déploré le manque de transparence du processus de nomination des juges.

Hélas, le mandat de la commission Bastarache ne concernait que les juges qui peuvent être nommés par les gouvernements provinciaux.

Les juges de la Cour supérieure du Québec, de la Cour d'appel du Québec et de la Cour suprême du Canada sont nommés par le gouvernement fédéral canadien, ce qui permet au Canada de ne pas se sentir concerné par les critiques qui ont été faites du processus de nomination pratiqué par le gouvernement du Québec, comme si ce processus était une originalité de la province francophone.

Pour mémoire, l'Honorable Jean Charest est aujourd'hui retourné à la pratique privée du droit dans le cabinet juridique McCarthy Tétrault, une grosse firme à laquelle appartiennent aussi les défenseurs du cigarettier Rothmans, Benson & Hedges, de même que le conjoint de Me Côté, Me Gérald R. Tremblay, ainsi qu'un autre ancien chef du Parti libéral du Québec, Me Daniel Johnson, et un ancien président de ce parti, Me Marc-André Blanchard (à ne pas confondre avec le juge du même nom). Nommé juge (à la Cour supérieure du Québec) en 2002, le juge Clément Gascon de la Cour suprême du Canada, quand il était avocat, était associé au cabinet juridique Heenan Blaikie, qui a accueilli après qu'ils aient quitté le 24 Sussex Drive les anciens premiers ministres fédéraux Pierre Elliott Trudeau (1984) et Jean Chrétien (2002), lesquels étaient des avocats de formation, de même que Michel Bastarache après son passage à la Cour suprême. Me Bastarache était lui-même associé aux oeuvres du Parti libéral du Canada avant sa nomination à la magistrature.

Ce ne sont que quelques illustrations du dicton « le monde est petit ». On pourrait en remplir plusieurs pages.

Quand bien même une personne serait le plus grand expert du droit qui soit et plus tard un juge d'une indépendance exemplaire, le processus de nomination des juges ne lui rend probablement pas service.

extrait du rapport de la commission Bastarache, janvier 2011
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Encore un petit bout dans la veine des rapports entre l'industrie du tabac et certaines « familles » politiques, ou entre ces dernières et certains cabinets juridiques. Comme l'a découvert un journaliste de La Presse, la fille de l'ancien chef du Parti libéral du Québec, Alexandra Dionne-Charest, est une lobbyiste auprès du gouvernement du Québec pour le compte de la Coalition nationale contre le tabac de contrebande. Cette coalition est surtout un groupe de façade de l'industrie pour répandre des légendes sur la contrebande et obtenir une réduction des taxes. Quant à Marie-Claude Johnson, fille de l'ancien premier ministre du Québec Pierre-Marc Johnson, elle fait depuis 2011 du lobbying auprès du gouvernement du Québec pour le compte de Rothmans, Benson & Hedges, là aussi en rapport avec la contrebande et les taxes. Mme Johnson a aussi été la colistière de Mélanie Joly, candidate à la mairie de Montréal en novembre 2013. Me Pierre-Marc Johnson a été à partir de 1996 associé au cabinet juridique Heenan Blaikie, jusqu'à sa dissolution en 2014. L'autre fille de Jean Charest, Amélie, qui est avocate, a déjà travaillé au cabinet Heenan Blaikie, dont nous parlions aussi plus haut à propos de MM. Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien, Michel Bastarache et Clément Gascon. Avant d'organiser l'élection de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral du Canada en 2013, puis de se lancer en politique municipale, Mélanie Joly, qui est aussi avocate de formation, était pour sa part passée par le cabinet juridique Stikeman Elliott, auquel a été longtemps associé Me Marc Lalonde, ancien ministre de gouvernements du Parti libéral du Canada dirigés par P. E. Trudeau et témoin en défense d'Imperial Tobacco Canada dans le procès relaté ici. Le monde est très petit.

Faut-il ajouter, au bénéfice de nos lecteurs européens, et même si cela n'a pas encore de rapport avec la nomination de juges, que Justin Trudeau est le fils de l'ancien premier ministre canadien?

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UNE BONNE NOUVELLE POUR LA PRESSE ET LES CHERCHEURS

Changement de sujet.

Mêmes adversaires, intérêts communs.

Dans un procès, celui dont les événements principaux sont relatés sur ce blogue, les trois principaux cigarettiers du marché canadien affrontent des groupes de personnes atteintes de dépendance ou d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou d'un cancer de la gorge.

Dans un autre procès, les mêmes compagnies, et leurs maisons-mères au fil des dernières décennies, affrontent le gouvernement provincial du Québec, qui veut recouvrer d'elles ce que l'épidémie de tabagisme a fait dépenser et fera dépenser au régime d'assurance-maladie durant la période 1970-2030, et d'autres sommes, le tout avec intérêts.

Dans d'autres procès, la même industrie affronte les autres gouvernements provinciaux du Canada pour la même raison et avec des réclamations similaires.

Noël arrive.

Les avocats des recours collectifs, qui ont acquis à leur frais une longueur d'avance sur ceux des gouvernements des provinces canadiennes, se sont entendus avec ces derniers pour assurer un accès public immédiat à l'ensemble des documents versés au dossier de la preuve dans le procès devant le juge Riordan.

Bien entendu, les documents enregistrés en preuve sont conservés au greffe de la Cour supérieure du Québec, comme dans n'importe quel procès.

Mais d'avoir tout cela sur des fichiers électroniques, accessibles en ligne depuis Vancouver ou plus loin encore, et tout de suite, c'est autrement plus pratique. Et pas seulement pour les avocats impliqués dans les actuels procès du tabac.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès des victimes du tabagisme contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT 

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.