lundi 24 novembre 2014

251e jour - Si le jugement final ne contient pas de condamnation à payer des pénalités, la presse risque d'en apprendre peu sur les finances du tabac

Pour déterminer et justifier publiquement le montant d'une possible condamnation d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-M) à payer aux victimes du tabagisme des dommages punitifs en rapport avec une conduite répréhensible durant la période de 1950 à 1998, de quels renseignements financiers devrait disposer l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec ?

L'article 1621 du Code civil du Québec stipule ce qui suit:
1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
1991, c. 64, a. 1621.
Soit, et cela nous ramène à la première question.

Vendredi, dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, deux des compagnies de tabac (RBH et JTI-M) et la partie demanderesse au procès ont soumis au juge Riordan, pour obtenir son approbation, deux ententes qui visent à donner au juge les renseignements financiers dont il a besoin pour rendre un jugement tout en assurant le maximum de confidentialité à la comptabilité des compagnies.

Comme nous en faisions état dans notre édition relative au 47e jour d'audition, en juin 2012, les trois cigarettiers dans le procès actuel sont des compagnies privées, c'est-à-dire qu'elles ne font pas appel à l'épargne du public et ne sont pas obligées, en temps normal, de rendre publics leurs états financiers. ITCL, RBH et JTI-M appartiennent à 100 % à des compagnies multinationales : British American Tobacco (BAT), Philip Morris International (PMI) et Japan Tobacco (JT). Ces compagnies, elles, sont inscrites sur le marché boursier de Londres, de New York ou de Tokyo, et doivent publier des états financiers, et cela non seulement à chaque année, mais à tous les trimestres.

(Avant l'automne 2009, du temps où RBH appartenait à PMI et aussi à une compagnie canadienne, Rothmans Inc, et que cette dernière était cotée à la Bourse de Toronto, les observateurs de l'industrie du tabac au Canada pouvaient consulter des états financiers qui révélaient certains aspects du marché canadien en évolution. Désormais, trouver des renseignements substantiels à propos du marché canadien dans les rapports des multinationales PMI, BAT et JT est comme de trouver une aiguille dans une botte de foin. Ne serait-ce que pour connaître le nombre de cigarettes vendues au pays, le public est contraint d'attendre les compilations de Santé Canada, qui consacre peu de ressources à la production de cette donnée.)

En gros, vendredi dernier, tant le procureur André Lespérance des recours collectifs que les procureurs Pierre-Jérôme Bouchard de RBH et François Grondin de JTI-M ont fait valoir que ce n'est pas seulement dans l'intérêt privé mais aussi dans l'intérêt public que les états financiers des compagnies privées demeurent confidentiels. Le compromis négocié en est donc un entre ce principe de liberté des affaires dans notre système économique et un autre principe, celui de la transparence des débats judiciaires.

Si le but n'avait été que d'accommoder une préférence pour le secret comptable de la part de compagnies en concurrence les unes avec les autres, il n'y aurait pas eu de compromis, a souligné Me Lespérance. Le juge aurait eu un autre débat à trancher.

Il était un peu troublant de constater que l'utilité du secret comptable est invoqué dans le contexte d'un marché concurrentiel, alors qu'en économique, un marché est d'autant plus concurrentiel que l'information y circule librement. Le marché de la cigarette est plutôt ce que les économistes appellent un oligopole, où les entreprises misent énormément sur la différenciation perceptive de leurs produits (par ailleurs très similaires). Dès lors, les dossiers du marketing sont très révélateurs et un matériel hyper-stratégique. Il faut croire qu'un bilan ou un état des résultats serait aussi bavard.

Me Pierre-Jérôme Bouchard
Dans le cas de la compagnie RBH, l'entente avec les recours collectifs prévoit que des renseignements essentiels au juge (qui ne sont pas la totalité des états financiers) deviendraient publics si le juge Riordan décide effectivement de condamner la compagnie à payer des dommages punitifs. Dans le cas contraire, puisque le magistrat n'aurait pas de montant à justifier, les renseignements comptables demeureraient confidentiels.

L'entente entre la compagnie JTI-M et les recours collectifs suppose la transmission au juge Riordan d'une quantité plus appréciable de renseignements financiers, puisque la comptabilité de la compagnie est justement une matière litigieuse. La compagnie veut qu'on tienne compte des impôts à payer dans le calcul d'une possible pénalité. Rappelons que les recours collectifs ont déjà demandé à la Cour supérieure du Québec (juge Robert Mongeon), en vain, une ordonnance de sauvegarde pour s'assurer que JTI-M ne fasse pas disparaître ses profits dans des compagnies de paille du groupe Japan Tobacco, ce qui l'empêcherait de payer quoi que ce soit en cas de condamnation au Canada. Cependant, si le juge Riordan décidait de ne pas condamner JTI-M à payer des dommages punitifs, tout demeurerait confidentiel, comme pour RBH. Certains chercheurs en santé publique trouveraient sûrement cela dommage.
Me François Grondin

Me Grondin n'a pas manqué de souligner au juge la valeur d'une entente entre des parties en litige en comparaison de la valeur et de la durabilité d'un jugement de tribunal. Aux derniers kilomètres d'un long procès que le juge aimerait bien terminer dans quelques semaines, il est bien possible que cet appel à considérer ce qui est raisonnable plutôt qu'idéal pèse lourd.

Vendredi, il n'y avait pas encore d'entente de la partie demanderesse avec Imperial Tobacco Canada. Me Suzanne Côté, malgré une infection de la gorge qui la privait de sa voix habituelle, mais avec une argumentation aussi solide que d'habitude, du moins en apparence, a exprimé l'opposition de la compagnie à ce que les moindres renseignements financiers transpirent. Elle a demandé au juge de pencher en ce sens, plutôt que d'imposer à Imperial ce à quoi les deux autres compagnies ont consenti.

À l'inverse, si on suit la logique de Me Lespérance des recours collectifs, on ne peut pas traiter Imperial différemment de ses concurrentes, sous peine de biaiser un peu le jeu en sa faveur.

On aura compris, à entendre tous ces brillants juristes plaider, que le juge a le dernier mot sur toute cette question de la confidentialité. Encore ne voudra-t-il peut-être pas remettre en question le secret comptable, même et surtout s'il « cogne fort », comme le lui demandait le mois dernier le procureur Gordon Kugler des recours collectifs.

Dans un premier temps vendredi, l'honorable J. Brian Riordan a paru vouloir qu'on lui transmette le moins de données financières possible si c'est pour l'obliger ensuite à en garder secret une partie ou la totalité au terme du processus judiciaire. Dans un second temps, et à mesure qu'avançaient les débats, le magistrat a cependant paru de moins en moins à l'aise avec l'idée de confidentialité, comme s'il voulait, par exemple, s'assurer que les tribunaux d'appel (qui ont de fortes chances de se pencher un jour sur son jugement final) voient bien le fondement de sa possible décision future.

Si le juge devait rejeter les ententes de confidentialité, ce ne serait pas la première fois qu'il frustre les recours collectifs en rejetant une entente à l'amiable conclue avec une autre partie.

À l'été 2011, avant le début du procès en tant que tel, le juge Riordan avait refusé d'endosser une entente entre les recours collectifs et la Couronne fédérale, qui aurait libéré cette dernière de son rôle de co-défenderesse dans le procès, un rôle qui lui avait été attribué grâce aux manœuvres procédurales de l'industrie. En fin de compte, c'est la Cour d'appel du Québec, plus d'un an plus tard, qui a sorti le gouvernement fédéral canadien de ce mauvais procès, au motif qu'on ne peut pas, comme le faisaient les cigarettiers, le rendre responsable devant le pouvoir judiciaire de l'application d'une politique voulue par les pouvoirs législatif et exécutif, et que la chose avait déjà été jugée par la Cour suprême du Canada dans un autre litige impliquant l'industrie du tabac.

*

Il a aussi été question de nouveau de la prescription lors de l'audition de vendredi.

En début de matinée, Me Philippe Trudel a critiqué la façon que les avocats des compagnies ont de concevoir le délai de prescription. Il a notamment expliqué que la mise en place en 1994 sur les paquets de cigarettes de mises en garde concernant la dépendance n'avait pas pour effet légal de déclencher une sorte de compte à rebours. C'est le point de vue de l'industrie, mais pas plus qu'un point de vue. La preuve apportée par les recours collectifs établit l'existence, même après cette date, d'un défaut de bien informer le consommateur qui est manifeste de la part de l'industrie.


Le « sous-marin » refait surface et s'approche du port

Il reste trois ou quatre jours au procès, soient les 8, 11 et 12 et peut-être 15 décembre. Les juristes appellent cette dernière étape la supplique. La partie demanderesse sera autorisée de se livrer à une dernière série de mises au point et de répliques. Il n'est cependant pas clair si les défendeurs auront aussi une occasion de riposter.

Il faut certes que ce procès finisse un jour.

Vendredi, au moins deux avocates ont fait des sortes d'adieux au juge Riordan, parce qu'on les reverra pas devant le tribunal en décembre.

Depuis le 17 novembre, quand la présentation de la défense des cigarettiers s'est terminée, l'atmosphère au procès se charge de plus en plus d'un parfum de nostalgie, déjà. Le juge Riordan, qui avait souhaité en 2012 que les avocats restent toujours courtois les uns avec les autres, parce qu'ils allaient être dans ce procès, toutes parties confondues, comme un équipage de sous-marin, doit être ravi.