samedi 25 octobre 2014

246e jour - Les demandeurs n'ont pas prouvé que TOUS les ex-fumeurs étaient dépendants, explique JTI-Macdonald

Jeudi, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, le procureur de Japan Tobacco International - Macdonald (JTI-M), Guy Pratte, a terminé sa plaidoirie en consacrant une bonne part de la journée à critiquer les rapports d'expertise de l'épidémiologue Jack Siemiatycki puis du psychiatre Juan Negrete, histoire d'étayer encore davantage sa conclusion générale, celle d'une preuve insuffisante pour condamner l'industrie du tabac à payer les dommages compensatoires et punitifs qui lui sont réclamés par des collectifs de personnes atteintes d'un cancer du poumon ou de la gorge, d'emphysème ou de dépendance au tabac.


Dépendance: détermination au cas par cas

La partie demanderesse au procès propose que les personnes admissibles à une compensation en raison de leur dépendance au tabac satisfassent les conditions suivantes: avoir fumé la cigarette avant le 30 septembre 1994, avoir été un fumeur quotidien en date du 30 septembre 1998 et avoir été un fumeur quotidien en date du 21 février 2005 (date du jugement de l'honorable Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec, lequel jugement a autorisé les deux recours collectifs et un procès contre JTI-M et deux autres cigarettiers).

Auraient donc droit à un dédommagement compensatoire pour leur dépendance environ 56 % du 1,6 million de fumeurs qui vivent aujourd'hui au Québec, c'est-à-dire environ 900 000 personnes.

(Les fumeurs ou ex-fumeurs atteints d'un cancer du poumon ou de la gorge ou d'emphysème seraient environ 15 fois moins nombreux, mais les compensations réclamées sont aussi 20 fois plus élevées.)

Me Pratte n'accepte pas l'idée que la dépendance sera ainsi mesurée à partir de déclarations que les fumeurs feraient eux-mêmes à l'autorité chargée d'appliquer un jugement défavorable à l'industrie.

L'avocat préférerait que la dépendance soit déterminée à partir d'une entrevue médicale de chaque personne à déclarer dépendante.

Me Pratte est d'avis qu'on ne doit pas présumer que toute personne ayant fumé la cigarette durant quatre ans n'a jamais réussi à arrêter de fumer dans l'intervalle ou doit être présumée incapable d'arrêter définitivement un jour.

L'avocat, dont la plaidoirie était en anglais, a cité la version anglaise d'une page en ligne de Santé Canada, où il est dit que « si la pratique se combine à la détermination et au soutien, vous pourrez arrêter de fumer pour de bon ». (Votre serviteur note que Santé Canada a changé la version française de cette page en février 2014, soit depuis le contre-interrogatoire du Dr Negrete par Me Pratte en avril 2013. Les textes dans les deux langues paraissent désormais parfaitement concordants.)

L'avocat de JTI-M a souligné que la volonté est un élément important dans l'arrêt tabagique.

(Pour sa part, l'expert Negrete avait, en contre-interrogatoire, insisté sur la fréquence des rechutes, il avait fait valoir que la bonne volonté affichée n'est pas un prédicteur fiable de la réussite définitive des tentatives d'arrêter de fumer au bout d'une année, et il avait ramené le message de Santé Canada à une pratique pour motiver les fumeurs à multiplier les tentatives d'arrêter de fumer.)


Le calcul de Siemiatycki n'est pas pertinent

Le tabagisme cause des centaines milliers de cas de cancer ou d'emphysème au Québec, et les cigarettiers savent cela comme tout le monde grâce à des analyses statistiques comme celle produite pour le compte des recours collectifs par Jack Siemiatycki, professeur d'épidémiologie à l'Université de Montréal.

Cependant, lorsqu'on prend les membres des recours collectifs un par un, on ne prouve pas ainsi devant un tribunal, dans notre tradition juridique, qu'une personne en particulier souffre d'une maladie par la faute d'une ou de plusieurs des compagnies en défense dans le présent procès. Par conséquent, il n'y a pas de victime prouvée et rien du tout à payer, si on en croit Me Pratte.

À toutes fins pratiques, ce qu'il faudrait pour aboutir au déboursé de compensations par les cigarettiers, ce sont des centaines de milliers de procès individuels. L'avocat a d'ailleurs suggéré au juge Riordan de suivre l'exemple de la Cour d'appel de l'État de Floride qui, dans le recours collectif Engle, a éclaté le recours collectif en plusieurs causes individuelles.

Les procédures qui ont mené à l'actuel procès remontent cependant à 1998, et beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis lors.

En juin 2009, l'Assemblée nationale a adopté la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS), loi dont l'industrie canadienne conteste la validité depuis lors. Me Pratte lui-même, son associé François Grondin, et des procureurs des autres cigarettiers ont soutenu devant des tribunaux, en vain jusqu'ici, que cette loi violait des articles d'une loi québécoise à caractère quasi-constitutionnelle: la Charte des droits et libertés de la personne. La LRCSSS stipule que des preuves statistiques ou épidémiologiques peuvent être utilisées dans des poursuites contre l'industrie du tabac.

Lucide, l'avocat de JTI-M n'a pas voulu nier cette contrainte.

Pour ce qui est de la méthode de calcul du professeur Siemiatycki, qui aboutit à des dizaines de milliers de personnes cancéreuses ou emphysémateuses qui pourraient réclamer des compensations, elle n'est pas non plus valide, selon Me Pratte. Ce dernier ne propose cependant pas d'alternative, et le juge Brian Riordan l'a remarqué sur le champ.

Me Pratte a présenté comme une sorte d'aberration le fait que lui-même, qui a arrêté de fumer il y a 39 ans, serait, en vertu des calculs de l'expert Siemiatycki, admissible à des compensations s'il recevait aujourd'hui un diagnostic de cancer du poumon, puisque sa consommation cumulative à vie a dépassé les cinq paquets-années. Ces cinq paquets-années ou 36 500 cigarettes consommées, sont, selon le calcul de l'expert, le seuil au-delà duquel la cigarette a plus de chances d'être la cause dudit cancer que de chances d'avoir n'importe quelle autre cause.

Guy Pratte a omis de mentionner qu'après autant d'années sans fumer, sa probabilité à lui de recevoir un tel diagnostic est plus proche de celle d'une personne qui n'a jamais fumé de sa vie que de celle d'un fumeur, et que cette donnée est intégrée dans le modèle utilisé par Jack Siemiatycki.

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En mai dernier, une dizaine de jours après que la Cour d'appel du Québec ait maintenu le jugement interlocutoire de l'honorable J. Brian Riordan au sujet de l'obligation qu'aurait eu des fumeurs de produire leur dossier médical au moment (ou un peu avant) de comparaître devant lui, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a annoncé avoir cessé de vouloir interroger des fumeurs devant le tribunal. Il y en a donc eu aucun.

Pourtant, bien que le juge Riordan s'était prononcé contre l'idée d'obliger des témoins à produire leur dossier médical, il n'a jamais interdit aux compagnies défenderesses de faire quand même défiler des fumeurs à la barre des témoins, si elles l'estimaient nécessaire. ITCL a cependant renoncé à le faire. In extremis. Cela a alors permis de passer à l'étape suivante du procès, celle des plaidoiries finales, qui ont lieu depuis la mi-septembre, car pour leur part, les deux autres compagnies, Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et JTI-Macdonald, avaient cessé bien avant le printemps dernier de planifier la comparution de fumeurs devant le tribunal.

À entendre les défenseurs de RBH et de JTI-M depuis le début d'octobre, on peut se demander pourquoi ces compagnies n'ont pas profité de la porte laissée ouverte par le juge Riordan et organisé une défense plus à leur goût, comme celle du Syndicat des cols bleus de Montréal dans la cause qui l'opposait à un collectif de personnes victimes d'accidents sur des trottoirs mal déglacés (cause Biondi).

S'il suffisait de quelques gênants témoignages de fumeurs pour montrer que la preuve est un tissu de présomptions à l'emporte-pièce, une empilade de rapports d'expertise inappropriés (Siemiatycki et Negrete), et un déplorable procès d'intentions, pourquoi s'être privé ?

C'est une question que les juges des tribunaux d'appel risquent de se poser .

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Les auditions reprennent le 11 ou le 12 novembre.

Un troisième et dernier cigarettier, ITCL, présentera alors sa défense durant quatre jours.

Quatre jours seulement, au lieu des sept ou huit prévus le printemps dernier et encore au début d'octobre, puisque la défense de la compagnie estime qu'elle aurait autrement répété sans profit des arguments entendus de la part des deux autres compagnies. Le juge et le public l'ont échappé belle.