jeudi 23 octobre 2014

245e jour - S'il y a eu une conspiration, elle n'a rien donné, clame JTI-Macdonald

Quand le Procureur général du Canada poursuit une entreprise pour violation de la Loi sur la concurrence, le juge chargé d'instruire l'affaire peut se référer à la loi elle-même pour déterminer, par exemple, si cette entreprise a participé à un complot (conspiracy).

En revanche, la Loi sur la protection du consommateur et le Code civil du Québec ne contiennent nulle part les mots complot ou conspiration. Le Code civil mentionne le mot collusion deux fois, mais en référant aux testaments, et non aux pratiques commerciales.

Or, dans le procès en responsabilité civile intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par des personnes atteintes d'un cancer, d'emphysème ou de dépendance au tabac, les demandeurs reprochent aux cigarettiers d'avoir conspiré pour retarder la prise de conscience par le public de la gravité ou de l'étendue des risques que l'usage du tabac fait courir à la santé.

Mercredi, au palais de justice de Montréal, le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a suggéré aux parties de réfléchir à la notion de conspiration pour ensuite l'éclairer.

En attendant, réfléchissant à voix haute lors d'un échange avec le procureur de JTI-Macdonald, il doit avoir fait souffler un vent glacé du côté de la défense de l'industrie.

Me Guy Pratte était en train de faire valoir la minceur du dossier prouvant la participation à un complot de Macdonald Tobacco (compagnie devenue RJR-Macdonald puis JTI-Macdonald, au fil des décennies).

Le juge Riordan a fait mine de demander si la compagnie avait toujours été membre du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC). (Les avocats des recours collectifs ont beaucoup mis en évidence le rôle du CTMC comme lieu virtuel de ladite conspiration.)

Macdonald a toujours été membre du CTMC, a reconnu Me Pratte.

Et le juge Riordan de demander si Macdonald s'en était déjà dissociée, sur le ton de quelqu'un qui est certain que rien de tel n'est arrivé.

Le défenseur de JTI-Macdonald n'a pas dit le contraire. Il est passé vite et le plus poliment possible à ce qui a été un thème récurrent de sa plaidoirie depuis lundi et qui allait être sa conclusion du jour: cette soi-disant conspiration n'a rien donné; le tabagisme a continué de décliner.

L'incident se passait en début d'après-midi. Il a été suivi par un court échange entre les parties au sujet de la notion de prescription qui pourrait, qui pourra, qui devra, qui devrait s'appliquer aux dommages punitifs réclamés par la partie demanderesse contre les cigarettiers.


Minimisation de l'influence à prêter à la publicité

Durant la matinée de mercredi, Me Pratte et Me Plante (Patrick et non Patrice, comme nous l'écrivions hier par inadvertance), ont fait défiler devant le juge Riordan une série d'annonces de cigarettes diffusées par RJR-Macdonald au fil dans les années 1970 et 1980, le tout accompagnée de commentaires ou de questions de Me Pratte qu'on pourrait paraphraser ainsi: Vous trouvez que c'est de la publicité trompeuse, cela ? Ce n'est pas sérieux.

Du lot des photos d'annonces qui ont été enregistrées comme pièces au dossier de la preuve, la défense de JTI-M avait extrait un échantillon pour la plaidoirie. L'annonce que vous voyez à gauche, parue au milieu des années 1970, était dans l'échantillon qui a été projeté à l'écran, mais pas l'annonce de droite et un peu plus bas, parue en 1985 dans le magazine Croc. (pièce 1503.3 au dossier)




Me Pratte a aussi fait état du lectorat des publications où aboutissaient certaines annonces. Les statistiques étaient rassurantes.

Cependant, à force de laisser entendre ou de dire que les annonces à l'écran ne trompaient personne, ne titillaient pas les adolescents, ou n'avaient pas d'autre effet que de ravir des clients aux marques concurrentes, Me Pratte s'est fait demander par le juge Riordan s'il n'était pas en train de faire précisément ce qu'il avait depuis lundi reproché au professeur Richard Pollay de faire: affirmer sans preuve.

Encore le témoin Pollay, comparu à l'hiver 2013, était-il autorisé à donner de tels avis, sur la base de son expertise et expérience reconnues par le juge. Au stade des plaidoiries, en l'absence dans la salle d'audience de témoins de faits qu'un témoignage involontaire d'avocats pourrait influencer, le juge Riordan pouvait tolérer de l'avocat de JTI-M ce qu'il a toléré de la part des autres avocats qui l'ont précédé au lutrin depuis la mi-septembre. Hélas pour Me Pratte, c'est lui-même qui avait durci l'exigence de preuve dans son discours des derniers jours.

pièce 1541.05.026.180
Parmi les annonces passées en revue, il y en avait de la marque Vantage, marque que les marketeurs de RJR-Macdonald proposaient aux fumeurs inquiets. (ci-joint une autre annonce de Vantage, parue dans le quotidien Le Soleil en 1977). Me Pratte a fait valoir qu'on ne saurait reprocher à la compagnie ce genre de publicité au milieu des années 1970 alors que cela s'inscrivait dans la droite ligne de la politique du gouvernement telle que résumée par l'extrait (cité la veille) du témoignage devant le juge Riordan du ministre de la Santé de 1972 à 1977, Marc Lalonde.

Comme tenu de ce qu'il a dit en contre-interrogatoire au sujet des propos d'un ancien cadre de l'industrie (L. Edmond Ricard), ce n'est pas certain que Marc Lalonde trouverait les allusions à une « controverse » sur la cigarette très conforme au discours antitabac de son ministère, mais ces annonces de Vantage, pleines de mots, étaient plutôt atypiques de l'époque.

une des annonces projetées à l'écran durant l'audition
La plupart des annonces sélectionnées par la défense de JTI-M pour la plaidoirie de Me Pratte, comme la plupart de celles qui sont dans la preuve, étaient évidemment plutôt du type « style de vie », c'est-à-dire avec très peu de mots bien choisis et une belle grande image. Moins trompeuses pour autant ?

Mercredi, Me Pratte a soutenu qu'il ne fallait pas juger comme une faute l'utilisation d'annonces « style de vie » durant la période couverte par le procès (1950-1998), alors que la loi canadienne n'a pas interdit ce genre de publicité avant 1997. L'avocat a dit qu'il n'y avait pas eu de plainte à ce sujet.

Sur le sujet des plaintes, contrairement à ce qui avait été sa réaction quand on lui montrait les annonces, le juge Riordan n'a rien dit, ni donné le moindre signe de scepticisme ou d'ironie. (Ou sinon, cela a échappé à votre serviteur.)

Or, le raccourci ne manquait pas d'audace de la part d'un avocat qui attirait l'attention lundi sur un passage de l'article 1457 du Code civil du Québec, qui dit que « toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle ... » en soulignant les mots circonstances, usages et loi.  (Plus tôt ce mois-ci, Me Potter avait lui aussi cité cet article du Code en invoquant la nécessité de juger d'une faute dans un contexte.)

Or, les circonstances, c'est que même Marc Lalonde, le ministre de la Santé qui a placé le plus d'espoir dans l'auto-réglementation des compagnies de tabac, a montré lors de son témoignage de juin 2013 qu'il comprenait très bien comment la publicité faisant allusion à un « style de vie » envoie un mauvais signal. Et l'ancien ministre a confirmé qu'il avait demandé par écrit à l'industrie de cesser ce genre de publicité. L'industrie envoya promener le ministre.

Dans son édition relative à la journée de mercredi, la rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials dresse la liste des tentatives du gouvernement fédéral canadien de faire cesser la publicité « style de vie », y compris par la loi. Dès 1971, un projet de loi parrainé par le ministre John Munro, prédécesseur de Marc Lalonde, prévoyait l'interdiction de toute publicité. Quand le Parlement fédéral a fini par voter l'interdiction de la publicité du tabac en 1988, l'industrie a lancé une guérilla judiciaire.

pièce 1506.6 au dossier
Me Pratte a plaidé que JTI-M avait toujours donné rapidement suite aux plaintes concernant la publicité. Il a passé sous silence le fait qu'au moins une de ces plaintes originait d'un ministre fédéral de la Santé, David Dingwall, en 1996. Et que cette plainte concernait justement l'annonce ci-jointe, avec des guitares, ou plus exactement sa version anglaise, qui est apparue sur les écrans un moment donné durant l'audition de mercredi. (Veloutée était une variante de la marque Export A.)


Défense de Hans Selye

Le défenseur de JTI-M a déploré que les avocats des recours collectifs aient fait passer le célèbre Hans Selye (1907-1982), endocrinologue de réputation internationale et membre du Temple de la renommée médicale canadien, comme un vendu aux compagnies de tabac.

Me Pratte a dit que la qualité des recherches du Dr Selye n'était pas en doute. Il n'a cependant rien dit de la pertinence qu'il y avait pour Selye de se faire entendre par la commission parlementaire Isabelle en 1969, si ses recherches, de son aveu même, ne portaient pas sur l'usage du tabac.

Me Pratte a fait valoir comment le Dr Selye, un modèle de transparence en somme, s'est racheté de ses rapports financiers avec l'industrie du tabac en les avouant dès le début aux commissaires.

Mais la mémoire est une faculté qui oublie et il se trouve que celui qui allait devenir ministre de la Santé trois ans plus tard (Eh oui, Marc Lalonde, mais ce n'est pas la faute de votre serviteur si la plaidoirie de Me Pratte l'a obligé à relire le témoignage de l'ancien ministre.) ne savait pas cela, que Selye avait reçu du financement de l'industrie cigarettière canadienne. Les légendes sur le soulagement du stress par le tabagisme, que Selye a mis en orbite en 1969, cela Lalonde les connaissait, au point de les diffuser à son tour. Dans la tête de combien de fumeurs sont-elles encore présentes en 2014 ?

En fait, votre serviteur croyait avoir tout raconté ce que contient le dossier de la preuve et qui concerne le théoricien du stress. Il n'est rien sorti de neuf de l'audition d'hier mais il faudra qu'on revienne sur le sujet. Disons que l'intérêt de Selye pour le tabac remonte à plus loin que ce que nous avons raconté dans ce blogue. Nous y reviendrons dans une édition future.

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Me Guy Pratte termine sa plaidoirie aujourd'hui (jeudi).