mardi 30 septembre 2014

239e jour - En fumant une cigarette, un ado ne consent pas à une dépendance et à s'empoisonner à petit feu, selon les recours collectifs


extrait de la pièce 1655 2-m
apparu sur les écrans lundi
Lundi, le procureur des victimes alléguées des pratiques trompeuses de l'industrie du tabac Bruce Johnston a notamment expliqué l'absurdité des arguments utilisés par les cigarettiers pour continuer leurs activités sans interférence des cours de justice. Pour l'avocat, la « décision » de fumer n'en est pas une d'adulte, comme l'industrie le répète, mais une décision d'ado ou d'enfant mal informé et rêveur. Au surplus, la loi ne permet pas qu'une personne soit présumée consentir à n'importe quoi en achetant et consommant un produit.

Me Johnston est aussi notamment revenu sur la destruction de documents compromettants qu'ont pratiqué les compagnies dans les années 1980 et 1990.


Le double discours de l'industrie

De nouveau lundi comme jeudi dernier, Me Johnston a remis sous le nez du juge Brian Riordan des pièces du dossier de la preuve qui mettent en évidence la distance entre ce que l'industrie dit en public et ce qu'elle pense en privé et que révèlent des documents internes.

Jeudi, le procureur des recours collectifs avait montré que le document préparé par avance par l'industrie américaine du tabac (pièce 475 A) pour répliquer aux vues du rapport de 1979 du Surgeon General, lequel rapport était une mise à jour de celui célébrissime de 1964 qui portait sur le tabac, était d'une telle pauvreté aux yeux des scientifiques de British American Tobacco en Angleterre, qu'ils croyaient que cela entachait la crédibilité de l'industrie.

Cela n'avait pas empêché la filiale canadienne de BAT, Imperial Tobacco Canada, de coller sur la propagande de l'industrie américaine et d'en abreuver les concurrents et les médias.

Me Johnston croit que cette orientation explique que des documents qui contredisaient la position publique en matière de cancer, d'emphysème et de maladies cardio-vasculaires été expurgés du centre de documentation d'Imperial à Montréal au début des années 1990. (pièces 58.32, 58.59 et 59.22)

La propagande de 1979 disait : « les incertitudes et les inconnus dans la compréhension médicale de la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC) ne permettent aucune conclusion ferme au sujet du tabagisme », alors qu'une étude de 1976 (pièce 58.59) expurgée de la bibliothèque disait: « La fumée de cigarette produit des changements précurseurs de l'emphysème » et « les patients atteints d'emphysème qui n'ont jamais fumé sont rares ».

(Rappel: les documents expurgés à l'époque sont parfois passés à la déchiqueteuse et ont parfois été réexpédiés à BAT en Angleterre, où on les a retrouvés depuis.)

Jeudi, Me Johnston a montré des rapports de recherche scientifique sur l'effet mutagène de la fumée de tabac qui, au grand dam du vice-président à la recherche d'Imperial Patrick Dunn, sont sortis du Canada ou ont été détruits, bien qu'ils étaient récents et n'auraient pas dû l'être en vertu de la politique de « rétention » de documents d'Imperial. Un destin semblable a été réservé à une étude sur le coumarin de Jeffrey Wigand, chimiste et vice-président à la recherche de Brown & Williamson, la filiale américaine du groupe BAT.

L'avocat des recours collectifs est aussi revenu sur les préparatifs de l'industrie canadienne du tabac en vue des travaux de la commission parlementaire présidée par le Dr Gaston Isabelle en 1969. Il a été question du relationniste de Hill & Knowlton Carl Thompson et d'avocats qui ont « aidé » à maquiller les vérités gênantes. Bruce Johnston a mentionné que les cigarettiers canadiens voulaient présenter une position commune et se sont arrangés pour que ce soit « le gouvernement » qui demande à l'industrie de parler d'une seule voix.

Comme ses confrères Lespérance, Boivin et Trudel, Me Johnston a affirmé que la défense que présente l'industrie encore en 2014 refuse de reconnaître que le tabagisme soit la cause des cancers et de l'emphysème des Québécois qui sont à l'origine de la présente poursuite.

Par la vertu d'un paradoxe fort commode, l'usage du tabac cause des cancers au poumon ou à la gorge chez des masses d'individus, et les experts de l'industrie le reconnaissent publiquement, même devant le juge Riordan, mais c'est comme si le tabac ne peut pas causer un cancer à un individu en particulier, parce qu'on ne peut pas le prouver.


L'avis de la Cour suprême ignoré

Me Johnston déplore que l'industrie se soit acharnée durant le présent procès devant la Cour supérieur du Québec à présenter la dépendance comme un phénomène douteux alors que la Cour suprême du Canada, dans son arrêt de 2007 sur la validité constitutionnelle de l'interdiction de la publicité dans la Loi sur le tabac, a reconnu expressément que cette dépendance posait problème. (Le plus haut tribunal canadien a conclu que le gouvernement fédéral était justifié d'interdire la publicité.)

L'avocat des victimes du tabagisme a de nouveau passé en revue des documents internes de l'industrie, notamment un mémorandum de Robert Bexon, ancien marketeur puis président d'Imperial, qui montrent que l'industrie savait à quoi s'en tenir à propos de la dépendance, c'est-à-dire que c'est par là que vient le profit de vendre des cigarettes, qui n'ont aucun bénéfice par ailleurs.


La plaidoirie pour les yeux et les absences éloquentes

Dans ce blogue, il a été fait état depuis mars 2012 des interrogatoires, contre-interrogatoires et plaidoiries qui sont le fait de tel ou tel avocat. Les paroles des juristes comme des témoins sont immortalisées dans la transcription sténographique, et partiellement rapportées dans ce blogue.

À l'occasion, votre serviteur relate aussi ce qu'il a vu dans la salle d'audience.

Or, ce que le public de la salle d'audience peut voir, le juge peut aussi le voir, en général. La plupart du temps, ce qu'il y a à voir, ce sont des textes, que le juge Riordan préfère examiner sur son écran que sur du papier, et il l'a déclaré dès le début du procès. Cependant, à l'occasion, sur les écrans, y compris le sien, ce sont des images qui apparaissent.

pièce 1381.34 au dossier
apparue sur les écrans lundi
Me Johnston a analysé et commenté l'annonce de Belvedere que vous voyez ci-contre, mais pas la caricature du Washington Post (reprise par le Toronto Star) qui figure dans le « catalogue des tromperies » de l'industrie rédigé par l'Association pour les droits des non-fumeurs en janvier 1986, caricature qui apparaît plus haut ici.

Depuis une semaine, pendant qu'en « studio » les plaideurs Lespérance, Boivin, Trudel et Johnston jouaient en quelque sorte le rôle de narrateurs d'une longue et triste histoire, Me Gabrielle Gagné, « en régie », juste à côté d'eux, faisait défiler les textes et les images. Et puisque les images valent souvent mille mots, c'est donc dire comme la plaidoirie effectivement pratiquée dans ce procès est aussi un travail d'équipe.

Dans le cas des recours collectifs, la machine paraît si bien rodée que le public pourrait oublier que deux recours collectifs sont en cause et quatre cabinets juridiques impliqués.

L'unité d'action semble moins évidente du côté de l'industrie, quand on voit le chef de la défense d'une des compagnies quitter la salle juste avant la plaidoirie des autres défendeurs, comme on l'a remarqué jeudi dernier lors du débat (suspendu) sur une requête d'Imperial pour radier plusieurs paragraphes du mémoire final des recours collectifs.

dimanche 28 septembre 2014

238e jour - suite des plaidoiries - Le vecteur conscient et insensible de l'épidémie de tabagisme

« Quand vous alléguez qu'il y a eu une conspiration, Votre seigneurie, c'est rare que vous avez un contrat (signé par les conspirateurs). Mais nous l'avons ! »   (traduction libre)

Me Johnston par un jour
d'interrogatoire en 2012
C'est ainsi que s'est exprimé jeudi le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, avant de remettre sous le nez du juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec les pièces 154, 154 B-2m et 154 E-2m au dossier de la preuve en demande. (La pièce 154 avait été enregistrée en preuve lors du témoignage du marketeur Anthony Kalhok en avril 2012.)

Il s'agit d'un document qui a circulé en octobre 1962 et que les présidents de sept compagnies de tabac canadiennes de l'époque ont signé. (Apparaissent notamment les signatures des patrons de Benson & Hedges, de Rothmans of Pall Mall, d'Imperial Tobacco et de Macdonald Tobacco.)


1  Déni et mystifications

Les compagnies s'engageaient à restreindre leur usage, direct ou implicite, des mots goudron, nicotine et « autres noms de constituants de la fumée ayant des connotations semblables », aussi longtemps qu'un écho serait fait à des études montrant un lien entre le tabagisme et le cancer du poumon sans montrer une relation de cause à effet observée par des études cliniques ou en laboratoire.

L'engagement était complétée par une annexe (pièce 154 B-2m) qui disait quelle conduite chaque compagnie s'engageait à adopter quand l'industrie était « attaquée » sur des questions sanitaires, laquelle annexe renvoyait à son tour à un mémorandum rédigée sous forme de questions-réponses (pièce 154 E-2m) qui sont parfois d'un toupet à couper le souffle, mais qu'il est facile d'imaginer reprises par des columnists et par les discuteurs qu'on retrouve dans bien des milieux de travail et des familles.

Un exemple.
Q. Est-ce qu'il peut être dangereux de fumer ?
R. Toutes les activités humaines comportent des risques, même prendre un bain. Certaines personnes se permettent à l'excès de fumer et ne devraient pas fumer tant. Certaines personnes peuvent être négligentes avec des produits du tabac allumés et devraient être éduquées à faire attention.

extrait de la pièce 154 E-2m




On notera qu'il est notamment sous-entendu que c'est de trop fumer qui est dangereux, et le juge Riordan a pu revoir ces derniers jours que plusieurs fumeurs, répondant à un sondage de l'industrie 24 ans plus tard, ne croyaient pas au danger du tabagisme en-dessous d'un certain niveau de consommation.

Part de goudron, filtre, modération
et autres mystifications, en 1958
En fait, ce n'était pas la première fois qu'était suggérée l'idée qu'on peut fumer sans danger de se rendre malade à condition que ce soit « avec modération ». C'est exactement ce que dit un texte de propagande paru entre autres dans Le Devoir du 25 juin 1958 et qui provenait de la compagnie Rothmans, avant qu'elle joigne la conspiration du déni (pièce 30029.150 au dossier de la preuve).

Me Johnston a attiré l'attention du juge Riordan sur des paragraphes de ce texte où il est question de modération et de filtres-miracles ...et sur un autre paragraphe où la compagnie dit clairement que « moins il y a de goudron dans la fumée, moins le fumeur s'expose à souffrir d'un cancer du poumon ».

Nous voilà donc 11 ans avant qu'un ministre fédéral de la Santé, John Munro, rende public un tableau de marques de cigarettes avec leurs teneurs en goudron respectives, nous voilà en une époque où il serait difficile pour les cigarettiers de prétendre aujourd'hui qu'ils répondaient alors à une demande du public pour des produits à basse teneur en goudron, une demande qui serait elle-même l'écho des messages gouvernementaux. En 1958, le gouvernement d'Ottawa ne disait encore rien à propos de la teneur en goudron ou en nicotine, et même presque rien du tout contre la cigarette. Déjà, il y avait cependant des personnes que les nouvelles inquiétaient et qu'il fallait rassurer.


2  Un jeudi mouvementé

Au 17e étage du palais de justice de Montréal, la matinée de jeudi avait donc vu Bruce W. Johnston succéder à son associé Philippe H. Trudel, et la langue anglaise prendre le relais de la française.

Me Trudel avait conclu sa plaidoirie de la veille en fournissant un lot additionnel de preuves qu'Imperial Tobacco Canada ainsi que Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald ont planifié leur marketing en essayant de recruter des fumeurs chez les adolescents (pièces 292, 303, 771, 989.52 et 1503.9), notamment en associant les marques de cigarettes à des images d'indépendance, de puissance et de bonheur.

Par de savantes études, Imperial savait dès le milieu des années 1970 (pièce 301) que le meilleur moyen de prévenir les jeunes d'expérimenter l'usage du tabac aurait été de mettre l'accent sur la perte d'autonomie qui en découle.


3  Remettre les précautions à plus tard 

C'est en évoquant un épisode de l'histoire chéri des spécialistes et des défenseurs de la santé publique que Me Johnston a commencé sa plaidoirie, dont nous évoquions plus haut un passage ironique.

En 1854, un médecin anglais, John Snow, après avoir interrogé en compagnie du révérend Henry Whitehead les proches de personnes décédées du choléra dans un quartier populaire de Londres, avait observé que la plupart des victimes allaient puiser leur eau à la pompe communautaire de la rue Broad, et que le nombre des victimes diminuait en fonction de la diminution de distance entre les domiciles et d'autres pompes à eau. Snow et Whitehead ont alors convaincu le conseil de fabrique de la paroisse de désactiver la pompe de la rue Broad, ce qui fut fait rapidement en enlevant sa poignée. (Snow a par la suite publié des articles dans des revues scientifiques, et ce furent les débuts de l'épidémiologie, qui est maintenant enseignée dans toutes les écoles de médecine.) Le Dr Snow, tout comme le chimiste Pasteur quelques années peu plus tard en France, eurent à combattre les théories en vogue à l'époque, ...qui justifiaient l'inaction.

Environ un siècle plus tard, devant l'évidence scientifique que leurs produits abrègent radicalement la vie d'une masse de fumeurs, les compagnies ont fait « pire que de laisser la poignée » sur la pompe, a dit Me Johnston: elles ont refusé de cesser de vendre l'eau, avant que soient connus les mécanismes exacts du développement des maladies qu'elle causait. Elles ont encouragé secrètement le déni savant ou populaire des faits. Elles ont préféré le profit à la protection des vies humaines.

En citant notamment l'historien Allan Brandt, le procureur Johnston a expliqué au tribunal que la stratégie qui consistait à toujours demander « davantage de recherches », avant toute intervention publique, et à nier l'existence d'une relation causale (plutôt qu'une simple corrélation statistique), avait pour buts de donner aux fumeurs des raisons (mauvaises) de repousser le jour de leur abandon du tabac, et de donner à l'industrie des arguments pour mieux résister aux poursuites judiciaires ou aux projets de loi qui lui étaient défavorables.

Cette stratégie était au Canada le fruit d'une accord secret entre les cigarettiers, comme nous l'avons vu plus haut.


4  Des opinions retardataires rétribuées et souvent recyclées

Au nombre des manifestations de la mise en oeuvre de cette stratégie que Me Johnston a mentionnées, votre serviteur a retenu notamment l'usage que l'industrie a fait des propos du Dr Joseph Berkson, qui était en 1958 le chef de la section de biométrie et des statistiques médicales de la clinique Mayo, de Rochester au Minnesota, de même que des écrits du Dr Maurice H. Seevers, qui était en 1964 le chef du département de pharmacologie de l'Université du Michigan.

écho des propos du Dr Berkson
dans The Gazette, en 1961
Joseph Berkson ne trouvait que des défauts aux études épidémiologiques qui montraient un lien entre le tabagisme et le cancer du poumon, et en 1961, par exemple, on trouve un écho de ses dires dans un reportage paru dans un quotidien québécois.

En tant qu'auteur principal du chapitre sur la dépendance dans le rapport du Surgeon General de 1964, Maurice Seevers a maintenu sur le respirateur artificiel une distinction entre addiction (dépendance) et habit (accoutumance) que les psychiatres cliniciens estimaient déjà caduque à la fin des années 1950.

Les deux savants ont été payés par l'industrie américaine du tabac à titre de consultants dans les années 1950 (et encore après 1964 pour Seevers), ce qu'a révélé le rapport d'expertise de l'historien Robert Proctor (pièce 1238) dans le cas de Seevers, et la pièce 1562 dans le cas de Berkson.

Après avoir rencontré en Amérique du Nord en 1958 deux douzaines de scientifiques de l'industrie ou du monde universitaire, D. G. Felton, lui même scientifique de formation, et deux autres cadres de British American Tobacco, n'attachaient guère de crédibilité aux vues de Joseph Berkson dans leur rapport de voyage daté de 1958 (La pièce 1398 a été mentionnée devant le juge mardi.).

Ce jugement sévère à usage interne n'empêche pas l'industrie du tabac d'avoir publiquement rapporté les vues du Dr Berkson à plusieurs reprises dans les décennies suivantes (pièces 551 C, 687, 1237, 1269 et 30029.229 au dossier de la preuve).

Quant aux écrits de Seevers au sujet de la dépendance au tabac, que le pharmacologue ne considérait pas comme une dépendance, Me Johnston et ses coéquipiers en ont trouvé la trace jusque dans la bibliographie de la psychiatre Dominique Bourget, à qui l'industrie a fait appel comme experte et qui a témoigné en janvier 2014 devant le juge Riordan.

*

Le début de l'après-midi de jeudi a vu les avocats des recours collectifs débattre avec la défense de Rothmans, Benson & Hedges et d'Imperial Tobacco Canada une requête présentée par cette dernière compagnie. Nous ferons écho à ce débat dans une édition qui pourrait être intitulée 238e jour - un débat en suspens - Pourquoi, comment et quand faut-il discuter de peines à infliger à une partie pour abus de procédure.

Cet intermède prévu depuis lundi a empêché Me Johnston d'avancer dans sa plaidoirie, même s'il l'a reprise durant environ une heure, après la clôture provisoire du débat. L'avocat continuera lundi prochain.

jeudi 25 septembre 2014

237e jour - La vente d'un produit comme la cigarette est une faute en soi, selon les recours collectifs

Mercredi, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, le procureur Philippe H. Trudel n'a pas seulement voulu montrer que « les compagnies de tabac ont mis sur pied des stratégies de marketing véhiculant de fausses informations sur les caractéristiques du bien vendu », ce qui répondrait à la cinquième question du jugement Jasmin de 2005 qui a autorisé la procédure du recours collectif.


Le monde si la justice régnait

Me Philippe Trudel
Me Trudel a voulu amener le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec à considérer que toute vente d'un produit aussi nocif, dépendogène et inutile que le tabac est une faute, en regard de la Loi sur la protection du consommateur (LPC). Et l'avocat de faire valoir que cette loi fait en quelque sorte une obligation au fabricant de se faire comprendre du consommateur, car celui-ci peut être inexpérimenté et crédule.

La référence à un consommateur inexpérimenté et crédule sort tout droit d'un arrêt de février 2012 de la Cour suprême du Canada qui concerne notamment les effets de cette loi québécoise.

Et même si ce n'était pas jugé une faute de vendre des cigarettes, ce pourrait encore en être une grave d'en faire la promotion, de faire la réclame du produit, a fait valoir le procureur des victimes du tabagisme.

Me Trudel a cité des passages d'interrogatoires de Marie Polet, en juin 2012, et de John Barnett, avant le procès (pièce au dossier 1721-080529). Il s'agit des actuels grands patrons respectifs d'Imperial Tobacco Canada et de Rothmans, Benson & Hedges. Barnett a dit que ce ne serait pas correct d'encourager quelqu'un à fumer. Polet a déclaré que ce serait mal de suggérer que certains produits sont moins nocifs que d'autres.

Agacé d'entendre jouer du côté de l'industrie du tabac la cassette du « vendre du tabac est une activité légale », Me Trudel avait inauguré sa plaidoirie par une locution latine:  non omne quod licet honestum est, autrement dit, « ce n'est pas tout ce qui est permis qui est honnête ». L'avocat a plus tard fait référence à l'article 1457 du Code civil du Québec:

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

(Dans leur argumentation écrite, les avocats des recours collectifs mentionnent que les fondements de leur analyse juridique se trouvent aussi bien dans le Code civil du Bas-Canada, qui a précédé l'actuel Code civil du Québec, et dont la version originale date de 1863. Les compagnies de tabac ne pourraient donc pas plaider que c'est un changement récent de l'environnement légal qui leur tombe dessus. Et de fait, elles n'ont pas encore plaidé cela dans le procès actuel.)

Partant de son analyse de ce qui est juste, Me Trudel est ensuite passé à ce qui est réel et a notamment montré au tribunal un bon paquet d'annonces.


Le monde réel

annonce parue dans Le Soleil en 1960
Cela faisait longtemps que votre serviteur soupçonnait que ce n'est pas le gouvernement fédéral canadien qui a été le premier à conditionner le public à l'idée qu'il est profitable pour la santé de rechercher l'abaissement de la teneur en goudron dans une cigarette. L'auteur du blogue est sorti mercredi de la salle d'audience avec l'impression que les élus du peuple et les fonctionnaires ont eux-mêmes été les victimes d'un conditionnement de longue date.

La date n'est pas connue avec précision, et cela pourrait remonter à loin dans les années 1950, mais il se trouve que Me Trudel a fait voir hier une annonce parue dans un quotidien de Québec en 1960. (L'annonce était payée par Rothmans of Pall Mall, compagnie aujourd'hui fondue dans Rothmans, Benson & Hedges.)

Ouaou. 1960, c'était tout de même neuf ans avant le célèbre tableau des teneurs en goudron et en nicotine de différentes marques rendu public par le ministre John Munro; neuf ans avant les travaux de la commission Isabelle; et même trois ans avant la conférence organisée par la ministre Judy LaMarsh.

Le but de Me Trudel n'était pas d'innocenter le gouvernement, même si l'avocat a estimé que ce dernier, à ce sujet, « s'est fait rouler dans la farine » par l'industrie.

Le but de l'avocat était clairement d'illustrer l'ancienneté d'un discours habilement suggestif des cigarettiers. C'était la pratique de l'industrie dans les années 1950 avec la promotion des cigarettes dotées de filtres et cela s'est poursuivi avec la divulgation volontaire des teneurs en goudron et en nicotine de chaque marque, au début des années 1970, avant d'aboutir à la prolifération des marques dites légères ou douces dans la deuxième moitié des années 1970.

Sur le ton de quelqu'un dont on bouscule une vieille croyance, le juge Riordan a demandé à l'avocat s'il était en train d'affirmer que les filtres n'ont aucun effet sur la dangerosité du produit. Sans rejeter cette hypothèse, Me Trudel a répondu que cela n'avait jamais été prouvé par l'industrie ou par qui que ce soit. L'important, c'était que des fumeurs inquiets aient repris de l'assurance en optant pour les cigarettes à bout-filtre.

Dans l'après-midi, l'avocat des recours collectifs a expliqué que c'était l'obligation légale des fabricants de détromper le public et le gouvernement au lieu de capitaliser sur des illusions de risque diminué telles que les cigarettes à bout-filtre et les cigarettes à basse teneur en goudron. Me Trudel a aussi rappelé que durant tout ce temps, le discours gouvernemental public était que la seule façon sûre de se protéger contre les dangers du tabac est d'arrêter de fumer.

La tromperie du public reposait d'abord et surtout sur un bombardement publicitaire de tous les instants et sur des annonces du genre « style de vie » qui pouvaient faire rêver les adolescents au lieu de les aider à savoir dans quoi ils s'embarquaient en consommant du tabac.

Pendant près d'une heure, Me Trudel a montré au juge des annonces de diverses époques, et parues notamment dans des magazines québécois ou sur des panneaux-réclames.

Un peu plus tôt, l'avocat avait également parlé de marketeurs qui étaient discrètement préoccupés des nombreuses tentatives d'arrêter de fumer de leurs clients.

C'était notamment le cas de Robert Bexon, marketeur chez Imperial dans les années 1980 et président de la compagnie au début du 21e siècle. Dans un mémorandum interne de 1983, Bexon notait que ce qui sauvait l'industrie canadienne d'une mort très prochaine, c'est que 98 % des fumeurs qui tentaient d'arrêter étaient encore fumeurs deux ans plus tard, par la force de la dépendance.

Compte tenu de la grande fidélité d'un client à une marque, dont a témoigné le professeur de marketing Richard Pollay dans le présent procès, un environnement où le tabac a l'air d'un produit « normal » et un marketing parlant plus du fumeur que de la cigarette favorisent l'expérimentation du tabagisme chez les jeunes, et donc l'acquisition hâtive de la dépendance. Cela a plus de chances qu'une publicité axée sur le racolage des clients des concurrents, de compenser l'érosion de la clientèle par décrochage (ou par décès).

En fait, le marché a continué de croître en volume durant les années où M. Bexon s'inquiétait, ce qui fait douter que le marché était « mûr », comme a voulu le faire croire l'expert en marketing de l'industrie David Soberman, qui a témoigné en 2014. Pour couler l'idée d'un marché mûr, Me Trudel a réutilisé un rapport annuel de Japan Tobacco (groupe qui possède JTI-Macdonald au Canada), lequel rapport a attribué la baisse du volume global des ventes au Canada à l'interdiction de la publicité. Sur un marché mûr, la publicité ne devrait avoir d'effet que sur les parts de marché, et non pas d'effet sur le volume global de l'industrie.

mercredi 24 septembre 2014

236e jour - Les cigarettiers au Canada savaient déjà leurs torts en 1958 et cherchent à mystifier le public depuis lors, disent les demandeurs

La nicotine cause de la dépendance au tabac et l'usage du tabac cause des maladies. Il y a des relations de cause à effet, et pas seulement un vague lien statistique.

Entre eux, bien des cadres et autres employés des compagnies de tabac au Canada en convenaient, il y a plus de 50 ans, comme le révèle une correspondance interne qui est maintenant connue.

Cependant, aucune de ces convictions n'a transparu jusqu'au 21e siècle et alors discrètement, dans les prises de position publiques des mêmes compagnies, et rien n'a jamais transparu dans leur comportement.

Pendant des décennies, l'industrie canadienne du tabac a au contraire déployé de nombreux efforts pour que d'autres croyances, des croyances avec beaucoup moins de fondement scientifique ainsi que des mythes, subsistent ou se répandent à l'encontre de la vérité nue, et défavorisent ainsi le décrochage massif des fumeurs, nourrissent l'opposition à des politiques publiques qui peuvent décourager l'usage du tabac, et retardent une dénormalisation des produits du tabac qui peut nuire au renouvellement constant des fumeurs de longue date par de jeunes innocents. L'examen de la documentation interne des compagnies confirme ou révèle les intentions secrètes et les agissements irresponsables des compagnies.

Mardi, le procureur André Lespérance des recours collectifs a continué, devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, la mise en évidence de la duplicité des compagnies de tabac du marché canadien qu'il avait entreprise lundi. Durant la journée, les avocats des recours collectifs ont aussi laissé entendre que l'industrie ne s'est toujours pas réformée et est irréformable, ce dont témoigneraient des passages de la longue argumentation écrite d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald remise au juge et à la partie demandresse à la mi-septembre.

Me Pierre Boivin
En fin de matinée, après André Lespérance, son coéquipier Pierre Boivin a poursuivi dans la même veine, en suivant le même procédé, c'est-à-dire en resortant du volumineux dossier de la preuve constitué depuis deux ans et demi des pièces à l'appui de la thèse des recours collectifs.

Dans un procès au criminel, les pièces enregistrées en preuve ressembleraient à un pistolet dans un sac de plastique transparent ou à une goutte de sang de la victime découverte en un lieu particulier.

Dans une démonstration de l'irresponsabilité civile et de la duplicité corporative, les pièces sont des textes. Le commerce des cigarettes n'est pas une affaire dont serait capable un groupe d'analphabètes musclés dont la police doit taper les lignes téléphoniques. Les compagnies de tabac sont des bureaucraties typiques. Hélas, parce qu'elles peuvent faire plus de dommages et plus longtemps. Mais heureusement parce qu'elles laissent plusieurs traces de leurs actes.

Voici quelques exemples de pièces au dossier de la preuve mises de nouveau sous les yeux du juge Riordan mardi.
  • la pièce 758-3, d'octobre 1957, qui montre que le département des ventes de Rothmans of Pall Mall Canada à Toronto croyait qu'un fumeur de 2 paquets de cigarettes par jour a une probabilité de mourir du cancer du poumon qui est 64 fois plus grande que quelqu'un qui ne fume pas du tout. Autre connaissance qui n'était pas mise en doute: une personne qui arrête de fumer diminue son risque d'être atteint de cancer du poumon.
  • la pièce 1398, qui est la relation du voyage d'affaires en Amérique du Nord d'un trio de cadres de British American Tobacco, la maison-mère britannique d'Imperial Tobacco Canada. Les auteurs rapportent avoir remarqué qu'à une seule exception près, tout le monde dans l'industrie du tabac au Canada croit à la relation de cause à effet entre l'usage du tabac et le cancer. L'histoire se passe en 1958 !! (Cette pièce a été versée au dossier de la preuve en 2012 et jamais les défenseurs des compagnies n'ont depuis lors produit ou tenté de produire un témoignage ou une pièce qui laisserait soupçonner que les trois voyageurs de 1958 se sont mis le doigt dans l'oeil et que les croyances en vogue n'étaient pas celles-là ou que leurs observations ont été mises en doute par leurs contemporains.)
  • la pièce 541, qui fait le sommaire des présentations de l'industrie à la conférence de 1963 organisée par le gouvernement d'Ottawa à l'initiative de la ministre fédérale de la Santé Judy LaMarsh, où les patrons des quatre compagnies de tabac de l'époque, y compris Rothmans, déclarent que la preuve que le tabagisme cause des maladies n'est pas faite et réclament plus de recherches (Ce sera un refrain souvent entendu dans les décennies suivantes.)
  • la pièce 1262, daté de décembre 1963, où le président d'Imperial John M. Keith atteste de la participation de la firme américaine de relations publiques Hill and Knowlton aux préparatifs de la conférence convoquée par la ministre LaMarsh, et demande au président de Rothmans, J. H. Devlin, d'acquitter une part des frais de l'industrie canadienne. (La lettre fait notamment référence à Benson & Hedges et à « Mrs Stewart », qui contrôle avec son mari la compagnie Macdonald Tobacco de Montréal.)
  • la pièce 40347.11, qui est le rapport de la commission parlementaire présidée par le député et médecin Gaston Isabelle, remis à la Chambre des communes en décembre 1969, rapport qui récuse le besoin d'une preuve au-delà de la preuve hors de tout doute raisonnable, alors que l'industrie a exigé pareil niveau de certitude lors des travaux de la commission, au printemps précédent. (Cette exigence extrême de l'industrie survenait cinq ans après que le Surgeon General des États-Unis ait déclaré qu'il y a une relation de cause à effet plutôt qu'une simple association statistique entre le tabagisme et le cancer du poumon.)
  • la pièce 1397, daté d'août 1969, où G. C. Hargrove du siège social de British American Tobacco à Londres, avise les patrons des filiales du groupe multinational que l'industrie du tabac au Canada a su maximiser les retombées médiatiques des témoignages utiles entendus par la commission Isabelle. (Au nombre des témoignages complaisants pour l'industrie se trouvaient notamment ceux de l'endocrinologue québécois Hans Selye, spécialiste mondialement célèbre du stress, et du statisticien américain Alexander K. Brownlee.)
  • la pièce 987.2, daté de septembre 1972, et qui consiste en résultats d'un sondage effectué pour l'industrie qui montre qu'il reste encore 63 % des fumeurs québécois qui croient que le tabagisme n'est pas dangereux pour tout le monde (mais seulement pour les gros fumeurs ou pour les gens qui ne sont pas en bonne santé)
  • la pièce  975.6, où on voit que les relationnistes de l'industrie, dans leur discours public, utilisent pour contester le consensus scientifique les écrits de David Warburton, un scientifique de formation mis au rang des excentriques attardés (« outliers »)  par l'historien Robert J. Perrins, expert mandaté par l'industrie qui a témoigné devant le juge Riordan en août 2013
  • la pièce 40062.1, qui est le rapport d'expertise du politologue Raymond Duch, expert mandaté par l'industrie qui a témoigné devant le juge Riordan en 2014, et où on peut trouver, en page 70, qu'en 1986, seulement 45 % des fumeurs québécois pensaient que le tabac cause la dépendance, contre 55 % qui ne croyaient pas cela. En page 160, on peut aussi voir que cette année-là, seulement 2 % des répondants associaient tabac et dépendance, contre 63 % qui associaient spontanément tabac et cancer du poumon.
  • les pièces 1407 et 1419, datés de 1972, qui révèlent comment les cadres et scientifiques du tabac, entre eux, concevaient la cigarette, à savoir comme un dispositif d'ingestion de nicotine
  • la pièce 805, datée de 1987, qui montre que les chimistes de l'industrie sont au courant des mécanismes d'action de la nicotine sur l'organisme et du lien entre la rapidité de réception de la dose et le développement de la dépendance
  • la pièce 1022, datée de 1973, où un marketeur d'Imperial affirme que la vente de cigarettes à trop basse teneur en nicotine entraînerait un décrochage des fumeurs
  • la pièce 601-1988, qui est le rapport de 1988 du Surgeon General des États-Unis, où il est affirmé que les mécanismes de la dépendance à la nicotine sont identiques à ceux de la dépendance à la cocaïne ou à l'héroïne
  • une série de pièces au dossier qui sont autant de publications des autorités médicales et de santé publique, au Canada et à l'étranger, qui établissent que l'usage du tabac cause des maladies et est une dépendance sévère.
Malheureusement pour les demandeurs dans le procès devant le juge Riordan, les patrons de l'industrie canadienne du tabac ne sont pas allés mentir gauchement devant le Parlement d'Ottawa en une époque de filmage des travaux parlementaires, comme l'ont fait les patrons des compagnies américaines au sujet de la dépendance, devant une commission du Congrès des États-Unis en avril 1994.

Il y a cependant dans le dossier de la preuve des documents qui montrent comment le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, dans les années 1980, a encouragé financièrement des arguties de chercheurs à l'encontre du consensus scientifique en matière de dépendance. Au point où les cadres retraités de l'industrie servaient encore cette salade au juge Riordan en 2012.

(Lundi, Me Lespérance n'avait pas manqué non plus de mentionner que dans une déclaration publique en 1994, le président de Rothmans, Benson & Hedges de l'époque, Joe Heffernan, ne parvenait pas encore à admettre la relation causale entre tabac et cancer que son prédécesseur des années 1950, Patrick O'Neil-Dunn admettait. En demandant constamment des preuves additionnelles de ceci ou cela, toutes les compagnies ont alimenté le doute des fumeurs québécois en la nocivité de toute consommation de tabac, peu importe l'intensité de la consommation, la marque ou la condition physique antérieure du fumeur.)

En résumé, les avocats des recours collectifs se sont évertués depuis lundi de présenter au juge Riordan leurs réponses aux questions de l'honorable Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec dans son jugement de 2005 qui a autorisé un procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens.

Le juge Jasmin voulait que le procès permette à la justice de répondre aux questions suivantes à propos des agissements des compagnies de tabac intimées :

En 2014, le juge Riordan a fait ajouter à la deuxième question la sous-question : depuis quand ?

Aujourd'hui, le procureur Philippe H. Trudel va commencer de livrer au juge Riordan la réponse des recours collectifs à la cinquième des questions du juge Jasmin.

mardi 23 septembre 2014

235e jour - Les compagnies doivent assumer les conséquences de leurs choix, disent les recours collectifs

Lundi, pour une fois, la salle 17.09 du palais de justice de Montréal était archi-comble. Une quinzaine de victimes du tabagisme inscrites à l'un ou l'autre des deux recours collectifs contre les cigarettiers canadiens, des professionnels de la lutte contre le tabagisme, des avocats de compagnies de tabac étrangères et au moins trois envoyés spéciaux de la grande presse écrite prenaient place, pas toujours assis, au fond de la salle, là où les blogueurs sont parfois tout fin seuls. Dans le corridor, lors d'une pause, des microphones et une caméra de télévision ont capté quelques déclarations.

Dans la salle d'audience, les avocats des recours collectifs étaient tous présents. Les compagnies défenderesses étaient bien représentées aussi. Tout le monde était en tenue de ville, car les hommes et les femmes de loi ne revêtent la toge que lorsqu'un interrogatoire ou un contre-interrogatoire est au programme de la journée.

À 9h30, le grand bonhomme mince et barbu qui préside le procès est entré en souriant comme d'habitude, et tout le monde s'est levé, à l'appel du huissier-audiencier annonçant « l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure ». Comme d'habitude aussi, le juge n'a pas voulu donner le moindre indice qu'il fait attention à la présence ou non d'un public dans la salle d'audience. Il ne semble avoir d'oreilles et d'égards que pour les juristes devant lui, ce qui est naturel et bien suffisant.


Quelques cahots avant le décollage

D'entrée de jeu, il a été question d'une requête récente d'Imperial Tobacco Canada pour faire radier certaines sections de l'argumentation écrite finale des recours collectifs, laquelle compte plus de 600 pages (en anglais) et a été remise en juillet au juge et à la partie défenderesse. En plus de réclamer des dédommagements et des pénalités comme depuis les tout débuts de cette affaire, la partie demanderesse voudrait maintenant que le tribunal déclare abusif l'usage des procédures qu'ont fait les trois compagnies intimées. Le juge Riordan s'est assuré d'un accord entre les parties pour que le débat sur cette question ait lieu devant lui jeudi prochain.

Des difficultés de mise en marche du système audio-visuel ont alors pris le relais pour imposer un retard supplémentaire de près d'une heure et demie.

Me Lespérance par un jour
d'interrogatoire en 2012
À 11 heures, prenant la parole au nom des deux recours collectifs de victimes du tabagisme, le procureur André Lespérance a alors pu commencer d'exposer les raisons que les demandeurs ont de croire que les cigarettiers canadiens ont commis plusieurs fautes qui ont causé des dommages sanitaires, et doivent être condamnés.


Un exposé très documenté

Pour l'occasion, André Lespérance avait mis son noeud papillon et ses lunettes, ce qui lui donne un air plus professoral, et pendant qu'il plaidait, en français, les écrans de la salle donnaient à voir les grandes lignes de la démonstration que veut faire son camp, et souvent des pièces extraites du volumineux dossier de la preuve, des documents très incriminants.

Rappelons que la défense des cigarettiers s'était opposé au printemps 2013 à ce qu'un expert des recours collectifs, l'épidémiologue Jack Siemiatycki, se serve du logiciel Power Point devant le tribunal. Mais après que certains experts de la défense aient aussi voulu l'utiliser, les objections ont cessé, et Me Lespérance tient enfin sa petite revanche technologique.

Pour sa part, le juge dit apprécier tout ce qui pourrait lui exempter de se faire dire intégralement ce qu'il a déjà lu depuis juillet dans les cahiers de notes et d'autorités des parties, qui totalisent environ 2000 pages. (Les compagnies ont remis leur argumentation écrite le 16 septembre dernier.) À l'oral, le magistrat espère maintenant une synthèse ou un résumé.

Sur les diapositives à l'écran, le public n'a cependant vu jusqu'à présent que du texte, même si la couleur est la bienvenue dans l'univers noir et blanc. Pas de schéma avec des flèches, pas de diagramme, pas d'images, pas de chatoyantes annonces de cigarettes. Les avocats ont pour mission de convaincre le juge au bénéfice de leurs clients, pas d'instruire des étudiants ou un jury. Le juge Riordan continue de donner l'apparence d'une très forte capacité d'absorption, et les avocats des deux camps ont probablement compris depuis belle lurette qu'il n'est pas nécessaire de lui faire un dessin quand le sujet devient complexe ou fait appel à une excellente mémoire.

Bref, c'était tout de même dense. Au retour de la pause du midi, la salle était déjà plus aérée, et c'est comme cela à chaque fois. Contrairement aux procès au criminel qui ont lieu quelques étages plus bas dans le palais de justice, ce procès au civil est condamné à ne pas faire courir les foules, surtout quand plusieurs des personnes parmi les premières concernées sont atteintes par diverses maladies. Plusieurs braves sont tout de même restés tout l'après-midi, trop heureux que la justice s'intéresse à cette immense piège à adolescents qu'est le tabagisme, les adolescents qu'ils étaient.

Pour les habitués de ce blogue, l'exposé de lundi aurait cependant été sans surprise quant aux questions de faits et de droit examinées. Ce n'est plus, comme au début du procès, la disponibilité des témoins pour une comparution devant le tribunal qui dicte en partie l'ordre des matières abordées, mais la logique, seulement la logique.


Tromper le public et devoir assumer les conséquences

Me Lespérance a commencé par emprunter les mots d'un avocat de la défense de JTI-Macdonald au sujet des individus qui doivent assumer les conséquences de leurs choix, pour déclarer que les compagnies devaient assumer les conséquences de leurs choix, ce que doit faire tout citoyen corporatif, ce que fait effectivement une compagnie normale dont le produit cause accidentellement des dommages.

Les compagnies de tabac canadiennes ont fait plusieurs choix depuis un demi-siècle, des très mauvais choix. Aujourd'hui, elles doivent réparer et ne plus recommencer.

Le premier mauvais choix fait par l'industrie a consisté à ne pas dire tout ce qu'elle savait de mal sur les effets de l'usage normal de leurs produits.

En fait, il s'en est fallu de peu pour qu'en 1958, sous la direction de Patrick O'Neil-Dunne, la compagnie Rothmans of Pall Mall joue le jeu d'une certaine transparence (quand même assaisonnée de fausses promesses). Mais l'incartade de ce patron excentrique et éphémère a vite pris fin; la compagnie s'est rapidement joint à la conspiration pour retarder par divers procédés les prises de conscience dans le public canadien.

Loin de faire ce qu'il aurait été responsable et normal de faire, les cigarettiers canadiens se sont plutôt sentis dans l'obligation de servir leurs actionnaires en alimentant durant plusieurs décennies des doutes dans l'esprit du public sur l'importance relative du danger de fumer plutôt que de ne pas fumer. Et cela a hélas marché, comme le révèle des sondages que les compagnies faisaient faire. Des fumeurs se rassuraient faussement, des jeunes se mettaient à fumer.

Au lieu d'égrener les faits en ordre chronologique, Me Lespérance a pris une année où toutes les fautes des cigarettiers sont apparentes dans la documentation interne de l'industrie, l'année 1977. Le portrait est saisissant.

Des documents témoignent que cette année-là,
  • des responsables de la recherche et du développement dans l'industrie écrivaient, dans des mémos internes, qu'il est temps que l'industrie cesse son combat d'arrière-garde pour nier que le tabagisme est une cause de cancers et de diverses maladies (pièces 125 et 29 au dossier de la preuve)
  • les mêmes scientifiques de l'industrie (souvent des docteurs en chimie) reconnaissaient que c'est la peur des conséquences judiciaires qui empêchent les compagnies de dire la vérité (pièce 29), et que cette attitude donne d'elles l'image d'une association de gens qui prétendent que la Terre est plate (Flat Earth Society) (pièce 948 au dossier)
  • les compagnies canadiennes ont convenu de ne pas reconnaître les risques sanitaires du tabagisme sans tenter de les relativiser jusqu'à l'insignifiance (pièce 1507)
  • les compagnies ont multiplié les gestes pour contrer les activités antitabac dans la société (pièces au dossier 128, 957, 958, 580, 580C et 968I)
  • l'industrie a rejeté la demande du gouvernement fédéral canadien d'améliorer les mises en garde sanitaires contre la cigarette (pièce 50004) et a tenu à ne pas être associée à ces mises en garde, insistant plutôt pour qu'elles soient attribuées uniquement au gouvernement
  • l'industrie a repris au Canada le procédé de désinformation mis au point aux États-Unis par le Tobacco Institute et un cabinet de relations publiques (pièces 958, 15C et 475), de manière à faire croire, notamment, que la cause des maladies associées au tabagisme réside dans l'hérédité ou dans la vie stressante plutôt que dans le tabagisme
  • pour créer la controverse, l'industrie s'appuyait sur des chercheurs qu'elle finançait (pièce 964C)(...et qui ne faisaient pas de recherche mais maniaient bien les concepts.)
  • les compagnies savaient, par des sondages fréquents et pointus, qu'une masse de fumeurs ne comprenaient pas à quel point le danger du tabagisme existe pour eux, même au-dessous d'un certain nombre de cigarettes consommées chaque jour, et croyaient réduire utilement le risque du tabagisme en passant d'une marque de cigarettes régulières à une marque de « légères » (pièces 987.6 et 987.8)  (En 1977, seulement 17 % des fumeurs croyaient que le nombre quotidien de cigarettes qu'on peut fumer sans risque pour la santé est de deux ou moins: les autres pensaient que le nombre est supérieur. 44 % des fumeurs croyaient que le tabagisme n'abrège pas plus la vie que la présence de produits chimiques dans les aliments ou les gaz d'échappements des automobiles. L'industrie se tenait au courant de cette ignorance et n'a pas fait d'effort pour mieux renseigner le public.)
Me Lespérance poursuit son exposé aujourd'hui. Me Pierre Boivin va enchaîner.

jeudi 18 septembre 2014

Une vingtaine de jours pour conclure en beauté un long travail : le compte à rebours commence.

(PCr)

Lundi prochain, au 17e étage du palais de justice de Montréal, commence la dernière phase d'un procès qui a débuté en mars 2012 et qui oppose les trois principales compagnies de tabac du marché canadien à deux collectifs québécois de personnes atteintes d'emphysème ou d'un cancer à la gorge ou au poumon, ou dépendantes du tabac, qui reprochent aux trois cigarettiers leur comportement irresponsable et trompeur entre 1950 et 1998.

Jusqu'à présent, après 234 jours d'audition, et la comparution de 76 témoins (témoins de faits ou témoins-experts), les parties ont fait verser plus de 8 000 pièces au dossier de la preuve (en demande ou en défense), et ce dernier nombre n'inclut pas plusieurs milliers de coupures de presse.

En cours d'instruction, le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a dû rendre plusieurs jugements interlocutoires, lesquels ont parfois été contestés devant la Cour d'appel du Québec. 28 jugements écrits s'ajoutent donc à la bibliothèque des documents relatifs à l'affaire.

La transcription sténographique des auditions du procès excède les 24 000 pages.

Ce qui commence le 22 septembre prochain devant le juge Riordan et durera durant six jours jusqu'au 30 septembre, c'est le réquisitoire final des avocats des recours collectifs.

Puis, durant 12 jours en octobre et en novembre, les avocats chargés de la défense d'Imperial Tobacco Canada, de JTI-Macdonald ainsi que de Rothmans, Benson & Hedges, prendront alors la parole.


Les avocats des deux camps auront donc enfin l'occasion de donner du sens à une montagne de faits et de présenter une synthèse des raisons pour lesquelles le juge Riordan doit accueillir ou rejeter la demande des victimes du tabagisme.

Grosso modo, en plus de déterminer si les victimes du tabagisme ont subi un dommage par la faute des cigarettiers et méritent un dédommagement compensatoire, ou sont responsables de leur propre sort, le juge sera aussi appelé à décider s'il faut infliger ou non des pénalités aux compagnies de tabac, et de combien.

Ces dommages punitifs, si le juge décide d'en imposer, varieraient selon les profits des compagnies, de manière à dissuader chacune de ces dernières de recommencer ses agissements.

Voici le calendrier des derniers jours à venir du procès, selon ce qu'en savent les blogueurs du Service d'information sur les procès du tabac le 18 septembre. Avant Noël, le juge pourra se retirer pour réfléchir et commencer à rédiger son jugement final.