mardi 15 avril 2014

224e jour - L'enfonceur de porte ouverte

(PCr)

Selon l'économiste James J. Heckman, appelé comme expert à la barre des témoins par Imperial Tobacco Canada et Rothmans, Benson & Hedges, le professeur de marketing Richard W. Pollay a échoué à montrer qu'il y avait une relation causale et même une corrélation statistiquement significative entre la disparition de la publicité des produits du tabac et la prévalence du tabagisme dans la société.

Le problème, c'est que le professeur Pollay n'a jamais essayé ou prétendu essayer de faire cette démonstration dans son rapport fourni à la demande des recours collectifs en 2006. (Voir nos éditions sur le témoignage de Richard Pollay.)
James J. Heckman

Lundi au palais de justice de Montréal, dès le contre-interrogatoire de qualification du témoin-expert de la défense par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, il est apparu que le professeur Heckman n'avait peut-être pas bien lu le rapport qu'il croyait devoir contredire.

Me Johnston a voulu savoir si le mandat reçu d'Imperial par le professeur Heckman lui était arrivé par écrit ou oralement. C'était par écrit, mais il s'en fallu de peu que l'expert prétende qu'il avait besoin de retourner à l'Université de Chicago, dont il est un professeur distingué, pour consulter son courrier électronique. Le témoin, les bras croisés, a fait semblant de ne pas comprendre des questions pourtant faciles sur sa compréhension du rapport Pollay, questions qui s'éclaircissaient miraculeusement quand le juge les répétaient sans changement. Bien qu'étant un peu au courant du déroulement de l'actuel procès au Canada, -- et un expert, contrairement à un témoin de faits, a le droit d'en suivre les moindres événements, -- l'économiste Heckman semble s'être laissé présenter la position des demandeurs au procès d'une manière peut-être un peu caricaturale. Dieu seul sait par qui mais le diable s'en doute.

En novembre 2012, le juge J. Brian Riordan avait ordonné qu'on retranche du rapport d'expertise de l'historien de la cigarette Robert Proctor toute une large section qui ne constituait pas une réfutation des rapports d'expertise de trois historiens mandatés par l'industrie. Appliqué également au rapport du professeur Heckman, qu'en serait-il resté ?

Le juge a reconnu à James Heckman la qualité d'expert selon les termes mêmes suggérés par Me Deborah Glendinning, avocate d'Imperial: expert économiste, expert en économétrie et expert en détermination d'un lien de causalité.

James J. Heckman est une figure connue dans le monde universitaire bien au-delà des États-Unis puisqu'il a reçu en 2000 le prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel.

L'économiste Gilles Dostaler (1946-2011), professeur émérite de l'Université du Québec à Montréal, déplorait crûment que trop de gens pressés qualifient cette distinction de « prix Nobel d'économie »L'inventeur de la dynamite Alfred Nobel (1833-1896) a voulu récompenser les physiciens, les chimistes, les médecins, les écrivains et les artisans de paix mais n'a jamais parlé de l'économique ou d'une autre science humaine dans son testament daté de 1895. La banque centrale de Suède a trouvé que c'était une bonne idée de glisser le nom de Nobel dans le nom d'un prix pour les économistes, qui est décerné depuis 1969. Les admirateurs des mathématiciens, ingénieurs, agronomes, urbanistes, géologues, psychologues, sociologues ou autres savants occasionnellement bienfaiteurs de l'humanité mais négligés par M. Nobel n'ont pas eu autant de culot que les fonctionnaires de la Sveriges Riksbank. 

Lundi, durant l'interrogatoire de qualification puis l'interrogatoire principal, Me Deborah Glendinning a le mérite de ne jamais avoir prononcé les mots « prix Nobel d'économie » et le professeur Heckman non plus. En revanche, le cabinet d'analystes économiques Compass Lexecon auquel est associé occasionnellement James Heckman, et qui l'a aidé (peut-être trop fortement ?) à rédiger son rapport d'expertise, se vante de compter parmi ses associés des « gagnants du Prix Nobel », ceci dit en parlant des économistes Gary Becker, Robert Engle et James Heckman, et exclusivement d'eux.


Trop sûr de lui ?

En faisant comparaître le professeur Heckman et en lui faisant donner une leçon de premier cycle universitaire en économique, voire de niveau collégial, à propos de la multiplicité des facteurs à considérer dans une analyse, les facteurs inobservés ou inobservables, etc, la défense de l'industrie agit encore une fois comme si nous étions dans un procès devant un jury populaire. Pourtant, nous étions au 224e jour d'un procès présidé depuis le début par Brian Riordan et celui-ci possède une maîtrise en sciences économiques de l'Université McGill, et pas seulement des diplômes en droit, un détail que le témoin ignore probablement.

C'est ainsi que l'économiste a même paru s'imaginer que quelques coins tournés rondement pouvaient passer inaperçus. À un moment dans l'après-midi, un diagramme présent dans le rapport de l'expert Heckman et qu'il a extrait d'une étude par deux autres économistes, est apparu sur les écrans plats de la salle d'audience.
évolution de la consommation par tête
(chronogramme cité dans le rapport Heckman)

Soutenant que l'application d'une interdiction de la publicité des produits du tabac aurait dû avoir un effet détectable sur la consommation moyenne de la population canadienne, M. Heckman a noté que le déclin au-delà d'une certaine marque sur le chronogramme se poursuivait au même taux qu'auparavant, indépendamment de l'entrée en vigueur des interdits.

Or, un déclin au même taux se traduirait graphiquement par une hyperbole et non par une courbe parfaitement linéaire comme celle sur le chronogramme de Saffer et Chaloupka. Glisser de 40 % à 30 % de prévalence est un déclin de 25% alors que passer de 20 % à 10 % est un déclin deux fois plus rapide.

Possible que ce genre de lecture erronée d'un diagramme soit passée inaperçue. En revanche, la multiplication des comparaisons et des métaphores donnait l'impression que le témoin cherchait davantage à changer de sujet et à distraire l'auditoire qu'à démontrer.


Corrélations et causalité

C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple de l'économiste Heckman, si on découvrait une proportion d'homosexualité moins grande chez les lecteurs mâles du magazine Playboy, il ne faudrait pas conclure que c'est la lecture d'un périodique rempli de photos de femmes nues qui rend hétérosexuels les lecteurs, mais peut-être que les homosexuels boudent cette lecture.

Autre exemple: la présence d'un poster de Beethoven dans la chambre d'un enfant ne serait pas une variable prédictive de la carrière musicale future de l'enfant, mais peut-être que le poster et la carrière s'expliqueraient tous les deux par une troisième variable qui serait le vrai facteur exogène et causal, à savoir une attirance pour la musique et ses héros.

Sous la direction de Me Glendinning, le professeur Heckman a consacré beaucoup de temps à tenter audacieusement de faire croire que les études montrant un lien causal entre la publicité des produits du tabac et la prévalence du tabagisme inversaient le lien de causalité.

Il a même tenté de faire croire que les futurs fumeurs encore jeunes seraient plus portés à conserver une camisole ou un cendrier avec l'image de Joe Camel (un célèbre personnage publicitaire des cigarettes du même nom, disparu il y a plus de 20 ans, mais dont il est normal qu'un Américain de 69 ans se souvienne), et qu'il ne faudrait donc pas imaginer que ces articles de marketing ont nécessairement un effet sur le tabagisme.

Le témoin-expert de la défense n'a hélas pas mentionné quelle pourrait être la motivation d'une compagnie de tabac de distribuer des cendriers et des camisoles avec l'image de Joe Camel si cela survient seulement en conséquence de la popularité de la marque et non comme un élément causal.

Faisant semblant d'oublier la plus célèbre hypothèse des énoncés de la science économique, l'hypothèse « ceteris paribus » (dont tous les cégépiens en sciences humaines font la connaissance), le professeur Heckman a déclaré que la publicité des automobiles ne faisait pas croître les ventes.

Le rapport de M. Heckman ne prétend pas que la publicité n'a aucun effet sur la consommation totale de tabac dans la société ou sur la prévalence du tabagisme, mais que cet effet est ou bien nul ou bien faible. Faible. Lors de son témoignage oral, dans sa volonté de faire valoir tous les autres facteurs plus certains d'une baisse de la consommation, l'économiste Heckman n'a pas manqué de mentionner la taxation. Ce n'est pas une surprise, mais cela reposera le juge de certaines tentatives de la défense des cigarettiers de faire douter de cet effet. Et pour le professeur de l'Université de Chicago, ce serait sûrement l'ultime déshonneur d'aller dire qu'une taxe n'a pas d'effet dépressif sur un secteur... Ouf.

Le contre-interrogatoire de l'expert de l'industrie a lieu aujourd'hui (mardi).