mercredi 26 mars 2014

221e jour - Une expertise ? Laquelle ?

(PCr)
Le témoignage du psychologue de formation Stephen Young s'est terminé mardi au procès intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux collectifs d'anciens fumeurs et fumeurs atteints d'un cancer, d'emphysème ou de dépendance qui reprochent à ces compagnies leurs cachotteries et leur irresponsabilité.


Ignorance des connaissances scientifiques

Devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, le procureur des recours collectifs Pierre Boivin a d'abord fait examiner par l'expert de la défense d'Imperial Tobacco plusieurs articles scientifiques dont la conclusion diverge diamétralement de la sienne. M. Young avait soutenu la veille que les mises en garde contre les dangers sanitaires du tabagisme n'avaient pas ou avaient très peu d'influence sur les comportements.
extrait du rapport d'expertise
de Stephen Young

Le soi-disant expert en communication de la connaissance des risques pour la santé et la sécurité engagé pour parler des mises en garde relatives à l'usage du tabac n'avait pas lu plusieurs des documents examinés ou ne se souvenait pas s'il les avait lus. Il y avait même une de ces études, portant sur les raisons pour lesquelles les gens fument, et dont les conclusions contredisent des affirmations de son rapport d'expertise, qui figure dans la bibliographie dudit rapport, comme si le signataire n'avait que prêté son nom et accordé une attention insuffisante à son travail.

Une autre référence du rapport Young était une analyse de l'épidémiologue Prabhat Jha réalisée pour le compte de la Banque mondiale. À la barre des témoins, l'expert de la défense n'a pas osé se prononcer sur la crédibilité de cet organisme, faute de pouvoir dire quoi que ce soit sur les buts de l'institution. Il a admis n'avoir lu que les pages où il a puisé les données d'un tableau dans son rapport.

M. Young n'avait pas non plus l'air au courant des directives d'application de la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac, ratifiée par le Canada en 2004. L'OMS, avec force références scientifiques, recommande aux États d'agir et d'imposer des mises en garde sanitaires illustrées sur les emballages de tous les produits du tabac, et de les renouveler périodiquement, parce que cela marche et ne coûte pas cher.

Stephen Young a dit qu'il ne s'est attardé qu'aux mises en garde de l'industrie et pas à celles des pouvoirs publics, et ne s'est pas intéressé à l'efficacité des mises en garde durant la période postérieure aux années 1990, du fait de la définition de son mandat. (Cependant, le rapport de l'expert montre qu'il s'est plus tenu à jour quand il s'agit des autres produits que le tabac, ... peut-être pour la même raison.)

Le jeune expert établi au Michigan, à qui ses lectures font croire que le public canadien n'avait pas besoin au début des années 1970 de mises en garde sur les paquets de cigarettes pour connaître ce qu'il faut des dangers du tabagisme, ne semblait pas savoir à quels âges les gens commencent à fumer. Me Boivin a fait contempler au témoin Young un tableau dans un document de R. J. Reynolds, lequel montre que cette maison-mère de la compagnie canadienne Macdonald Tobacco (aujourd'hui JTI-Macdonald), savait à quoi s'en tenir: la plupart ont déjà commencé à 14 ans.

Devant une étude parue dans la revue scientifique internationale Tobacco Control, le témoin-expert s'est demandé si les auteurs Geoffrey Fong et David Hammond n'avaient pas confondu le comportement des fumeurs et leurs déclarations d'intentions. M. Young ne semblait pas savoir que les études sur lesquelles se sont appuyés les deux chercheurs canadiens, et sur lesquelles s'appuient les chercheurs dans le domaine, rapportent habituellement les déclarations des répondants sur les gestes qu'ils ont déjà posés (tentatives d'arrêter de fumer) et non leurs intentions. Me Boivin lui a de nouveau ouvert les yeux.

Quant à une recherche où il aurait observé directement l'effet de mises en garde sur le comportement des fumeurs, au lieu de se fier à leurs déclarations, le témoin-expert de la défense a admis de nouveau qu'il n'en a jamais publiée, ni réalisée. Il n'a pas argué qu'une telle recherche serait peut-être au-dessus des moyens d'un consultant.


Parti pris, incapacité, inhumanité

Au fil du contre-interrogatoire par la partie demanderesse, qui a duré presque toute la journée, ce qui est apparu de façon patente est l'hyper-sélectivité des sources qu'a pratiquée Stephen Young, de même que sa totale incapacité de se prononcer sur ce que devrait communiquer au public une entreprise consciente des dangers sanitaires liés à l'usage de ses produits et qui voudrait agir de manière responsable, sans attendre l'intervention de l'État.

Bien que détenteur d'un doctorat en psychologie, d'où le fait que les avocats des deux bords et le juge lui ont donné du titre de docteur, l'expert de 46 ans ne semble pas avoir de disposition pour le métier de clinicien. Comme s'il était étranglé par l'objectivité scientifique, M. Young a même eu du mal à admettre que le comportement modifié de fumeurs qui déclarent avoir été influencés par des mises en garde était une bonne chose.


Obscurité, ambiguïtés, hésitation

Par-dessus le marché, le témoin-expert d'Imperial a de nouveau fait valoir, comme lundi, que la modification du comportement n'est pas l'unique critère de la qualité ou du caractère raisonnable d'une mise en garde relative à la santé et la sécurité.

Alors que les compagnies de tabac se sont battus au Canada pour s'opposer à l'interdiction de la publicité au motif que cela les empêchait de faire connaître des améliorations à leurs produits, Stephen Young n'est même pas certain qu'une hypothétique réduction radicale du nombre des décès attribuables à l'incorporation de filtres aux cigarettes au début des années 1960 aurait dû pousser des fabricants à mettre en garde contre les cigarettes qui n'en ont pas.

Comme par ailleurs l'analyse de l'expert Young n'est pas censée s'encombrer de considérations relatives à la responsabilité civile et aux litiges (Il a de nouveau confirmé, notamment au juge, qu'il ne livrait pas d'opinions juridiques.), on peut se demander sur quoi il s'appuie pour faire, quand il finit par en faire, ses recommandations à un fabricant ou un organisme public qui l'engage comme consultant.

C'est en partie ce qu'a voulu savoir le procureur des recours collectifs Philippe Trudel, qui a pris le relais de son coéquipier Boivin en milieu de matinée.

C'est en profitant de la latitude offerte à un contre-interrogateur de soumettre à un expert des questions fondées sur des présomptions que Me Trudel a pu multiplier les mises en situation et les parallèles.

Il y a eu un long échange entre l'avocat et le témoin sur les notions de risque résiduel (residual risk) et de risque spécifique à l'usage d'un produit (product risk), de même que sur la conduite qu'un fabricant doit adopter lorsqu'il est au courant de ces risques.

Il a été notamment question des Ford Pinto, objet d'une controverse médiatico-judiciaire en Amérique dans les années 1970; des mises en garde faites en Australie par les fabricants de motomarines; de lits à barreaux pour enfants; de médicaments d'ordonnance; d'aspirines; de cigarettes sans nicotine, et de panneaux à l'entrée de sentiers pour signaler la présence de pièges à ours, ou de pistes de skis pour signaler un risque d'avalanche.

Devant une comparaison entre l'héroïne et le tabac que Santé Canada a utilisée sur une des mises en garde illustrées apposées sur les paquets de cigarettes de 2000 à 2011, l'expert Young n'a pas osé se prononcer sur l'efficacité ou la pertinence d'un tel procédé pour transmettre au jeune public le message d'une dépendance dont il est difficile de triompher.

Par contre, plus tard, Stephen Young a affirmé qu'un message de l'industrie de ne pas cesser de fumer afin d'éviter les symptômes du sevrage contredirait le message premier de Santé Canada qui est de ne pas commencer et de s'arrêter dès que possible. Ce fut un des rares brefs moments où le témoin a collaboré à l'exercice auquel Me Trudel le soumettait.

Me Trudel a notamment voulu savoir si une mise en garde sur un paquet de cigarettes qui est attribuée au gouvernement plutôt qu'anonyme sous-entend que le fabricant n'y croit pas. L'expert en communication de la connaissance des risques n'est pas assez expert pour répondre.

Votre serviteur a trouvé à M. Young un teint plus rosé que durant l'interrogatoire par Me Lockwood lundi, à moins que cette impression soit due à un costume plus clair. Me Trudel n'a jamais élevé le ton, même si les objections bien placées des avocats Craig Lockwood (Imperial) et François Grondin (JTI-Mac) ont mis sa patience à l'épreuve.

Or, malgré des heures passées dans la salle d'audience à écouter les réponses embarrassées du témoin Young, concernant ce qu'il serait en mesure de recommander à ses clients en tant que consultant, ou au sujet des différentes notions de risque que le témoin manipule, l'auteur du blogue n'est pas parvenu à s'instruire.


La valeur probante

L'honorable Brian Riordan, qui est assis suffisamment proche des témoins pour les entendre discourir sans le renfort des microphones et des haut-parleurs, et dont la maîtrise de l'anglais ne peut être mise en doute, a pu tirer des lumières du témoignage de M. Young, qui sait.

Pourtant, la teneur des questions du magistrat au témoin en fin d'après-midi portent à penser que ce n'était pas encore le cas après la longue tentative de Me Trudel de faire accoucher Stephen Young de réponses éclairantes.

Ce faisant, l'avocat des recours collectifs est peut-être arrivé à faire douter plus que jamais le juge Riordan de la valeur probante de l'expertise de M. Young.

Ce dernier s'est peut-être administré lui-même le coup de grâce en ne saisissant pas la perche offerte par le juge, à qui il a répété ses réponses obscures ou peu informatives. S'il existe une science des mises en garde spécifiquement reliées aux risques du tabagisme, une science dont Brian Riordan a semblé souhaiter l'existence, Stephen Young ne la connaît pas. Le juge a remercié l'expert avec l'air de quelqu'un resté sur sa faim mais résigné, puis il lui a souhaité bon voyage de retour chez lui.

Un peu plus tôt dans la journée, le juge avait interrompu le patinage de Stephen Young et voulu savoir comment un spécialiste de la communication s'y prendrait pour faire passer un message aux jeunes, « puisque ce sont des fumeurs ». « Est-ce en dehors de votre compétence ? », avait demandé Brian Riordan avec un mélange de désappointement et d'impatience. La réponse avait été un oui déguisé.

Les équipements de protection
vers 1960, vers 1979 et vers 2013
(photo extraite du rapport)
Cependant, d'ici à ce qu'il signe son jugement final, le juge Riordan prendra peut-être le temps de relire le rapport de M. Young, et rien n'exclut qu'il en retienne quelques intuitions, comme celle, chère au cœur de plusieurs avocats du tabac, mentionné par l'expert dans son témoignage oral, et que l'homme de la rue peut comprendre: l'intuition d'une évolution dans l'acceptation ou la tolérance des risques liés à l'usage d'un produit ou à la pratique d'une activité, même en l'absence d'un progrès de la connaissance scientifique desdits risques. Une illustration du rapport d'expertise de Stephen Young sert cet argument, qui devient ainsi plus difficile à parer que l'assaut de 46 pages de raisonnements à la portée du premier venu.