mercredi 19 mars 2014

217e et 218e jours : Un troisième arroseur arrosé

(AFl)
S'il y a un scientifique en ville dont les oreilles doivent siffler depuis une semaine, c'est bien Jack Siemiatycki. Après Laurentius Marais et Kenneth Mundt entendus plus tôt au procès, l'Américain Bertram Price est entré dans le concert mardi après-midi pour critiquer le rapport d'expert de l'épidémiologiste québécois. Le témoignage de M. Price s'est achevé le lendemain en fin de matinée.

Jack Siemiatycki
Y a-t-il eu de nouveaux arguments dans l'entreprise de démolition en règle des conclusions de Jack Siemiatycki ? Oui, certainement. Mais surtout beaucoup de «déjà entendu », comme l'a fait remarquer avec humour le juge Brian Riordan dès le début du témoignage du nouvel expert. « C'est l'inconvénient mais aussi l'avantage de passer en troisième position! »


Monsieur Gestion des risques

Bertram P. Price
Si Bertram Price n'était pas devenu mathématicien, il aurait été joueur de basketball. Le géant de 74 ans a en effet connu son heure de gloire en sport universitaire dans les années 1960. Mais le jeune Price a plutôt choisi les maths. Il a obtenu son doctorat en statistique en 1969 et est à la tête d'un bureau de consultants spécialisé en analyse de risques depuis 1987 (Price Associates Inc). Bien qu'il ne soit pas épidémiologiste, son CV et la liste des projets de son entreprise attestent de son expérience dans le domaine de la santé, en particulier dans les dossiers de l'amiante, de l'arsenic et de plusieurs autres composés chimiques nocifs que l'on retrouve entre autres dans le secteur manufacturier.

Et pour cause : Price Associates Inc. offre notamment ses services aux entreprises pour calculer le montant des réclamations en cas d'actions collectives intentées par des travailleurs à la suite de l'exposition à des contaminants.

Son intérêt pour le tabac, bien qu'antérieur au procès québécois (il compte parmi ses clients trois cabinets d'avocats qui travaillent pour des cigarettiers), est relativement récent : « Il vient de mon intérêt pour l'amiante, explique-t-il. Les deux sont complètement liés. »

À l'instar de plusieurs de ses confrères qui ont défilé devant le juge Riordan, Bertram Price reconnait que la cigarette cause le cancer et ne remet pas en question les conclusions du Surgeon general. Ses critiques du rapport de Siemiatycki sont, une fois encore, d'ordre méthodologique.


Les « bons garçons » de l'industrie 

Le premier argument présenté par Bertram Price a quand même le mérite de sortir des sentiers battus.

Pour mémoire, Jack Siemiatycki chiffre à 110 282 le nombre de Québécois qui, entre 1995 et 2006 ont été diagnostiqués de l'une des quatre maladies concernées par l'un des deux recours collectifs et qu'on peut attribuer à l'usage du tabac. Le seuil de causalité pour le cancer du poumon est de 4 paquets/année pour les hommes et 3 pour les femmes. Il est d'environ 5 paquets/année pour les deux sexes pour les trois autres maladies. Un paquet/année correspond à une consommation de 20 cigarettes par jour pendant une année, ou de 10 pendant deux ans, etc.

Selon le rapport d'expert de Price (pièce 21315), on devrait retrancher des calculs de paquets/année les périodes où l'industrie a fait preuve de « présumée bonne conduite » ( « non alleged misconduct » ). C'est-à-dire, en gros, les périodes où l'industrie a arrêté de nier le lien entre le cancer et le tabac. Ces années s'opposeraient aux années « présumées fautives » (« alleged misconduct periods ») où l'industrie peut être jugée (au moins en partie) responsable du sort des fumeurs.

Devant un tel argument, l'avocat Philippe Trudel avait quelques munitions pour son contre-interrogatoire de qualification : « Avez-vous déjà vu une seule étude épidémiologique où il était question de bon ou de mauvais comportement? » « Est-ce que le mauvais comportement est un facteur de risque? », ou encore « Êtes-vous qualifié pour savoir si une bonne ou une mauvaise conduite peut ou non causer une maladie? » (citations de mémoire)

S'adressant au juge pour tenter de faire disqualifier le témoin, l'avocat a également lancé : « Avons-nous besoin d'un expert pour déterminer une période où ils se sont comportés comme des bons garçons et des bonnes filles? (...) S'il doit y avoir un partage de responsabilités, ce n'est pas à un expert de le déterminer mais à vous. »

Le juge Riordan, pourtant, a laissé l'avocat Allan Coleman et l'expert Bertram Price continuer sur cette voie, lorsqu'ils ont examiné trois cas hypothétiques de fumeurs pour qui le nombre de paquets/année aurait été différent si l'on retranchait la période de bonne conduite ds cigarettiers (pièce 21315.6).

Guidé par l'avocat Coleman, Bertram Price a aussi rappelé au juge que certaines personnes ont même commencé à fumer pendant les périodes « de mauvaise conduite » pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec les cigarettiers.

L'avenir dira comment le juge Riordan intégrera dans sa décision  l'argument des périodes de bonne conduite de Price. Toujours est-il qu'il n'a pas caché sa confusion (ou son scepticisme?) en disant au témoin qu'il avait du mal à comprendre comment des gens pouvaient tout simplement disparaître des calculs. Il a cependant paru rassuré quand le témoin a répondu par l'affirmative à la question : Est-il possible de simplement refaire les calculs si on détermine une date de coupure (cut off date) sans changer le modèle de Siemiatycki ?


Un modèle jugé trop simpliste

L'autre groupe de critiques de Price à l'égard du rapport Siemiatycki porte sur la relation linéaire entre le nombre de paquets/année et le risque. Cette relation est selon Price beaucoup plus complexe que ne le décrit l'épidémiologiste.

Prendre en considération uniquement le nombre de paquets/année est non seulement insuffisant mais c'est même « irréaliste » pour reprendre un terme employé dans un article de 2013 paru dans le American Journal of Epidemiology (pièce 1707).

Une étude de qualité devrait prendre en compte plusieurs autres variables, comme la date à laquelle les gens ont commencé à fumer, l'intensité de l'exposition, la marque des cigarettes, le délai entre le diagnostic de cancer et la date d'arrête du tabac, etc.

Pour appuyer cet argument, l'avocat Coleman a fait produire plusieurs études statistiques sur le tabac où les auteurs ont utilisé des modèles différents et plus complexes. Ainsi, les chercheurs Lubin et Caporaso (pièce 20022, 2006) utilisent le facteur d'intensité en plus de celui du nombre de paquets/année. Dans une autre étude, (pièce 20023), il est question de différentes méthodes alternatives pour calculer le risque relatif. Idem dans un article signé par Siemiatycki  lui-même (pièce 1428, 1995) qui utilise un modèle de régression logistique plus complexe.

Comme pour montrer à quoi devrait ressembler une bonne étude épidémiologique, Price et son avocat ont épluché un article cosigné par Price sur l'amiante et le mésotheliome (une forme de cancer rare et virulente qui affecte le revêtement des poumons) déposée comme nouvelle preuve 1715. L'analyse statistique prend en considération plusieurs variables pour déterminer le risque relatif, comme le type d'amiante, le temps d'exposition, etc.


Un manque de jugement de la part de Siemiatycki ?

La limitation dans le nombre de données examinées par Siemiatycki a aussi été mise de l'avant. Elle viendrait du fait que l'épidémiologiste ait choisi de présenter une méta-analyse, réduisant d'emblée et, d'une certaine manière par sa propre faute, le nombre d'études qu'il aurait pu utiliser. 

« Ça l'a obligé à utiliser des études très simples et à laisser de côté des études qui utilisaient un modèle plus complexe » (traduction libre et de mémoire)

(Il y a fort à parier que si Siemiatycki  avait présenté autre chose qu'une méta-analyse, les mêmes personnes le lui auraient reproché...)


Faites comme je dis, pas comme je fais

Si Allan Coleman et son témoin ont passé quelques heures à démontrer l'incompétence de Siemiatycki, le vent a tourné en leur défaveur dès que Philippe Trudel a commencé son contre-interrogatoire, soulignant quelques raccourcis méthodologiques attribuables à Bertram Price.

Ainsi, l'étude sur le mésotheliome (pièce 1715) que Price citait en exemple pour démontrer les lacunes de son collègue commence elle-même par un simplification outrancière de la réalité car les auteurs partent du principe que cette maladie est attribuable entièrement à l'amiante, ce qui, de l'aveu même de Price, est faux.

Dans le même ordre d'idées, un texte co-signé par Bertram Price et présenté à l’Université Harvard lors d'un atelier sur l'amiante a été déposé comme nouvelle preuve (1716). Comme dans tous les documents sur l'amiante et la santé, le tabac y est présenté comme un facteur de risque supplémentaire. On y discute longuement de plusieurs études jugées valides, dont un certain nombre utilisent un modèle linéaire - le même que celui utilisé par Siemiatycki et tant décrié par Price. Il y est aussi question de groupes d'âge, mais nulle part d'âge auquel les jeunes de moins de 25 ans ont commencé à fumer. 

Bref, des imprécisions qui provoquent l'indignation du statisticien quand elles sont présentes chez les autres mais dont il a l'air de très bien s'accommoder pour ses propres besoins. 

Enfin, lors d'une partie de ping-pong verbal entre les deux hommes, l'avocat Trudel a arraché au témoin qu'il était impossible d'établir un seuil (threshold) au-delà duquel on pouvait attribuer une cause à une maladie :

(dialogue reconstitué de mémoire et traduit librement)

- Trudel : Quel serait le seuil à partir duquel on peut établir un lien de causalité entre une maladie et un facteur de risque?
- Price : Il n’y en a pas. On ne peut pas parler de seuil en général
- Trudel : Sérieusement?
- Price : Il faut un modèle biologique pour faire le calcul. 
- Trudel : Comment pouvez vous être un expert en causalité (causal inference) si vous n’avez pas de seuil pour dire que quelque chose est causé par autre chose?
- Price : Scientifiquement on ne peut pas dire que telle maladie est causé à 100% par quelque chose. Il n'y a pas de ligne claire (bright line cut off) qu'on peut tracer, la plupart des maladies ont des causes multiples.
- Trudel : Votre science ne vous permettra pas de chiffrer l'inférence causale?
- Price : Si, si, je pourrais...
-Trudel : Alors quelle serait le nombre magique (magic number) pour le tabac?
- Price : Il n'y en a pas.  

Or, dans la présentation sur l'amiante, le seuil légal de 50%  est mentionné à plusieurs reprises. Ironie du sort, il l'est bien évidemment en lien avec le risque associé au tabac...


Autres facteurs de risque : oui, mais...

Bertram Price avait fortement critiqué le rapport d'expert de Siemiatycki sur le fait qu'il ait négligé les autres facteurs de risque responsables de causer le cancer du poumon. C'est sur ce terrain qu'est allé le chercher l'avocat André Lespérance en fin de séance, en pointant des études qui indiquent clairement que ni le radon (pièce 1722), ni l'amiante ne sont des facteurs de risque statistiquement pertinents quand il est question du cancer du poumon. 

***

Le jeudi 19 mars, la Cour siégera mais il n'y aura pas de témoin. Des points concernant des requêtes à venir et le calendrier seront discutés.