mercredi 26 mars 2014

221e jour - Une expertise ? Laquelle ?

(PCr)
Le témoignage du psychologue de formation Stephen Young s'est terminé mardi au procès intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux collectifs d'anciens fumeurs et fumeurs atteints d'un cancer, d'emphysème ou de dépendance qui reprochent à ces compagnies leurs cachotteries et leur irresponsabilité.


Ignorance des connaissances scientifiques

Devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, le procureur des recours collectifs Pierre Boivin a d'abord fait examiner par l'expert de la défense d'Imperial Tobacco plusieurs articles scientifiques dont la conclusion diverge diamétralement de la sienne. M. Young avait soutenu la veille que les mises en garde contre les dangers sanitaires du tabagisme n'avaient pas ou avaient très peu d'influence sur les comportements.
extrait du rapport d'expertise
de Stephen Young

Le soi-disant expert en communication de la connaissance des risques pour la santé et la sécurité engagé pour parler des mises en garde relatives à l'usage du tabac n'avait pas lu plusieurs des documents examinés ou ne se souvenait pas s'il les avait lus. Il y avait même une de ces études, portant sur les raisons pour lesquelles les gens fument, et dont les conclusions contredisent des affirmations de son rapport d'expertise, qui figure dans la bibliographie dudit rapport, comme si le signataire n'avait que prêté son nom et accordé une attention insuffisante à son travail.

Une autre référence du rapport Young était une analyse de l'épidémiologue Prabhat Jha réalisée pour le compte de la Banque mondiale. À la barre des témoins, l'expert de la défense n'a pas osé se prononcer sur la crédibilité de cet organisme, faute de pouvoir dire quoi que ce soit sur les buts de l'institution. Il a admis n'avoir lu que les pages où il a puisé les données d'un tableau dans son rapport.

M. Young n'avait pas non plus l'air au courant des directives d'application de la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac, ratifiée par le Canada en 2004. L'OMS, avec force références scientifiques, recommande aux États d'agir et d'imposer des mises en garde sanitaires illustrées sur les emballages de tous les produits du tabac, et de les renouveler périodiquement, parce que cela marche et ne coûte pas cher.

Stephen Young a dit qu'il ne s'est attardé qu'aux mises en garde de l'industrie et pas à celles des pouvoirs publics, et ne s'est pas intéressé à l'efficacité des mises en garde durant la période postérieure aux années 1990, du fait de la définition de son mandat. (Cependant, le rapport de l'expert montre qu'il s'est plus tenu à jour quand il s'agit des autres produits que le tabac, ... peut-être pour la même raison.)

Le jeune expert établi au Michigan, à qui ses lectures font croire que le public canadien n'avait pas besoin au début des années 1970 de mises en garde sur les paquets de cigarettes pour connaître ce qu'il faut des dangers du tabagisme, ne semblait pas savoir à quels âges les gens commencent à fumer. Me Boivin a fait contempler au témoin Young un tableau dans un document de R. J. Reynolds, lequel montre que cette maison-mère de la compagnie canadienne Macdonald Tobacco (aujourd'hui JTI-Macdonald), savait à quoi s'en tenir: la plupart ont déjà commencé à 14 ans.

Devant une étude parue dans la revue scientifique internationale Tobacco Control, le témoin-expert s'est demandé si les auteurs Geoffrey Fong et David Hammond n'avaient pas confondu le comportement des fumeurs et leurs déclarations d'intentions. M. Young ne semblait pas savoir que les études sur lesquelles se sont appuyés les deux chercheurs canadiens, et sur lesquelles s'appuient les chercheurs dans le domaine, rapportent habituellement les déclarations des répondants sur les gestes qu'ils ont déjà posés (tentatives d'arrêter de fumer) et non leurs intentions. Me Boivin lui a de nouveau ouvert les yeux.

Quant à une recherche où il aurait observé directement l'effet de mises en garde sur le comportement des fumeurs, au lieu de se fier à leurs déclarations, le témoin-expert de la défense a admis de nouveau qu'il n'en a jamais publiée, ni réalisée. Il n'a pas argué qu'une telle recherche serait peut-être au-dessus des moyens d'un consultant.


Parti pris, incapacité, inhumanité

Au fil du contre-interrogatoire par la partie demanderesse, qui a duré presque toute la journée, ce qui est apparu de façon patente est l'hyper-sélectivité des sources qu'a pratiquée Stephen Young, de même que sa totale incapacité de se prononcer sur ce que devrait communiquer au public une entreprise consciente des dangers sanitaires liés à l'usage de ses produits et qui voudrait agir de manière responsable, sans attendre l'intervention de l'État.

Bien que détenteur d'un doctorat en psychologie, d'où le fait que les avocats des deux bords et le juge lui ont donné du titre de docteur, l'expert de 46 ans ne semble pas avoir de disposition pour le métier de clinicien. Comme s'il était étranglé par l'objectivité scientifique, M. Young a même eu du mal à admettre que le comportement modifié de fumeurs qui déclarent avoir été influencés par des mises en garde était une bonne chose.


Obscurité, ambiguïtés, hésitation

Par-dessus le marché, le témoin-expert d'Imperial a de nouveau fait valoir, comme lundi, que la modification du comportement n'est pas l'unique critère de la qualité ou du caractère raisonnable d'une mise en garde relative à la santé et la sécurité.

Alors que les compagnies de tabac se sont battus au Canada pour s'opposer à l'interdiction de la publicité au motif que cela les empêchait de faire connaître des améliorations à leurs produits, Stephen Young n'est même pas certain qu'une hypothétique réduction radicale du nombre des décès attribuables à l'incorporation de filtres aux cigarettes au début des années 1960 aurait dû pousser des fabricants à mettre en garde contre les cigarettes qui n'en ont pas.

Comme par ailleurs l'analyse de l'expert Young n'est pas censée s'encombrer de considérations relatives à la responsabilité civile et aux litiges (Il a de nouveau confirmé, notamment au juge, qu'il ne livrait pas d'opinions juridiques.), on peut se demander sur quoi il s'appuie pour faire, quand il finit par en faire, ses recommandations à un fabricant ou un organisme public qui l'engage comme consultant.

C'est en partie ce qu'a voulu savoir le procureur des recours collectifs Philippe Trudel, qui a pris le relais de son coéquipier Boivin en milieu de matinée.

C'est en profitant de la latitude offerte à un contre-interrogateur de soumettre à un expert des questions fondées sur des présomptions que Me Trudel a pu multiplier les mises en situation et les parallèles.

Il y a eu un long échange entre l'avocat et le témoin sur les notions de risque résiduel (residual risk) et de risque spécifique à l'usage d'un produit (product risk), de même que sur la conduite qu'un fabricant doit adopter lorsqu'il est au courant de ces risques.

Il a été notamment question des Ford Pinto, objet d'une controverse médiatico-judiciaire en Amérique dans les années 1970; des mises en garde faites en Australie par les fabricants de motomarines; de lits à barreaux pour enfants; de médicaments d'ordonnance; d'aspirines; de cigarettes sans nicotine, et de panneaux à l'entrée de sentiers pour signaler la présence de pièges à ours, ou de pistes de skis pour signaler un risque d'avalanche.

Devant une comparaison entre l'héroïne et le tabac que Santé Canada a utilisée sur une des mises en garde illustrées apposées sur les paquets de cigarettes de 2000 à 2011, l'expert Young n'a pas osé se prononcer sur l'efficacité ou la pertinence d'un tel procédé pour transmettre au jeune public le message d'une dépendance dont il est difficile de triompher.

Par contre, plus tard, Stephen Young a affirmé qu'un message de l'industrie de ne pas cesser de fumer afin d'éviter les symptômes du sevrage contredirait le message premier de Santé Canada qui est de ne pas commencer et de s'arrêter dès que possible. Ce fut un des rares brefs moments où le témoin a collaboré à l'exercice auquel Me Trudel le soumettait.

Me Trudel a notamment voulu savoir si une mise en garde sur un paquet de cigarettes qui est attribuée au gouvernement plutôt qu'anonyme sous-entend que le fabricant n'y croit pas. L'expert en communication de la connaissance des risques n'est pas assez expert pour répondre.

Votre serviteur a trouvé à M. Young un teint plus rosé que durant l'interrogatoire par Me Lockwood lundi, à moins que cette impression soit due à un costume plus clair. Me Trudel n'a jamais élevé le ton, même si les objections bien placées des avocats Craig Lockwood (Imperial) et François Grondin (JTI-Mac) ont mis sa patience à l'épreuve.

Or, malgré des heures passées dans la salle d'audience à écouter les réponses embarrassées du témoin Young, concernant ce qu'il serait en mesure de recommander à ses clients en tant que consultant, ou au sujet des différentes notions de risque que le témoin manipule, l'auteur du blogue n'est pas parvenu à s'instruire.


La valeur probante

L'honorable Brian Riordan, qui est assis suffisamment proche des témoins pour les entendre discourir sans le renfort des microphones et des haut-parleurs, et dont la maîtrise de l'anglais ne peut être mise en doute, a pu tirer des lumières du témoignage de M. Young, qui sait.

Pourtant, la teneur des questions du magistrat au témoin en fin d'après-midi portent à penser que ce n'était pas encore le cas après la longue tentative de Me Trudel de faire accoucher Stephen Young de réponses éclairantes.

Ce faisant, l'avocat des recours collectifs est peut-être arrivé à faire douter plus que jamais le juge Riordan de la valeur probante de l'expertise de M. Young.

Ce dernier s'est peut-être administré lui-même le coup de grâce en ne saisissant pas la perche offerte par le juge, à qui il a répété ses réponses obscures ou peu informatives. S'il existe une science des mises en garde spécifiquement reliées aux risques du tabagisme, une science dont Brian Riordan a semblé souhaiter l'existence, Stephen Young ne la connaît pas. Le juge a remercié l'expert avec l'air de quelqu'un resté sur sa faim mais résigné, puis il lui a souhaité bon voyage de retour chez lui.

Un peu plus tôt dans la journée, le juge avait interrompu le patinage de Stephen Young et voulu savoir comment un spécialiste de la communication s'y prendrait pour faire passer un message aux jeunes, « puisque ce sont des fumeurs ». « Est-ce en dehors de votre compétence ? », avait demandé Brian Riordan avec un mélange de désappointement et d'impatience. La réponse avait été un oui déguisé.

Les équipements de protection
vers 1960, vers 1979 et vers 2013
(photo extraite du rapport)
Cependant, d'ici à ce qu'il signe son jugement final, le juge Riordan prendra peut-être le temps de relire le rapport de M. Young, et rien n'exclut qu'il en retienne quelques intuitions, comme celle, chère au cœur de plusieurs avocats du tabac, mentionné par l'expert dans son témoignage oral, et que l'homme de la rue peut comprendre: l'intuition d'une évolution dans l'acceptation ou la tolérance des risques liés à l'usage d'un produit ou à la pratique d'une activité, même en l'absence d'un progrès de la connaissance scientifique desdits risques. Une illustration du rapport d'expertise de Stephen Young sert cet argument, qui devient ainsi plus difficile à parer que l'assaut de 46 pages de raisonnements à la portée du premier venu.

mardi 25 mars 2014

220e jour - Laisser l'État se charger des mises en gardes sanitaires: une position « raisonnable » selon un expert de la défense de l'industrie

Stephen L. Young
(PCr)
Lundi au palais de justice de Montréal, au procès en responsabilité civile contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, un nouveau témoin-expert, Stephen Lee Young, un psychologue de formation et consultant américain de 46 ans spécialisé en ergonomie et dans la communication des risques pour la santé et la sécurité (de produits ou d'activités), a cherché à montrer que l'exactitude du contenu et la qualité des mises en garde sanitaires apposées sur les paquets de cigarettes ou les annonces ne changent rien aux comportements observés des consommateurs. Et même si c'était le cas, ce ne serait pas encore le critère pour déterminer si une mise en garde est bonne, c'est-à-dire raisonnable (le maître-mot de M. Young).

Dans son rapport d'expertise et lors de son interrogatoire par Me Craig Lockwood, défenseur d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), Stephen Young a expliqué qu'il n'était pas nécessaire d'exiger des mises en garde sur la variété des maladies qui guettent le fumeur de cigarettes, ou la probabilité desdites maladies, ou la variété des substances cancérigènes contenues dans la fumée, puisque cela n'avait pratiquement pas d'influence sur le comportement des consommateurs. Ces derniers ne croient pas toujours ce qu'ils lisent ou ne cherchent pas toujours (ou pas souvent) à adopter un comportement qui minimise les risques sanitaires.

Pourquoi ils n'y croient pas? Le rapport d'expertise de M. Young ne le dit pas.

À l'écrit et à l'oral, le témoignage du psychologue-ergonomiste du Michigan fait une grande place à de beaux exemples « à part de ceux liés au tabagisme » (... c'est-à-dire dans des domaines où, très souvent, ne pas prendre de risque comporte un coût ...)

La providentielle limitation d'expertise du témoin du jour l'a cependant empêché de faire part au tribunal d'au moins une possible raison pour laquelle des masses de fumeurs continuent pendant plusieurs années de prendre « des décisions » qu'on pourrait trouver « déraisonnables », en consommant un poison. Le rapport de M. Young ne mentionne pas non plus une seule fois le phénomène de la dépendance (dependency, addiction). Dans l'inexistante explication de la persistance de croyances propices au tabagisme, le phénomène de la publicité ne reçoit pas, cela va de soi, la moindre mention dans le rapport d'expertise.


Ce qui est « raisonnable »: en faire le moins possible

Par ailleurs, Stephen Young soutient qu'il n'est pas raisonnable ou sensé pour l'industrie du tabac de prévenir le public des risques inhérents de l'usage de ses produits.

Non pas parce que les produits du tabac sont sûrs pour la santé; l'expert pense que c'est le contraire et l'admet.

Non pas parce que l'industrie ne savait pas que ses produits sont néfastes pour la santé; l'expert n'a pas consulté la documentation interne des compagnies pour savoir à quoi s'en tenir là-dessus. Ce n'était pas dans son mandat d'être curieux.

Non pas parce que des mises en garde sanitaires seraient sans effet; l'expert trouve sensé, raisonnable, que les pouvoirs publics fassent de telles mises en garde; cela ne semble pas une perte de temps. Lors de l'interrogatoire, M. Young a même cité un communiqué du ministère fédéral canadien de la Santé où celui-ci se réjouit de son succès à ce titre. En 1965.

Ainsi donc, l'industrie n'a pas d'obligation d'adresser des mises en garde au public quand le gouvernement le fait, et elle serait dispensée de le faire si le gouvernement ne le faisait pas.


Une crédibilité compromise dès avant la qualification

Mais attention, M. Young n'a pas émis une opinion juridique sur ce qui est « raisonnable », même si on pourrait croire à le lire que le droit des compagnies de croiser les bras pèse plus lourd que le devoir d'agir.

Les avocats des recours collectifs n'acceptent pas cette dérobade et ont demandé de façon on ne peut plus catégorique la récusation de l'expert. Selon eux, c'est au juge de remplir ce rôle de juger ce qui est raisonnable comme conduite pour les cigarettiers.

L'avocat des recours collectifs Pierre Boivin s'est employé avec succès à montrer que l'expert Young ne connaît pas le droit québécois ou canadien, ni les admissions passées de sa cliente ITCL à propos de l'effectivité des mises en garde sanitaires, ni les agissements de sa cliente, ni la connaissance qu'avait la compagnie des connaissances et croyances des fumeurs et du public. En outre, Stephen Young n'a jamais publié dans une revue avec révision par des pairs un article scientifique qui porterait sur les mises en garde sanitaires en matière de tabagisme aux États-Unis ou au Canada ou ailleurs, il ne connaît pas les critères d'inclusion dans son rapport des documents qu'il cite ou commente, et il ne se souvient pas de la formation académique d'un de ses deux auxiliaires qui a fait la recherche des sources, comme si quelqu'un d'autre l'avait engagé. (« I'm not sure of Mr Smith's background.»)

L'expert Young, qui a reçu d'Imperial Tobacco son mandat en janvier 2013, a déjà oublié si c'était par écrit ou verbalement, et qui était au juste l'avocat Hawkeye qui l'a mandaté. Il a promis de vérifier cela et de trouver le mandat, non sans qu'une telle promesse énerve un peu Me Lockwood.

Devant le tribunal, M. Young a déclaré à Me Boivin que son client ne lui avait pas transmis de documents avant la remise de son rapport aux parties au procès, en juin 2013. On peut se demander comment l'indispensable M. Smith qui a assisté M. Young a pu aboutir par une recherche en ligne aux documents soi-disant accessibles de la commission (parlementaire) Isabelle de la fin des années 1960, alors que même quelqu'un qui sait ce qu'il cherche risque de ne jamais les trouver.

Le juge a fait savoir que le moyen par lequel l'expert a eu accès à la documentation ne l'intéresse guère.

De fait, en tant que témoin-expert, plutôt que témoin de faits, Stephen Young aurait tout à fait le droit d'avoir lu tout ce qui a été versé en preuve jusqu'à présent dans le procès, et cela expliquerait pourquoi son rapport a tellement l'air d'une collection de raisonnements propres à servir les besoins de la défense en ce moment, plutôt qu'un rapport faisant quelques preuves scientifiques. Hélas, la longue bibliographie du rapport Young reste mystérieuse sur ce point.

Par ailleurs, durant une grosse partie du contre-interrogatoire de qualification par Me Pierre Boivin, suivi par Me Phippe Trudel, l'expert Young avait au moins une main et souvent les deux mains dans les poches.

C'était la première fois dans le présent procès que l'auteur du blogue observait pareil langage corporel d'un témoin. Compte tenu de la taille suffisamment haute de M. Young, cela pouvait probablement être observable par le juge Riordan. Le magistrat pourrait bien ne tirer aucune conclusion de ce détail visuel et il a d'ailleurs refusé de récuser le témoin-expert du jour, même après un contre-interrogatoire de qualification plutôt révélateur des graves limitations de l'expert.

Cependant, comme pour confirmer à Me Boivin que sa demande générale n'était pas abusive, Brian Riordan a aussitôt évoqué sa prérogative de juger de la « valeur probante » du témoignage de l'expert Young. L'expression a souvent été utilisée depuis deux ans pour parler d'un document en particulier au moment de son examen, ou pour certains segments d'interrogatoire ou de contre-interrogatoire, mais c'est peut-être la première fois qu'elle est lancée aussi hâtivement qu'après l'étape préliminaire de la qualification d'un expert.

Plusieurs fois durant l'interrogatoire principal du témoin-expert, puis lors du début du contre-interrogatoire, le juge Riordan a posé des questions ou reformulé celles de Me Boivin, qui l'en a remercié.

Du côté de la défense d'Imperial, aux côtés de Me Lockwood accoudé à un lutrin de plexiglas, se tenait Me Deborah Glendinning, dont on n'a pas entendu la voix de la journée.


Le beurre, l'argent du beurre, et la multiplication des pains 

S'il s'en tenait au témoignage, la semaine dernière et la semaine d'avant, des experts de la défense Laurentius Marais, Kenneth Mundt et Bertram Price, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec devrait être enclin à penser que c'est pratiquement impossible d'estimer la probabilité que le cancer du poumon d'un fumeur en particulier soit dû à son tabagisme plutôt qu'à une autre cause, et cela même si on connaît la proportion de l'ensemble des fumeurs qui sont atteints par une telle maladie, par comparaison à la proportion des personnes atteintes chez les non-fumeurs, et qu'on sait faire de savants calculs pour tenir compte des autres causes possibles.

Comparaissant plus tôt cet hiver, le pathologiste Sanford Barsky, l'un des deux seuls experts médicaux de la défense (L'autre est la psychiatre Dominique Bourget.), a pour sa part soutenu qu'il faudrait un examen histologique pour déterminer la cause d'un cancer chez un patient en particulier: l'épidémiologie ne suffit pas.

D'un autre côté, s'il s'en tient à la thèse des experts de la défense Kip Viscusi et Stephen Young, le juge Riordan devrait croire, entre autres choses, que les fumeurs surestiment le risque d'être frappés par une maladie en conséquence de leur tabagisme, comme si un fumeur pouvait estimer correctement ce risque qu'il court. Et il y aurait même en pareil contexte, selon MM. Viscusi et Young, un danger pervers qu'en faisant connaître plus exactement la probabilité qu'un fumeur soit frappé par cette maladie, on mène le public exagérément alarmé à réviser à la baisse son estimation du risque, et à fumer davantage de cigarettes ou à remettre à plus tard une prochaine tentative d'arrêt tabagique, voire à se mettre ou à se remettre à fumer parce qu'enfin rassuré. (Cela revient à dire que les mises en garde sanitaires ont un effet sur le comportement.)

Chose certaine et logique, le juge J. Brian Riordan pourra difficilement retenir les deux thèses opposées. La défense de l'industrie ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Si les épidémiologues ne peuvent pas mesurer le risque pour un fumeur d'être frappé par une maladie, parce que cette estimation serait impossible, comment un expert peut-il dire de l'estimation d'un fumeur ou de fumeurs qu'elle est une surestimation et ne pas pouvoir lui-même, en tant qu'expert, estimer correctement ce risque pour un fumeur ?

*

Lors de l'interrogatoire principal, alors que Me Lockwood évoquait la possibilité pour le gouvernement canadien de préconiser de « fumer modérément », M. Young a dit que cela n'avait jamais été la position du gouvernement, laquelle est : « arrêtez de fumer ! » Il semble que l'expert américain n'avait pas appris le petit couplet des témoins Mercier ou Kalhok à l'effet que la position du gouvernement était: arrêtez de fumer et fumez moins si vous ne pouvez pas arrêter (....et sinon, si cela ne marche pas non plus, fumez des légères).

En contre-interrogatoire, les avocats sont autorisés à poser aux experts des questions hypothétiques, et ils ne s'en privent pas. À Me Boivin qui demandait à l'expert en communication des risques pour la santé comment une compagnie devrait réagir si le gouvernement disait que ses produits cause le cancer, et si publier dans les journaux une page de réplique ne serait pas une attitude raisonnable, l'expert Young a dit qu'il n'a pas d'opinion là-dessus.

Il n'y a pas eu moyen de savoir non plus ce que serait un consommateur bien informé.

Plus tard, M. Young a cependant dit en substance que le devoir d'une compagnie qui apprendrait que son produit tue la moitié de ses clients lorsqu'on fait un usage normal de ses produits est de courir prévenir les autorités et de chercher à minimiser les dégâts.

Dans sa relation très détaillée de la 220e journée d'audition du procès, la rédactrice du blogue Eye on the trials Barbara Collishaw s'est demandé de quelle planète débarquait Stephen Young.

jeudi 20 mars 2014

219e jour - Jour de débats. Incertitudes sur le calendrier.

(CyC)
Au procès au civil des trois principaux cigarettiers du marché canadien, la demi-journée d'audition de jeudi a été un mélange déjà vu de débats formels, de négociations informelles et de vifs échanges sur le déroulement concret des prochaines semaines.

Tandis que la preuve en défense tire à sa fin, puisqu'il ne reste plus que trois témoins-experts à faire témoigner, le mystère plane quant à la façon dont se joueront les prochains actes. Quand exactement les avocats de la partie demanderesse vont-ils présenter leur contre-preuve (c'est-à-dire leur riposte à la preuve en défense)? Quel cadre le juge va-t-il imposer aux parties pour la présentation de leurs plaidoiries récapitulatives finales ? Est-ce que la défense d'Imperial Tobacco Canada va finalement, tel qu'annoncé, faire défiler des fumeurs et anciens fumeurs à la barre des témoins, et cela même si la Cour d'appel du Québec décide finalement de soutenir la décision du juge Riordan, lequel a refusé que la défense de la compagnie puisse exiger de ces témoins-là qu'ils apportent leur dossier médical au tribunal ?

Tous ces enjeux étaient susceptibles de charger l'atmosphère des débats et ont effectivement alimenté la discussion, mais pour quelqu'un comme moi, qui n'avait pas sous les yeux les documents écrits auxquels les parties ont fait référence, beaucoup de mystère a subsisté. Malgré tout, je suis raisonnablement confiante que peu de questions ont été tranchées. Si quelqu'un sait ce qui va se passer avec ce procès en mai, il ne l'a pas dit.


Le calendrier et les derniers témoins de la défense

Il semble exister peu d'incitatifs pour la défense à parvenir à la fin du présent procès, et les témoins qui restent à appeler sont sans cesse reportés à plus tard dans le calendrier. Maladie, fête juive, problèmes personnels, conflit d'horaire, toutes les excuses y passent.

calendrier du 20 mars 2014
pour le reste de mars et le mois d'avril
Une nouvelle semaine sans audition est apparue aujourd'hui. Il n'y aura donc pas d'audition durant les deux premières semaines d'avril.

Le tribunal a été informé, sur un ton feutré, comme si la question avait déjà cessé d'être d'une grande importance, que les avocats Simon Potter et Lyndon Barnes ne vont finalement pas être appelés, à témoigner pour le premier, et à compléter son témoignage de 2012 pour le second. Un intéressant contre-interrogatoire ne pourra donc pas avoir lieu !


La contre-preuve de la partie demanderesse

Pour autant que nous sachions, les recours collectifs ont toujours l'intention d'appeler ou de rappeler trois experts à la barre pour contrebalancer les témoignages des derniers mois: le psychologue Paul Slovic va répliquer aux vues de Kip Viscusi sur les mises en garde sanitaires; l'épidémiologue Siemiatycki répondra aux attaques des deux dernières semaines contre son rapport d'expertise, et peut-être que l'historien de la cigarette Robert Proctor reviendra aussi.

Mais quand ? Ce n'est pas encore fixé.


Témoignages de fumeurs du Québec

Une des raisons de l'incertitude au sujet du calendrier de la contre-preuve, c'est l'incertitude au sujet de la convocation de fumeurs et d'anciens fumeurs concernés par cette action en justice. La défense va-t-elle les faire comparaître après la contre-preuve des demandeurs ou vont-ils comparaître d'abord, ce qui serait le cours normal des événements dans un procès en recours collectif ?

Imperial Tobacco est la seule compagnie qui planifie d'appeler à la barre des fumeurs et anciens fumeurs. J'ai entendu aujourd'hui que la compagnie avait identifié quelques uns des individus qu'elle souhaite faire témoigner. Me Suzanne Côté, qui pilote cette opération pour le compte d'Imperial, a annoncé qu'elle fournirait la liste à la partie adverse la semaine prochaine.

Avant de convoquer ses témoins, Me Côté a dit vouloir savoir si la Cour d'appel va statuer en faveur de sa requête pour casser la décision du juge Riordan au sujet des dossiers médicaux.

Si la plus haute cour du Québec maintient le jugement de Brian Riordan d'exclure les dossiers médicaux, les témoins devraient être convoqués peu de temps après. D'un autre côté, si les juges de la Cour d'appel donne raison à Me Côté, cela risque d'être plus long et une nouvelle partie commence.

J'ai entendu aujourd'hui que ce peut prendre un temps considérable pour un témoin avant d'obtenir son dossier médical complet, et cela après que les experts des parties se seront entendus sur ce qu'il faut apporter au juste devant le tribunal.


Capacité de payer: on veut voir l'argent

Une des questions qui reste à discuter au procès, c'est de savoir combien les compagnies ont d'argent pour payer d'éventuelles dédommagements. Ce débat n'apparaît pas encore au calendrier des tâches à accomplir, mais les discussions d'aujourd'hui laisse entrevoir que ce sera un vif débat.

La capacité financière à payer est un facteur-clef dans la détermination des montants de dommages punitifs, précise le Code civil du Québec à l'article 1621:
Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive. 
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

(Il y a quantité d'expressions peu employées ailleurs qu'on entend dans un tribunal québécois. La « situation patrimoniale » peut sembler une façon très particulière de parler des actifs.)

Aujourd'hui, le juge Riordan a ordonné à Imperial Tobacco Canada et à Rothmans, Benson and Hedges de fournir des états financiers à jour à la partie demanderesse. (Les versions qui seront rendues publiques seront préalablement caviardées, c'est-à-dire expurgées de divers renseignements.)

Les avocats des recours collectifs savent trop bien quelle est la situation de JTI-Macdonald. La semaine dernière, une juge de la Cour d'appel du Québec leur a refusé la permission d'en appeler devant cette Cour d'une décision du juge Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec de ne pas imposer à JTI-Mac de sauvegarder pour le versement éventuel de dédommagements et de peines les revenus qu'elle expédie, sous forme d'intérêts relatifs à l'usage de marques de commerce, à des compagnies de paille filiales de Japan Tobacco Inc de Tokyo.

La passe-passe de JTI-Mac pour se positionner juridiquement comme une compagnie endettée plutôt que comme une filiale rentable d'un groupe mondial fonctionne à merveille. On peut se demander ce que fait Revenu Canada devant ce qui est aussi une échappatoire fiscale.


Révision des réclamations

Il semble que plusieurs versions de la requête de la partie demanderesse pour amender sa liste de réclamations aux compagnies poursuivies ont circulé entre les parties. Le sujet avait déjà été discuté au moins deux fois dans le passé. Le juge Riordan a annoncé qu'il va bientôt statuer sur le sujet.


Les plaidoiries finales

Le juge Riordan a fait circuler un canevas pour la livraison des plaidoiries récapitulatives finales. Pas pour limiter ce qui serait dit ou les sujets couverts, a-t-il insisté, mais pour créer une structure commune à chacune des représentations, ce qui va aider à passer en revue les matières abordées lors du procès.

*

Les auditions reprennent lundi. Un nouveau témoin-expert, Stephen Young, comparaîtra.


(Ce texte est une adaptation de la relation de Cynthia Callard parue dans le blogue Eye on the trials.)

mercredi 19 mars 2014

217e et 218e jours : Un troisième arroseur arrosé

(AFl)
S'il y a un scientifique en ville dont les oreilles doivent siffler depuis une semaine, c'est bien Jack Siemiatycki. Après Laurentius Marais et Kenneth Mundt entendus plus tôt au procès, l'Américain Bertram Price est entré dans le concert mardi après-midi pour critiquer le rapport d'expert de l'épidémiologiste québécois. Le témoignage de M. Price s'est achevé le lendemain en fin de matinée.

Jack Siemiatycki
Y a-t-il eu de nouveaux arguments dans l'entreprise de démolition en règle des conclusions de Jack Siemiatycki ? Oui, certainement. Mais surtout beaucoup de «déjà entendu », comme l'a fait remarquer avec humour le juge Brian Riordan dès le début du témoignage du nouvel expert. « C'est l'inconvénient mais aussi l'avantage de passer en troisième position! »


Monsieur Gestion des risques

Bertram P. Price
Si Bertram Price n'était pas devenu mathématicien, il aurait été joueur de basketball. Le géant de 74 ans a en effet connu son heure de gloire en sport universitaire dans les années 1960. Mais le jeune Price a plutôt choisi les maths. Il a obtenu son doctorat en statistique en 1969 et est à la tête d'un bureau de consultants spécialisé en analyse de risques depuis 1987 (Price Associates Inc). Bien qu'il ne soit pas épidémiologiste, son CV et la liste des projets de son entreprise attestent de son expérience dans le domaine de la santé, en particulier dans les dossiers de l'amiante, de l'arsenic et de plusieurs autres composés chimiques nocifs que l'on retrouve entre autres dans le secteur manufacturier.

Et pour cause : Price Associates Inc. offre notamment ses services aux entreprises pour calculer le montant des réclamations en cas d'actions collectives intentées par des travailleurs à la suite de l'exposition à des contaminants.

Son intérêt pour le tabac, bien qu'antérieur au procès québécois (il compte parmi ses clients trois cabinets d'avocats qui travaillent pour des cigarettiers), est relativement récent : « Il vient de mon intérêt pour l'amiante, explique-t-il. Les deux sont complètement liés. »

À l'instar de plusieurs de ses confrères qui ont défilé devant le juge Riordan, Bertram Price reconnait que la cigarette cause le cancer et ne remet pas en question les conclusions du Surgeon general. Ses critiques du rapport de Siemiatycki sont, une fois encore, d'ordre méthodologique.


Les « bons garçons » de l'industrie 

Le premier argument présenté par Bertram Price a quand même le mérite de sortir des sentiers battus.

Pour mémoire, Jack Siemiatycki chiffre à 110 282 le nombre de Québécois qui, entre 1995 et 2006 ont été diagnostiqués de l'une des quatre maladies concernées par l'un des deux recours collectifs et qu'on peut attribuer à l'usage du tabac. Le seuil de causalité pour le cancer du poumon est de 4 paquets/année pour les hommes et 3 pour les femmes. Il est d'environ 5 paquets/année pour les deux sexes pour les trois autres maladies. Un paquet/année correspond à une consommation de 20 cigarettes par jour pendant une année, ou de 10 pendant deux ans, etc.

Selon le rapport d'expert de Price (pièce 21315), on devrait retrancher des calculs de paquets/année les périodes où l'industrie a fait preuve de « présumée bonne conduite » ( « non alleged misconduct » ). C'est-à-dire, en gros, les périodes où l'industrie a arrêté de nier le lien entre le cancer et le tabac. Ces années s'opposeraient aux années « présumées fautives » (« alleged misconduct periods ») où l'industrie peut être jugée (au moins en partie) responsable du sort des fumeurs.

Devant un tel argument, l'avocat Philippe Trudel avait quelques munitions pour son contre-interrogatoire de qualification : « Avez-vous déjà vu une seule étude épidémiologique où il était question de bon ou de mauvais comportement? » « Est-ce que le mauvais comportement est un facteur de risque? », ou encore « Êtes-vous qualifié pour savoir si une bonne ou une mauvaise conduite peut ou non causer une maladie? » (citations de mémoire)

S'adressant au juge pour tenter de faire disqualifier le témoin, l'avocat a également lancé : « Avons-nous besoin d'un expert pour déterminer une période où ils se sont comportés comme des bons garçons et des bonnes filles? (...) S'il doit y avoir un partage de responsabilités, ce n'est pas à un expert de le déterminer mais à vous. »

Le juge Riordan, pourtant, a laissé l'avocat Allan Coleman et l'expert Bertram Price continuer sur cette voie, lorsqu'ils ont examiné trois cas hypothétiques de fumeurs pour qui le nombre de paquets/année aurait été différent si l'on retranchait la période de bonne conduite ds cigarettiers (pièce 21315.6).

Guidé par l'avocat Coleman, Bertram Price a aussi rappelé au juge que certaines personnes ont même commencé à fumer pendant les périodes « de mauvaise conduite » pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec les cigarettiers.

L'avenir dira comment le juge Riordan intégrera dans sa décision  l'argument des périodes de bonne conduite de Price. Toujours est-il qu'il n'a pas caché sa confusion (ou son scepticisme?) en disant au témoin qu'il avait du mal à comprendre comment des gens pouvaient tout simplement disparaître des calculs. Il a cependant paru rassuré quand le témoin a répondu par l'affirmative à la question : Est-il possible de simplement refaire les calculs si on détermine une date de coupure (cut off date) sans changer le modèle de Siemiatycki ?


Un modèle jugé trop simpliste

L'autre groupe de critiques de Price à l'égard du rapport Siemiatycki porte sur la relation linéaire entre le nombre de paquets/année et le risque. Cette relation est selon Price beaucoup plus complexe que ne le décrit l'épidémiologiste.

Prendre en considération uniquement le nombre de paquets/année est non seulement insuffisant mais c'est même « irréaliste » pour reprendre un terme employé dans un article de 2013 paru dans le American Journal of Epidemiology (pièce 1707).

Une étude de qualité devrait prendre en compte plusieurs autres variables, comme la date à laquelle les gens ont commencé à fumer, l'intensité de l'exposition, la marque des cigarettes, le délai entre le diagnostic de cancer et la date d'arrête du tabac, etc.

Pour appuyer cet argument, l'avocat Coleman a fait produire plusieurs études statistiques sur le tabac où les auteurs ont utilisé des modèles différents et plus complexes. Ainsi, les chercheurs Lubin et Caporaso (pièce 20022, 2006) utilisent le facteur d'intensité en plus de celui du nombre de paquets/année. Dans une autre étude, (pièce 20023), il est question de différentes méthodes alternatives pour calculer le risque relatif. Idem dans un article signé par Siemiatycki  lui-même (pièce 1428, 1995) qui utilise un modèle de régression logistique plus complexe.

Comme pour montrer à quoi devrait ressembler une bonne étude épidémiologique, Price et son avocat ont épluché un article cosigné par Price sur l'amiante et le mésotheliome (une forme de cancer rare et virulente qui affecte le revêtement des poumons) déposée comme nouvelle preuve 1715. L'analyse statistique prend en considération plusieurs variables pour déterminer le risque relatif, comme le type d'amiante, le temps d'exposition, etc.


Un manque de jugement de la part de Siemiatycki ?

La limitation dans le nombre de données examinées par Siemiatycki a aussi été mise de l'avant. Elle viendrait du fait que l'épidémiologiste ait choisi de présenter une méta-analyse, réduisant d'emblée et, d'une certaine manière par sa propre faute, le nombre d'études qu'il aurait pu utiliser. 

« Ça l'a obligé à utiliser des études très simples et à laisser de côté des études qui utilisaient un modèle plus complexe » (traduction libre et de mémoire)

(Il y a fort à parier que si Siemiatycki  avait présenté autre chose qu'une méta-analyse, les mêmes personnes le lui auraient reproché...)


Faites comme je dis, pas comme je fais

Si Allan Coleman et son témoin ont passé quelques heures à démontrer l'incompétence de Siemiatycki, le vent a tourné en leur défaveur dès que Philippe Trudel a commencé son contre-interrogatoire, soulignant quelques raccourcis méthodologiques attribuables à Bertram Price.

Ainsi, l'étude sur le mésotheliome (pièce 1715) que Price citait en exemple pour démontrer les lacunes de son collègue commence elle-même par un simplification outrancière de la réalité car les auteurs partent du principe que cette maladie est attribuable entièrement à l'amiante, ce qui, de l'aveu même de Price, est faux.

Dans le même ordre d'idées, un texte co-signé par Bertram Price et présenté à l’Université Harvard lors d'un atelier sur l'amiante a été déposé comme nouvelle preuve (1716). Comme dans tous les documents sur l'amiante et la santé, le tabac y est présenté comme un facteur de risque supplémentaire. On y discute longuement de plusieurs études jugées valides, dont un certain nombre utilisent un modèle linéaire - le même que celui utilisé par Siemiatycki et tant décrié par Price. Il y est aussi question de groupes d'âge, mais nulle part d'âge auquel les jeunes de moins de 25 ans ont commencé à fumer. 

Bref, des imprécisions qui provoquent l'indignation du statisticien quand elles sont présentes chez les autres mais dont il a l'air de très bien s'accommoder pour ses propres besoins. 

Enfin, lors d'une partie de ping-pong verbal entre les deux hommes, l'avocat Trudel a arraché au témoin qu'il était impossible d'établir un seuil (threshold) au-delà duquel on pouvait attribuer une cause à une maladie :

(dialogue reconstitué de mémoire et traduit librement)

- Trudel : Quel serait le seuil à partir duquel on peut établir un lien de causalité entre une maladie et un facteur de risque?
- Price : Il n’y en a pas. On ne peut pas parler de seuil en général
- Trudel : Sérieusement?
- Price : Il faut un modèle biologique pour faire le calcul. 
- Trudel : Comment pouvez vous être un expert en causalité (causal inference) si vous n’avez pas de seuil pour dire que quelque chose est causé par autre chose?
- Price : Scientifiquement on ne peut pas dire que telle maladie est causé à 100% par quelque chose. Il n'y a pas de ligne claire (bright line cut off) qu'on peut tracer, la plupart des maladies ont des causes multiples.
- Trudel : Votre science ne vous permettra pas de chiffrer l'inférence causale?
- Price : Si, si, je pourrais...
-Trudel : Alors quelle serait le nombre magique (magic number) pour le tabac?
- Price : Il n'y en a pas.  

Or, dans la présentation sur l'amiante, le seuil légal de 50%  est mentionné à plusieurs reprises. Ironie du sort, il l'est bien évidemment en lien avec le risque associé au tabac...


Autres facteurs de risque : oui, mais...

Bertram Price avait fortement critiqué le rapport d'expert de Siemiatycki sur le fait qu'il ait négligé les autres facteurs de risque responsables de causer le cancer du poumon. C'est sur ce terrain qu'est allé le chercher l'avocat André Lespérance en fin de séance, en pointant des études qui indiquent clairement que ni le radon (pièce 1722), ni l'amiante ne sont des facteurs de risque statistiquement pertinents quand il est question du cancer du poumon. 

***

Le jeudi 19 mars, la Cour siégera mais il n'y aura pas de témoin. Des points concernant des requêtes à venir et le calendrier seront discutés.

216e et 217e jours - L'épidémiologiste Mundt sur la sellette

(SGa)
La 216e journée d'audition et la première moitié de la 217e ont servi à la comparution de l'épidémiologiste Kenneth Mundt. Cet homme au curriculum vitae impressionnant a été invité par la partie défenderesse à contester le rapport rédigé par le professeur Jack Siemiatycki de l'Université de Montréal (pièce 1426.1), un rapport qui se traduit par une facture salée pour les cigarettiers.

Kenneth Mundt était le deuxième expert invité à critiquer le rapport de l'épidémiologiste Siemiatycki.

Le premier, le statisticien Laurentius Marais s'en était donné à coeur joie le 12 mars dernier. Me André Lespérance et Me Bruce Johnston, avocats de la poursuite, se sont employés toute cette journée à contester les chiffres contenus dans le rapport de l'expert Marais. Mais ils n'ont pas eu la partie facile car le statisticien faisait obstruction de toutes sortes de façons en critiquant la manière dont les questions étaient posées, la qualité des photocopies, la date des documents sur le site Internet et même l'échelle des graphiques.

Pire, l'expert Marais a contesté la façon dont les intervalles de confiance sont traités dans la méta-analyse de Jack Semiatycki, affirmant que pour cette raison les résultats obtenus étaient statistiquement non fiables. Toute cette démonstration n'a pas paru très convaincante aux yeux de Cynthia Callard, auteure du blogue Eye of The Trials.


Mundt le fossoyeur

L'entrée en scène de Kenneth Mundt, les 17 et 18 mars dernier, n'a pas donné un résultat meilleur. Car à la fin de la première journée Me Lespérance l'a placé devant des contradictions qui ont eu pour effet de miner la crédibilité de son témoignage et de son rapport d'expertise. Nous allons y revenir plus loin.

Examinons d'abord le cheminement de ce 2e fossoyeur du rapport Siemiatycki. M. Mundt est un épidémiologiste américain de 54 ans qui a travaillé notamment pour le cigarettier Philip Morris. La partie défenderesse dans le présent procès lui avait confié un mandat identique à celui de M. Marais, soit de critiquer la méthodologie utilisée par le professeur Semiatycki dans sa méta-analyse, ainsi que ses conclusions.

Kenneth Mundt a travaillé pendant dix ans (1989-1999) comme enseignant au Département de biostatistiques et d'épidémiologie de l'École de santé publique de l'université du Massachusetts. Il a ensuite fondé l'entreprise Applied Epidemiology Inc, basée à Amherst, Massachusetts. Il en a été le président jusqu'en novembre 2003, moment où l'entreprise a fusionné avec Environ International Corporation. Il en est depuis le directeur de l'épidémiologie.

M. Mundt est un habitué des tribunaux. L'aisance avec laquelle il répondait aux questions embarrassantes des avocats de la poursuite, sans jamais perdre sa contenance, est là pour en témoigner. Cette aisance s'explique: il a déjà été embauché comme expert dans une douzaine de procès relatif au tabac et il a témoigné dans dix ou onze autres procès. Sa présence au présent procès sur le tabac marquait sa deuxième apparition comme témoin dans une poursuite contre des cigarettiers.


Un rapport défavorable à la thèse de Siemiatycki

Dans son rapport de 27 pages, l'expert Mundt s'est employé à démolir l'argumentaire de l'épidémiologiste Semiatycki. Il y écrit: dû à de multiples erreurs méthodologiques, les chiffres estimées pour les quatre catégories de maladies étudiées par le Dr Semiatycki (emphysème, cancers du poumon, du larynx et du pharynx, maladies que l'on attribue au tabagisme) sont peu fiables, spéculatifs et par conséquent, faux (traduction libre).

Me Simon Potter, avocat de Rothmans, Benson & Hedges, s'est d'ailleurs employé à miner encore plus la crédibilité du rapport Siemiatycki par la nature des questions qu'il a posé à son expert invité. Ces questions très pointues exigeait une réponse par un oui ou un non de la part de l'expert Mundt. Le but de l'exercice était de discréditer le rapport Siemiatycki en le faisant paraître imparfait et trompeur.

L'avocat Potter s'en est pris ensuite au questionnaire de Siemiatycki qui est beaucoup trop simpliste selon lui et selon le témoin-expert de la défense. L'expression « one question questionnaire » est revenue souvent lors de cet interrogatoire. La détermination de la cause à effet d'une maladie est un exercice assez compliqué et ne peut être validée par une seule question, a dit en substance Kenneth Mundt.

L'expert a déploré d'ailleurs, dans la conclusion de son rapport, que le professeur Siemiatycki n'ait pas tenu compte de plusieurs facteurs détaillant l'historique du fumeur qui peuvent mener à l'apparition d'un cancer (cancer de la gorge, du larynx ou du poumon) ou de l'emphysème. Comme facteurs, il y mentionne le type de cigarette fumées (ex.: légères ou régulières), l'âge à laquelle la personne a commencé à fumer, la durée de la pratique du tabagisme, la quantité de cigarettes fumées chaque jour, la durée de l'arrêt tabagique avant l'apparition de la maladie, etc.

M. Mundt a déploré aussi le fait que le rapport Siemiatycki faisait peu de cas des autres facteurs de risque qui peuvent mener à l'apparition de cancers (les cancers de la gorge, du larynx et du poumon que la documentation scientifique affirme fortement être liés à la cigarette) et de l'emphysème. Il parle ici de l'exposition au radon, à l'amiante, au chromium notamment. Selon lui, un fumeur exposé à ces substances accroît ses chances de développer un cancer ou l'emphysème et l'apparition de ces pathologies pourrait être liée à cette exposition plutôt qu'à la cigarette.

Or, lors de la 128e journée d'audition, le professeur Siemiatycki a été très clair sur ce point. Pour lui, le tabagisme augmente plus le risque d'être touché par une des quatre maladies que n'importe quel autres facteurs de risque comme la consommation d'alcool ou l'exposition à l'amiante, par exemple. Et selon l'expert des recours collectifs, il n'est pas nécessaire d'utiliser un instrument de mesure finement gradué pour en arriver à une telle conclusion.

D'ailleurs, les statistiques semblent jouer largement en faveur de la thèse de Jack Siemiatycki. En voici une, mentionnée lors de l'audience: jusqu'à 90% des cancers du poumon dans les pays où l'on trouve une masse critique de fumeurs réguliers sont attribuables au tabagisme.

Et aussi celle-ci très significative: même après 35 ans d'arrêt tabagique, le risque de développer un cancer du poumon ne retombe jamais au niveau (en %) de risque associé aux non fumeurs. Même l'épidémiologiste Mundt n'a nié pas cette évidence scientifique. Lors de la 217e journée d'audience, il a admis que la croissance épidémique du cancer du poumon est largement attribuable au tabagisme.


L'arroseur arrosé

Le coup de théâtre est toutefois survenu en fin d'après-midi de la 216e journée d'audience. Lors de son contre-interrogatoire mené par Me Lespérance, Kenneth Mundt s'est retrouvé dans l'inconfortable position d'arroseur arrosé.

Me Lespérance a présenté une étude datant de 2007 dont l'un des auteurs est M. Mundt. Cette étude intitulée An Assessment of The Possible Extent of Confounding in Epidemiological Studies of Lung Cancer Risk among Roofers (pièce 1705), cherchait à connaître les causes de l'apparition du cancer du poumon chez les couvreurs. Bien qu'elle était (il faut le dire) largement financée par des associations de couvreurs et des associations représentant l'industrie de l'asphalte, elle a établi que le tabagisme est la cause de l'apparition de ce cancer chez les couvreurs plutôt que l'exposition aux vapeurs d'asphalte.

Or, dans cette étude, on a utilisé une méthodologie semblable à celle utilisée dans le rapport du professeur Siemiatycki. Questionné par Me Lespérance sur cette apparente contradiction, l'expert Mundt a affirmé que de nouvelles techniques et de meilleures méthodes de collecte de données sont apparues depuis la sortie de cette étude en 2007. Me Lespérance a mis en doute cette affirmation en lui présentant des études récentes qui empruntent la méthodologie utilisée par Jack Siemiatycki. On parle notamment de la méthode paquet-année qui a été très contestée par Kenneth Mundt durant sa comparution.

Le lendemain matin, Me Lespérance a demandé si le témoin expert maintenait toujours son témoignage de la veille. L'expert Mundt a dit que oui. Et l'avocat a poursuivi son contre-interrogatoire en présentant à l'épidémiologiste d'autres études incriminantes.


La crédibilité du témoin mise en doute

Plus tard, lors de cette 217e journée d'audience, Me Bruce Johnston a pris la relève du contre-interrogatoire. L'avocat s'est alors employé à mettre en doute l'impartialité du Dr. Mundt. Et la question mérite examen puisque l'expert a effectivement des liens assez étroit avec l'industrie du tabac.

Me Johnston, habitué à ce genre d'exercice, a alors présenté une analyse publié dans l'American Journal of Public Health, publiée en 2001. On y mentionne comment d'importants cigarettiers comme Philip Morris ont utilisé les services d'épidémiologistes pour détruire l'argument selon lequel la fumée secondaire avait des effets néfastes sur la santé. Pour s'expliquer, Kenneth Mundt a affirmé n'avoir jamais travaillé dans l'intérêt des compagnies de tabac. J'ai toujours travaillé à améliorer la science de l'épidémiologie et cela, de façon désintéressée, a-t-il dit en substance.

Me Johnston lui a aussi présenté une étude (A new Proposal for a Code of Good Epidemiological Practices) où Kenneth Mundt s'est trouvé à travailler avec des chercheurs employés par les grandes firmes Monsanto et Dow Chemical. Me Johnston lui a alors demandé s'il voyait un problème d'éthique à cotoyer ces gens issus de l'industrie et sans doute biaisés dans leur démarche. L'expert Mundt a répondu non.

lundi 17 mars 2014

Coût des soins de santé rendus nécessaires par l'usage du tabac: des nouvelles de l'action en recouvrement

(PCr)
En parallèle des recours collectifs de fumeurs et anciens fumeurs qui se disent victimes des pratiques irresponsables des trois principaux cigarettiers du marché canadien et réclament un dédommagement, une action en justice du Procureur général du Québec (PGQ) pour recouvrer auprès des mêmes compagnies de tabac et de leurs maisons-mères actuelles et passées la somme dépensée par le gouvernement du Québec pour soigner les personnes rendues malades par l'usage du tabac, action qui découle d'une loi votée à l'unanimité en 2009 par l'Assemblée nationale, a commencé en juin 2012 et poursuit son petit bonhomme de chemin.

carte d'assurance-maladie
presque typique


Le montant de la réclamation dépasse les 60 milliards $ de 2012, et concerne le coût durant la période allant de 1970 (entrée en vigueur du régime d'assurance-maladie publique) à 2030 (moment probable de la fin des coûts liés au tabagisme, si tout le monde avait arrêté de fumer en juin 2012).

Au palais de justice de Montréal, devant l'honorable Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec, les cigarettiers canadiens et étrangers ont tenté en novembre et décembre derniers de faire retrancher des 993 paragraphes de la requête introductive d'instance du PGQ certaines allégations, au motif qu'elles manquaient de précision.

Le juge Sanfaçon a constaté que les précisions demandées figuraient très souvent dans des paragraphes précédant ou suivant les paragraphes imprécis. Le juge a rejeté la très écrasante majorité de près de 1200 demandes de précision des cigarettiers, dans une des deux décisions interlocutoires qu'il a rendues le 28 février. (Attention, cette décision et ses pages d'annexes font 388 pages !)

Le magistrat a aussi constaté qu'au moment où il a entendu les requêtes en radiation, les compagnies défenderesses avaient déjà eu plus d'un an pour trouver dans leurs propres dossiers la documentation relative aux pièces que le ministère public a annoncé vouloir verser au dossier de la preuve, et qu'elles ont eu le temps de se préparer à l'usage que la partie demanderesse pouvait faire des documents cités (et échangés), autrement dit du temps pour préparer leur défense. Exiger plus de précision reviendrait à laisser une partie dicter à la partie adverse sa façon de présenter sa preuve, croit l'honorable Sanfaçon.

Le juge a refusé de retrancher du dossier de la preuve que le Procureur général veut présenter plusieurs documents dont la valeur probante ou l'admissibilité reste encore à établir selon lui: des jugements de tribunaux américains et des documents que les cigarettiers prétendent inadmissibles du fait de l'immunité parlementaire accordée aux témoins dans des commissions parlementaires.

Parmi les radiations d'allégations acceptées par le juge (l'autre décision du 28 février), il s'en trouve trois qui concernaient le danger ou les méfaits de l'inhalation de fumée secondaire, enjeu qui ne fait pas l'objet d'une réclamation dans le cadre de l'action en recouvrement du gouvernement. Puisque la partie demanderesse n'a pas l'intention de faire de preuve concernant les coûts de la fumée secondaire, note le juge Sanfaçon, certains segments de trois allégations n'avaient pas leur place dans ce procès.

Les compagnies intimées avaient demandé beaucoup plus de radiations que cela.

Le juge Sanfaçon a cependant estimé que les autres allégations du Procureur général du Québec où il était fait mention des méfaits ou du danger de la fumée secondaire n'étaient là que pour soutenir une des allégations principales de la requête introductive d'instance qui est celle d'une collaboration et d'échanges entre les compagnies de tabac (notamment pour repousser certaines initiatives de protection des non-fumeurs par des transporteurs aériens).

Des défenderesses ont prétendu que les allégations concernant la politique de « rétention » (lire: la destruction) de documents compromettants au sein du groupe British American Tobacco devaient être radiées aux motifs qu'il faut beaucoup de temps pour prouver la fausseté d'une telle allégation et qu'une telle destruction ne pourrait pas avoir eu d'effet sur la santé des Québécois. Le juge Sanfaçon a refusé de soustraire ce sujet des matières que le Procureur général veut amener devant le tribunal pour illustrer le comportement répréhensible de cigarettiers.

*

Jusqu'à présent, aucun témoin n'a été entendu dans le procès de l'industrie du tabac présidé par l'honorable Stéphane Sanfaçon.

* *

Le procès en recours collectifs instruit par le juge J. Brian Riordan et dont vous suivez ici le déroulement se poursuit aujourd'hui à la salle 17.09 du palais de justice de Montréal.

jeudi 13 mars 2014

215e jour : L'expert pour qui la seule certitude, c'est l'incertitude

(AFl)

En cette journée du 12 mars 2014, impossible de passer sous silence l'entrée officielle du procès du tabac dans sa troisième année. Cette étape est une occasion de souligner la patience des avocats face aux milliers de documents déposés en preuve et à la centaine de témoins qui ont défilé à la barre jusqu'à présent. 

Des témoins aux discours parfois obscurs pour les observateurs extérieurs... Avec le contre-interrogatoire de l'expert Laurentius Marais, la partie de ce mercredi a d'ailleurs été particulièrement étoffée.

Si l’on doit ne retenir qu’une seule chose de l’interminable contre-interrogatoire du statisticien, c’est que cet homme de chiffres n’est pas avare de ses mots. Tant dans ses réponses que dans la reformulation constante des questions des avocats, l'homme de 61 ans a fait preuve d’une prudence oratoire extrême qui a fait largement déborder la journée de son horaire habituel.

Pourtant, en cette troisième journée de témoignage, M. Marais a malgré lui fait gagner quelques points supplémentaires à l'équipe qui défend les intérêts des fumeurs et anciens fumeurs contre les compagnies de tabac.

La bataille du jour s’est livrée sur deux terrains : celui des mathématiques et celui de la stratégies des cigarettiers.


Faire parler les chiffres 

André Lespérance
Pendant toute la matinée, maître André Lespérance s’est livré à un exercice qui, de l'extérieur, aurait pu sembler périlleux. Si l'avocat n'est a priori pas lui-même un féru des maths (mais peut-être au fond l'est-il, qui sait?), il a su renvoyer le témoin face à ses contradictions.

Sa technique: présenter une série de documents jugés par Marais comme des sources « très crédibles » en lui faisant approuver un à un quelques-uns des résultats qu'il avait balayé lui-même du revers de la main dans son rapport d'expert critiquant les travaux de l'épidémiologiste J. Siemiatycki (pièce 1426.1). 

Par exemple, une publication de l'American College of Chest Physicians (pièce 40549.1), un volumineux rapport de l'Organisation mondiale de la santé, ou le site Internet du National Cancer Institute ont poussé l'expert à chiffrer l'incidence des cas de cancer du poumon chez les fumeurs et à reconnaître le « 75 à 90% » qui apparaît un peu partout dans la littérature, comme dans cet extrait du site du National Cancer Institute :

« Le cancer du poumon est la cause principale de mort par cancer chez les hommes et les femmes aux États-Unis. 90% des morts par cancer du poumon chez les hommes et 80% chez les femmes sont dus au tabac. » (traduction libre)

Par ailleurs, l'examen d'une étude épidémiologique sur les fumeurs montréalais (hommes) menée par le professeur Siemiatycki en 1995 (pièce 1428a permis de faire admettre du bout des lèvres à L. Marais la validité du seuil de 3 à 5 paquets / année qu'il avait tant critiquée dans le rapport d'expert de l'épidémiologiste québécois. Pour mémoire, le témoin avait notamment attaqué la méta-analyse qui n’avait selon lui pas permis d'établir une estimation valide du nombre minimal de cigarettes qu’un fumeur atteint d’un cancer devait avoir consommé pour pouvoir lier sans aucun doute sa maladie avec sa consommation.

La discussion technique des jours précédents sur les liens de cause à effet (causation) général et spécifique entre le tabac et le cancer du poumon a elle aussi été remise sur la table. En partant d'une étude sur le radon (pièce 1699), un gaz toxique inodore qui est aussi responsable de causer le cancer du poumon, André Lespérance a réussi à faire admettre à l'expert, ici encore à contrecœur et avec force de précautions langagières, que la valeur de 2 était un seuil important pour établir le risque relatif.


Un témoin à prendre avec des pincettes

Tout au long de cet entretien à saveur mathématique, l'expert n'a pas facilité la tâche de l'avocat, critiquant tour à tour la manière dont les questions étaient formulées, la date des documents sur les sites Internet, la qualité des photocopies (en noir et blanc et non en couleur, ce qui l'empêchait de bien interpréter certaines illustrations) ou encore l'échelle des graphiques. Le tout sur un ton professoral ponctué une bonne dizaine de fois pendant la journée par la formule de politesse "With all your respect" qui, à force d'être répétée si calmement pour recadrer les interventions de l'avocat, aurait pu passer pour une forme de paternalisme.

André Lespérance, quant à lui, a passé la matinée à jongler d'un tableau à l'autre avec une étonnante agilité vue la complexité du sujet, allant même jusqu'à effectuer des calculs en direct avec l'expert. La machine à calculer a d'ailleurs pris, pendant quelques heures, une place de choix sur les écrans géants de la salle d'audiences.

Paradoxalement, comme le juge l'a fait remarquer en toute fin de journée, si l'expert Marais est très à l'aise avec les chiffres et la critique des résultats de ses confrères, il n'offre pour sa part aucune solution ni méthode de calcul alternative pour estimer le nombre de Québécois qui sont tombés malades à cause du tabac.


Crédibilité et politique

La seconde partie de la journée a laissé la place à l'avocat Bruce Johnston qui s'est employé à miner la crédibilité du témoin en lui posant des questions embarrassantes à partir de quelques pièces maîtresses, dont le Code d'éthique professionnel de l'Association américaine de statistiques (pièce 1697), un document relatif à un procès américain dans lequel L. Marais a témoigné à la défense des compagnies de tabac (pièce 1704), et une lettre émanant du Département des affaires juridiques de R. J. Reynolds (pièce 1702R).

(R. J. Reynolds (RJR) est le numéro 2 des ventes de cigarettes aux États-Unis.)

Bruce Johnston
Quand l'avocat a commencé à le questionner sur son indépendance face à aux compagnies de tabac, L. Marais s'est défendu en déclarant (citation de mémoire) : « J'ai été embauché pour passer en revue le travail de Siemiatycki. Il se trouve que je l'ai critiqué mais je ne le savais pas au départ. (...)  Je n’ai jamais été mis sous pression. Quand je fais mon travail, mes résultats ne changent pas même si je comprends que les clients pourraient vouloir voir les chiffres pencher d’un côté ou de l'autre. »

Pourtant, comme l'a souligné l'avocat Johnston, le statisticien avait les deux pieds dans le bateau des cigarettiers au moment où il a été embauché dans le cadre du recours collectif canadien car il avait déjà critiqué pour leur compte un autre rapport, celui du Surgeon General de 1989, à l'occasion d'un procès dans l'Indiana (pièce 1704).


Noyer le poisson

Depuis le début de son témoignage, L. Marais n'a cessé de marteler qu'il est d'accord pour dire la cigarette cause le cancer. Mais est-il à l'aise avec le fait de travailler pour un client qui nie ce fait, comme ce fut le cas lors du procès de l'Indiana  ? « C'est une question hypothétique à laquelle il est difficile de répondre...» 

La cerise sur ce gâteau d'anniversaire du procès du tabac a été, selon moi, le moment où l'avocat a mis sous le nez du témoin les arguments de la compagnie RJR pour changer sa stratégie à l'égard des études épidémiologiques (pièce 1702R, 1986).

« Si nous continuons à nous concentrer systématiquement sur l'amoindrissement des données épidémiologiques globales, on continuera d'être accusé d'ignorer les nombreuses données qui contredisent notre position et de débattre sur des problèmes marginaux. Ce n'est pas une stratégie positive dans le climat de 1986. (...) Ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais avec certitude est la provenance des tumeurs (...) Au lieu d'éviter les questions de mécanique (mechanistic issues), il faut les utiliser. » (traduction libre. L'auteure du blogue recommande la lecture du document original en anglais - à peine deux pages)

Un tel argumentaire ne correspond-t-il pas point par point à la démarche de Laurentius Marais? Ce sera au juge Riordan d'en décider. On verra si les deux experts qui sont appelés à la barre la semaine prochaine (Kenneth Mundt et Bertram Price) tiendront le même type de discours.

Les audiences reprendront le lundi 17 mars.

mercredi 12 mars 2014

213e et 214e jours - L'anti-statisticien

(PCr)


LE GOUVERNEMENT DU QUÉBEC GAGNE UNE MANCHE


La Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés à l'usage du tabac LRCSS ), adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en juin 2009, et qui autorise une preuve épidémiologique devant une cour de justice, ne contrevient pas aux dispositions de la charte québécoise des droits et libertés de la personne concernant notamment le droit de propriété (article 6) et le droit à un procès équitable (article 23).

Voilà ce qu'a statué l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec dans un jugement rendu mercredi dernier. Les compagnies de tabac peuvent aller en appel sans avoir besoin de prouver un vice de procédure quelconque, simplement si elles pensent qu'elles ont des chances raisonnables de faire casser ce jugement. Pareille tentative n'étonnera pas le juge Mongeon, qui avait plaisanté sur le sujet lors d'auditions devant lui en octobre dernier (voir notre reportage). Les honoraires d'avocats ne sont cependant pas le seul coût d'un appel. Les compagnies de tabac se retrouvent souvent ces années-ci devant les juges de la Cour d'appel du Québec et elles estimeront peut-être qu'un justiciable ne doit pas avoir l'air d'abuser du système de justice. Les paris sont ouverts.


213e et 214e jours - L'ANTI-STATISTICIEN


Lundi et mardi, un nouveau témoin-expert est comparu devant l'honorable J. Brian Riordan. Il s'agit du statisticien américain Laurentius Marais. Il a été interrogé par Me Guy Pratte, défenseur de la compagnie JTI-Macdonald.

Ce qui est attendu du témoin est on ne peut plus clair: torpiller le témoignage de l'épidémiologue Jack Siemiatycki de l'Université de Montréal, témoignage qui est au cœur de la preuve en demande dans le procès intenté contre trois cigarettiers du marché canadien par deux groupes de fumeurs et anciens fumeurs qui se disent victimes des pratiques irresponsables de l'industrie du tabac. (voir nos quatre éditions relatives au témoignage du professeur Siemiatycki)

Marthinus Laurentius Neetling Marais est loin d'en être à ses premières armes en tant que témoin devant un tribunal ou en tant que consultant. L'expert de 64 ans pratique ce métier depuis 1992, au moins. Il a déjà témoigné pour différentes industries et notamment celle du tabac. C'est pareil pour deux de ses trois associés au cabinet de consultants William Wecker Associates.

Témoin-expert à l'automne 2000
Dans l'imbroglio surgi du décompte des bulletins de vote en Floride lors de l'élection présidentielle américaine de 2000, scrutin qui opposait principalement le démocrate Albert A. Gore et le républicain George W. Bush, Laurentius Marais avait été appelé en renfort par le camp Bush comme statisticien, pour contredire l'expertise de Nicolas Hengartner, alors professeur agrégé de statistique à l'Université Yale, au Connecticut (et d'origine québécoise, soit dit en passant).

Devant le juge Riordan, on a vite passé sur les états de service de M. Marais pour se concentrer sur le rapport de l'épidémiologue Jack Siemiatycki.

À la barre des témoins, M. Marais s'exprime aussi distinctement qu'un professeur de diction anglaise, et avec l'air de connaître son affaire.


L'impuissance de l'épidémiologie dans la présente cause

Comme tout étudiant de sciences humaines l'apprend au cégep, les chances d'une personne de gagner un prix, lors d'un tirage au sort, sont, si elle a acheté un billet, égales à une sur le nombre total des billets vendus. Vue ainsi, la statistique est une science compréhensible par le commun des mortels, y compris par un juge. De la même façon, si une maladie affecte 3 personnes sur 1000 dans l'ensemble de la population, le risque absolu d'être affecté est de 3 sur 1000. Si cette proportion, dans une population de 1000 fumeurs, est de 20 sur 1000, et de 2 sur 1000 dans le reste de la population (les non-fumeurs), les épidémiologues peuvent dire que le risque relatif d'être affecté par la maladie est dix fois plus grand en fumant qu'en ne fumant pas. Voilà quelque chose qu'on pourrait aussi avoir compris de l'exposé du professeur Jack Siemiatycki devant le juge Riordan en 2013.

À écouter Laurentius Marais, on pourrait croire le risque couru par une personne en particulier d'être affectée par une maladie en conséquence de son exposition à un poison, un risque que l'expert appelle le risque spécifique, est à toutes fins pratiques impossible à déduire de statistiques sur de grands nombres (risque général).

Le statisticien expert de la défense reconnaît sans difficulté que le tabagisme cause dans la population des maladies respiratoires, des cancers, des crises cardiaques aussi bien que des accidents cérébro-vasculaires, comme s'il ne niait pas le pouvoir explicatif de l'épidémiologie. En revanche, il semble nier le pouvoir de l'épidémiologie de prédire le risque couru par une personne en particulier d'être atteint par une des ces maladies, en conséquence de son exposition à la fumée de tabac.

Mais il ne l'a pas dit pas frontalement.

Mardi, l'expert de la défense a prétendu que l'épidémiologue Siemiatycki n'était pas parvenu par sa méta-analyse à produire une estimation valide du nombre minimal de cigarettes qu'une personne atteinte d'un cancer doit avoir fumé pour qu'on puisse conclure que le tabagisme est la cause la plus probable de son cancer. Si un tel résultat est tout de même atteignable en tenant compte de toutes les critiques (nombreuses) de Laurentius Marais, ce dernier s'est bien gardé de le dire, comme s'il craignait que le juge lui reproche de ne rien proposer comme solution alternative à la démarche fautive du professeur Siemiatycki.


Un statisticien allergique notamment à la notion de moyenne

L'expert de la défense s'est surtout attardé à faire remarquer au tribunal ce qu'il considère comme des faiblesses méthodologiques sérieuses du rapport d'expertise de l'épidémiologue Siemiatycki.

Dans son rapport (pièce 1426.1), l'expert des recours collectifs avait notamment calculé un nombre moyen de cigarettes consommées par une victime de cancer du poumon qui fait qu'elle a plus que de chances que son cancer ait été causé par son tabagisme que par n'importe quel autre facteur. Laurentius Marais fait valoir qu'il existe différentes sortes de tumeurs au poumon et qu'elles sont plus ou moins sensibles à la dose de fumée inhalée. En conséquence, le seuil du nombre de cigarettes serait pour certains cancéreux plus élevé que pour cette moyenne. (Et logiquement, le nombre pour certains serait plus bas que cette moyenne, que le professeur Siemiatycki a calculé en tenant compte de la distribution de fréquences des différentes sortes de tumeurs, mais l'interrogatoire ne s'est pas attardé à la question.)

Dans son rapport (pièce 40549) et de vive voix, l'expert de la défense a aussi dénoncé l'usage du concept de paquets-année dans les rapports des experts des recours collectifs (Siemiatycki, mais aussi Desjardins et Guertin). Suivant cette façon de mesurer l'exposition à la fumée, le tabagisme aurait la même probabilité d'être à l'origine du cancer diagnostiqué chez une personne qui a, par exemple, fumé un paquet de cigarettes par jour durant vingt ans, et le cancer diagnostiqué chez une personne qui a fumé un paquet par jour durant vingt ans puis arrêté complètement durant dix ans. Autrement dit, ce serait comme si on faisait l'hypothèse que l'arrêt tabagique, bien qu'il ait pour effet de diminuer la fréquence des cancers, ne diminue pas la probabilité qu'un cancer diagnostiqué chez un ancien fumeur soit attribuable à son ancien tabagisme, et cela peu importe la durée de cet arrêt tabagique.

L'expert Marais reproche au professeur Siemitycki de ne pas avoir affiché les marges d'erreur et les intervalles de confiance relatifs à ses estimations de risque relatif et de seuil de consommation critique. Il reproche aussi à l'expert des recours collectifs d'avoir fait l'hypothèse simplificatrice d'une linéarité dans la progression de la réponse, en terme d'occurrence de tumeurs chez les fumeurs, à la dose cumulative de fumée inhalée, en terme de paquets-années.

Tant mardi que lundi, le statisticien Marais a semblé plus à l'aise d'expliquer certains concepts en recourant à d'autres univers que celui des maladies ou en parlant d'autres facteurs de risque de maladies que le tabagisme, comme l'obésité ou le virus du papillome humain. C'est ainsi qu'il a été question des marges d'erreur et des intervalles de confiance dans les sondages sur les intentions de vote et, plus souvent encore, question de la taille moyenne des Québécois à différents âges et des variations autour de ces moyennes. On aurait envie de dire que comparaison n'est pas raison, et que métaphore n'est pas démonstration.

C'est peut-être à cause de ces moments où il tournait lui-même les coins ronds dans les démonstrations que M. Marais risque de se faire ramasser lors du contre-interrogatoire. Les avocats des recours collectifs contre-interrogeront l'expert aujourd'hui. Lundi, préparant le terrain lors du contre-interrogatoire de qualification de Laurentius Marais comme expert, Me Bruce Johnston a fait dire au témoin qu'il était au courant, au moins de façon générale, des règles d'éthique de l'association professionnelle des statisticiens des États-Unis, et qu'il produisait son témoignage d'expert en tentant de s'y conformer.

M. Marais a aussi déclaré à l'avocat que ses croyances en la nocivité du tabac remontait à au moins 20 ans.

Lundi et mardi, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude assis sur les sièges accessibles au public dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal. Les blogueurs ont pu notamment reconnaître MM. Bertram Price et Kenneth Mundt, les deux prochains experts que la défense veut appeler à la barre, le professeur Siemiatycki, et plusieurs avocats, en tenue de ville.
*

Aujourd'hui, le mercredi 12 mars 2014, il y a exactement deux ans que le présent procès est commencé.

mercredi 5 mars 2014

Dernier appel pour des fumeurs et anciens fumeurs à destination du procès de Montréal avec leur dossier médical

(PCr)

Trois juges de la Cour d'appel du Québec, soient les honorables Marie-France Bich, Jacques Dufresne et Dominique Bélanger, ont siégé vendredi en vue d'entendre le réquisitoire de Me Suzanne Côté, pour le compte d'Imperial Tobacco Canada, contre la décision du 13 septembre 2013 du juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec de ne pas autoriser la défense de cette compagnie à exiger que des témoins apportent leur dossier médical lors de comparutions à venir au procès en recours collectifs contre Imperial et les deux autres principaux cigarettiers du marché canadien.
édifice Ernest-Cormier, siège
de la Cour d'appel du Québec
dans le district de Montréal

Les avocats Marc Beauchemin et Gordon Kugler se sont adressés à la formation de trois juges pour le compte des deux collectifs de victimes alléguées des pratiques commerciales de l'industrie du tabac et ont appuyé la décision du juge de première instance. Me André Lespérance, du recours collectif des fumeurs et anciens fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème, a aussi répondu à quelques questions du tribunal.

Tant Me Côté que Me Beauchemin semblent avoir été en bonne partie empêchés de livrer leur message selon les plans d'argumentation qu'ils avaient préparés. Les juges Bich, Bélanger et Dufresne ont posé plusieurs questions et formulé à haute voix des impressions (peut-être éphémères ou rhétoriques), selon un ordre et une logique connus d'eux-seuls.

Le tribunal avait commencé par s'informer de l'avancement du procès, dont cinq mois se sont écoulés depuis que le juge Riordan a rendu le jugement interlocutoire qui est l'objet de l'appel. Me Côté et Me Lespérance ont répondu de leur mieux aux questions. Cela a retardé quelque peu les plaidoiries en tant que telles de Me Côté puis de Me Beauchemin, et leur a imposé de servir leurs arguments subséquents d'une manière qui était nettement plus difficile à suivre que d'habitude, et cela d'autant plus que les questions des juges ont continué d'imposer un ordre particulier aux exposés. Avec le quart d'heure que les juges lui ont originalement offert, Me Kugler a choisi de conclure en revenant sur certaines réponses que Me Beauchemin n'avait pas eu la chance de terminer.


Une compagnie privée de moyens de défense essentiels

La juge Bich  a voulu savoir si Me Côté partageait son impression générale que dans les actions en recours collectif, la partie demanderesse doit établir le préjudice subi par les représentants du recours et causé par le comportement de l'intimé, et que la cause à juger en est ensuite une d'extrapolation d'un cas particulier. Avant que Me Côté ait eu le temps d'introduire des nuances dans cette esquisse, la juge a souligné qu'une requête en rejet de l'ensemble de l'action judiciaire avait été entendue (en avril 2013) et rejetée par le juge Riordan, et que la question de la causalité était au cœur des plaidoiries des trois compagnies de tabac.

Me Côté a fait valoir que le juge Riordan, tout en rejetant la requête des compagnies, avait préféré juger au mérite de la suite des événements au lieu de rejeter la totalité de l'argumentation de la défense des compagnies. La défense d'Imperial croit encore que si l'interrogatoire d'un malade montre qu'il n'a pas écouté l'avis de son médecin, il y a rupture du nécessaire lien de causalité entre le préjudice subi et les agissements de la compagnie. La juge Bich a voulu savoir quelle serait l'utilité d'entendre 15 témoins victimes (de cancer) dont 10 pour lesquels cette relation de causalité ne serait pas établie.

Me Côté était en train de répondre quand la juge Bélanger a formulé son impression que l'audition d'une quinzaine de membres ne changerait rien à la preuve et a souligné que le « modèle de Gold » utilisé par l'expert en dépendance des recours collectifs pouvait être contesté par des experts de la défense et pourrait perdre sa force probante aux yeux du juge. L'avocate en a profité pour souligner que le Dr Negrete (l'expert en dépendance des recours collectifs) avait admis que cesser de fumer peut être facile pour certains fumeurs.

Le juge Dufresne a dit qu'il trouvait du flou dans la position de la compagnie. Il peut comprendre que le juge de première instance (Riordan) ait autorisé Imperial à convoquer à la barre des témoins des membres des recours collectifs, mais il constate que le nombre voulu par la compagnie varie trop souvent. (Plus tard, face à Me Marc Beauchemin en train de demander à la Cour d'appel de ne pas réviser le jugement interlocutoire de Brian Riordan, le juge Dufresne a exprimé sa crainte que l'autorisation accordée à Imperial par le juge de première instance de mener des contre-interrogatoires de membres des recours collectifs (avec ou sans dossier médical) débouche sur une instruction qui tourne à la « foire » (sic).)

Me Côté a répété que le témoignage d'une cinquantaine de (fumeurs et anciens fumeurs touchés par un cancer, l'emphysème ou la dépendance) serait utile à la défense, et avec des « membres non inscrits » dans ce lot. La juge Bich s'est alors demandé s'il ne fallait pas tenir compte du droit de personnes non enregistrées à un recours collectif de ne pas être impliquées dans une action en justice dont elles pourraient ignorer jusqu'à l'existence. La juge Bélanger a enchaîné en demandant quels seraient les critères de sélection des personnes (malades ou dépendantes) qui ne sont pas membres des recours collectifs.

Grosso modo, Me Côté a alors évoqué le cas de ces fumeurs qu' « on connaît tous » dans notre entourage, et a mentionné « ces fumeurs aux portes des édifices ». L'avocate a même ironisé sur le fait qu'on pouvait compter dans cette foule des juges de la Cour d'appel. Il a semblé à votre serviteur que la juriste s'aventurait à danser sur un endroit du lac où la glace est mince. Par chance, aucun juge ne l'a suivie à cet endroit, et le dialogue a enchaîné comme si de rien n'était sur la procédure classique d'une action en recours collectif.

La juge Bélanger a demandé à Me Côté si les cigarettiers avaient demandé de faire témoigner M. Jean-Yves Blais (le représentant des fumeurs et anciens fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème) et Mme Cécilia Létourneau (la représentante des personnes dépendantes du tabac).

Me Côté a dit que M. Blais et Mme Létourneau avaient été interrogés par les parties avant le procès et dit que les dépositions préliminaires n'avaient pas été versées en preuve, ajoutant que le dossier médical de M. Blais (aujourd'hui décédé) n'est connu qu'à travers le rapport d'expertise du pneumologue Alain Desjardins.
(Le Dr Desjardins a attribué au tabagisme le cancer du poumon de M. Blais.)

Au terme d'un court échange avec le juge Dufresne, Me Côté est parvenu à  faire valoir que la plus ou moins grande valeur probante de témoignages (de soi-disant victimes des compagnies de tabac) ne devrait pas enlever le droit à la défense d'en faire entendre quelques uns. La juriste a souligné que ce sont les demandeurs qui ont choisi de faire une preuve basée sur l'épidémiologie, et que c'est le prix à payer.

Me Côté a fait valoir que M. Jean-Yves Blais avait été plus d'une fois prévenu d'arrêter de fumer et que son emphysème était « congénital ». (S'il y avait eu une pause à ce moment et si un médecin avait été dans la salle, deux conditions qui manquaient, votre serviteur aurait aimé découvrir comment, même en connaissant le dossier médical de la mère de M. Blais, on peut aboutir à ce genre de conclusion sans être en train de faire de l'épidémiologie par la bande...)

L'avocate d'Imperial a déclaré que les experts de la défense croient que l'épidémiologie est insuffisante pour établir la preuve (d'une relation de causalité entre le tabagisme d'une personne et le cancer qui la frappe).

La juge Bélanger a alors demandé si c'est nécessaire d'avoir le dossier médical d'un certain nombre de témoins pour savoir si les victimes ont été prévenues. (On dirait que la juge Bélanger est au courant de la thèse principale des cigarettiers: « tout le monde savait ».)

Le juge Dufresne a renchéri en disant croire que tous les membres des recours collectifs se sont faits prévenir. (Le juge Dufresne fait partie des juges de la Cour d'appel devant qui les parties au procès devant le juge Riordan ont déjà parlé du rapport préliminaire de l'historien David Flaherty sur la « connaissance populaire » des méfaits du tabac, rapport que Riordan voulait accueillir en preuve malgré les compagnies, jugement que la Cour d'appel a validé.) Le juge Dufresne s'est demandé si un « va et vient » de victimes présumées à la barre des témoins ne serait pas une exception dans le cadre d'un recours collectif.

Me Côté est revenu sur son argument de la proportionnalité que le législateur a introduit dans le Code de procédure civile (voir notamment l'article 4). Elle a accusé le juge Riordan d'inverser la règle de la proportionnalité en permettant moins de moyens de défense à sa cliente qu'à des justiciables dans des causes où le montant des réclamations est beaucoup plus petit.

La juge Bélanger a demandé à l'avocate d'Imperial si elle avait envisagé que le juge Riordan donne tort (sur le fond de l'affaire) aux demandeurs dans le procès. Me Côté a dit qu'elle ne voulait pas courir de risque.


Apporter des dossiers médicaux ? Inutile, coûteux, compliqué.

Me Marc Beauchemin a commencé par dire qu'il mettait son plan d'argumentation à la poubelle. Cependant, puisqu'il fait partie avec Me Suzanne Côté de cette race d'avocats qui savent leur dossier par coeur et qui sont capables de jouer au bingo auquel un tribunal les invite, il est bien possible que lui et son coéquipier Gordon Kugler soient parvenus à dire tout ce que le tribunal voulait savoir ou avait besoin de savoir de leur part. On verra bien.

Tout de même, il faut remarquer la patience ou la modestie de ces trois juristes. Peut-être bien que tous les chemins mènent à Rome, y compris ceux que le tribunal choisi pour son instruction. Chacun leur tour, les trois juges ont d'ailleurs fait état de l'expérience des juristes présents et l'éloge paraissait tout à fait sincère.

Puisque le juge Dufresne avait parlé avec Me Côté d'admissions à rechercher en lieu et place de témoignages additionnels à valeur probante incertaine, Me Beauchemin a commencé sa plaidoirie en mentionnant qu'il y avait eu lors du procès de nombreuses admissions de la part de la partie demanderesse et de ses experts.

« La multifactorialité des maladies, les variations médicales individuelles, ...», c'est « déjà au dossier », de souligner l'avocat des recours collectifs. Me Beauchemin a même cité un passage (page 69) du rapport d'expertise de l'oto-rhino-laryngologiste Louis Guertin qui dit qu'il n'y a pas deux patients identiques. Néanmoins, il y a un trait commun au niveau du préjudice et de la causalité, malgré les différences.

Me Beauchemin a déclaré que les experts de sa partie (entre autres le Dr Guertin) avait indiqué que la seule façon d'établir la causalité, c'est d'utiliser l'épidémiologie.

Votre serviteur a cru comprendre que ce serait par conséquent au juge de première instance de trancher entre les points de vue opposés des experts des deux parties, et que Me Beauchemin invitait ainsi la Cour d'appel à ne pas s'aventurer dans la cuisine du juge Riordan.

Hélas, ce fut un moment de l'audition où Me Beauchemin essayait de répondre à une question de la juge Bélanger quand la juge Bich l'a interrompu pour poser une autre question, auquel Me Beauchemin a commencé à répondre, lorsqu'il fut interrompu de nouveau par la juge Bich avec une autre question différente des deux premières.

Les magnétophones ne sont pas permis dans les tribunaux et la vitesse à laquelle tout cela s'est passé surpasse la virtuosité de votre serviteur au clavier.

Un peu avant 11h20, Me Beauchemin a cité de la jurisprudence (jugement Wagner de la Cour d'appel en octobre 2012, jugement Doyon de 2006), en appui de sa thèse que la détermination de la relation de causalité (entre un tort subi et le comportement d'un intimé) est une question commune (et non pas une question qu'il faut trancher pour chacun des membres d'un recours collectif).

Me Beauchemin a parlé du rapport du Dr Barsky, censé faire contrepoids au rapport du Dr Desjardins, comme complètement inconclusif.

L'avocat a ensuite cité la cause des malades de l'hôpital de St-Ferdinand, qui est allée jusqu'en Cour suprême du Canada en 1996, et où les juges ont établi que le dossier médical n'est pas toujours la meilleure preuve d'un dommage subi par un groupe de personnes par la faute d'un autre groupe, et que c'est par exception à la règle d'exclusion du ouï-dire que les documents médicaux sont admis.

L'avocat a reproché à la compagnie Imperial de ne pas savoir ce qu'il y a dans les dossiers médicaux ni ce qu'elle en fera, et de faire du « discovery » (L'étape avant le début du procès.) alors qu'elle est plus proche de la fin de sa preuve en défense que du début.

Tant Me Beauchemin, que Me Gordon Kugler qui lui a succédé au lutrin, ont fait valoir qu'une intervention de la Cour d'appel pour autoriser Imperial à exiger que des témoins apportent leur dossier médical, en cassation du jugement interlocutoire de Brian Riordan, constituerait un changement de cap de la Cour d'appel du Québec dans la présente affaire. Les juges n'ont pas eu l'air enchantés d'entendre cela.

*

Juste avant une petite pause, le juge Dufresne s'était interrogé à haute voix sur l'existence d'un risque que certains témoins convoqués n'apportent pas leur fameux dossier médical. Fort d'une longue expérience des affaires de responsabilité médicale, Me Kugler a souligné qu'il était difficile, long et coûteux pour quiconque, mais en particulier pour une personne âgée et souffrante, d'obtenir son dossier médical. L'avocat des recours collectifs a fait comprendre qu'il n'était pas évident de savoir jusqu'à quand il faut remonter dans la biographie médicale de quelqu'un pour satisfaire la curiosité des interrogateurs.

Réagissant à un ensemble de commentaires et de questions des juges qui pouvaient donner à penser que le juge Riordan a « changé d'idée » quant au droit d'Imperial d'interroger des membres des recours collectifs, Me Kugler a dit que le juge de première instance ne « peut pas empêcher la défense » de convoquer qui elle veut à la barre des témoins (parce que ce serait illégal). Le juge ne fait que rejeter certaines exigences que la défense veut imposer auxdits témoins.

Me Kugler est revenu sur la question de la « proportionnalité ». Il s'est efforcé de montrer qu'il serait déraisonnable d'exiger la production d'un dossier médical à chacune des personnes dépendantes du tabac qui réclame 5000 $ aux cigarettiers.

Me Kugler a aussi pris le contrepied d'une façon courante de s'exprimer dans la présente cause.  L'avocat a dit qu'il n'y a pas de membres des recours collectifs, il n'y a que des personnes qui veulent faire partie du groupe que le juge définira comme les membres du recours collectif, s'il décide de donner raison aux demandeurs.  L'avocat prétend que les personnes qu'on appelle « les membres » ne sont pas différentes de tous les bénéficiaires possibles d'un jugement qui imposerait un dédommagement aux compagnies intimées.

**
La juge Bich, qui présidait aux échanges, a paru très reconnaissante aux avocats de s'être pliés à l'exercice imposé par la Cour.

Note 1
Les juristes québécois prononcent le nom de la juge biche, comme le nom de la femelle chez les cervidés, et non pas bic, comme le nom du fondateur de l'empire du stylo-bille Marcel Bich.