mardi 18 février 2014

208e jour - Le tabac présumé innocent et les autres causes possibles de cancer du poumon présumées coupables

(PCr)
C'est compliqué le cancer. Il y a plusieurs sortes de tumeurs malignes. Le cancer peut toucher directement un organe ou être provoqué dans cet organe, le poumon par exemple, par les métastases d'un cancer dans une autre partie du corps, un cancer du sein par exemple. Il y a plusieurs causes possibles au dérèglement dans le renouvellement des cellules. Il faut examiner les tissus humains pour observer leur état sous le microscope avant de pouvoir dire si c'est la fumée du tabac qui a causé le cancer d'une personne; cela pourrait être quelque chose d'autre. L'usage du tabac laisse une signature dans les poumons cancéreux. Faute de la trouver, le pathologiste pourrait penser qu'un autre facteur de risque est à l'origine de la maladie, comme par exemple l'exposition à des produits toxiques dans le milieu de travail. Il ne faut pas oublier, non il ne faut surtout pas oublier, le virus du papillome humain (VPH).  Le VPH est partout, c'est presque aussi facile à attraper que la grippe, nous sommes tous exposés, il est à l'origine de cancers du col de l'utérus mais frappe parfois ailleurs, etc.

Sanford Barsky
Ainsi vont le rapport d'expertise (pièce 40504) et le témoignage oral du Dr Sanford Barsky, un pathologiste mandaté par l'industrie pour contrebalancer la contribution à la preuve du pneumologue clinicien Alain Desjardins, un des principaux experts médicaux des recours collectifs. Certes, le rapport d'expertise du Dr Desjardins (pièce 1382), qui est aussi professeur de médecine, était loin de tourner les coins ronds et d'arriver à des conclusions sans toutes les précautions méthodologiques nécessaires. Mais, sait-on jamais, peut-être que le jury ne l'a pas lu, ou peut-être qu'il l'a oublié.

Le jury ? Mais, pensez-vous, il n'y a pas de jury dans le procès intenté contre les trois cigarettiers du marché canadien par deux collectifs québécois de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac.

Bien entendu, il n'y a pas de jury, il y a seulement le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, mais le Dr Barsky a déjà livré un témoignage de ce genre dans une quinzaine de procès aux États-Unis. À 15 autres reprises, il avait enregistré avant le procès une déposition devant les parties, et il n'a pas abouti ces fois-là comme expert devant un tribunal, mais bon, il n'y a pas de raison de changer si le client est satisfait.

Le client, c'est l'industrie du tabac, dont l'expert est un consultant depuis 1987. Par ailleurs, le pathologiste a cherché à faire valoir qu'il passe le gros de son temps à l'Université du Nevada à Reno, comme enseignant, chercheur dans son laboratoire et administrateur universitaire. Le Dr Barsky, un homme de 63 ans, a un long curriculum vitae, une longue expérience de chercheur. Les avocats des recours collectifs n'ont d'ailleurs pas cherché la petite bête de ce côté.

Les interrogatoires d'expert sont souvent des exercices de répétition orale d'un contenu écrit. Il est rare qu'ils réservent des surprises. Lundi, l'interrogatoire de l'expert Barsky par Me François Grondin, défenseur de JTI-Macdonald, n'a pas fait d'accroc à la tradition, et le ton monocorde du pathologiste, s'il n'a pas toujours convaincu les jurés des procès dont il a l'habitude, a sûrement dû endormir plus d'un étudiant ayant passé une nuit courte. À un certain moment, le juge Riordan avait les deux mains sous les mâchoires. On peut se demander si le juge n'avait pas commencé à avoir hâte à la fin du témoignage sitôt après l'assermentation du témoin-expert, à qui il n'a même pas offert de s'asseoir au besoin ou de demander une pause, une habitude que Brian Riordan a. Il est possible que le juge se reprenne aujourd'hui.

Pour la défense, le bénéfice potentiel du témoignage du Dr Barksy est immense. Celui-ci n'est pas allé jusqu'à suggérer qu'il faudrait pratiquer une autopsie sur les victimes de cancer du poumon pour vérifier que c'était bel et bien un cancer du poumon, et surtout, que c'est vraiment l'usage du tabac qui en était la cause. Cependant, s'il faut, pour prouver la relation de cause à effet entre le tabagisme d'une personne et son cancer du poumon, une validation par un pathologiste, et que le médecin traitant ne peut pas se fier à l'épidémiologie, les cigarettiers vont verser des indemnités au compte-goutte, et les fumeurs et anciens fumeurs aujourd'hui atteints d'un cancer vont avoir le temps de mourir avant de toucher une réparation. À la limite, la notion même de recours collectifs serait remise en question.

Lors du contre-interrogatoire de qualification, le procureur André Lespérance des recours collectifs s'est contenté de faire dire au Dr Barsky que la grande majorité des cancers du poumon était due au tabagisme. L'expert médical de la défense l'a reconnu. Il a aussi montré qu'il n'était pas en guerre contre l'épidémiologie. C'est un bon point de départ.

C'est toutefois ce matin (mardi) que la partie difficile commence pour le pathologiste: le contre-interrogatoire.

Lundi, lors d'une pause, c'est-à-dire quand le juge est absent de la salle d'audience, de même que la plupart des juristes et le très maigre public, Me Grondin a présenté au Dr Barsky le Dr Desjardins, qui assistait au témoignage. L'interaction a été extrêmement brève et votre serviteur ne s'attendait pas à ce que les deux médecins fraternisent. Ce moment est cependant tout à fait représentatif de la manière de l'avocat, un modèle de courtoisie et de prévenance, dans une équipe d'avocats où cette attitude semble bien acceptée par le client, la compagnie JTI-Macdonald.