vendredi 21 février 2014

210e jour - Une matinée dans les dédales juridiques

(AFl)
Protagonistes en costume de ville, dialogues majoritairement en français : c'était une matinée de « cuisine interne » ce jeudi au palais de justice de Montréal. « Pas de témoin, pas d'entrain » pourrait-on écrire à la suite d'une audience qui, si elle a été de très courte durée, aura été marquée par une montagne de subtilités techniques.

Entre requêtes et motions, amendements et arguments, c'est dans des journées comme celles-ci que l'on prend conscience à quel point le recours collectif contre les compagnies de tabac est un iceberg légal qui, en raison de sa durée et de son ampleur, comporte toute une partie immergée assez obscure pour les non-initiés.

En bref, voici les points qui ont retenu l'attention de l'auteur de ce blogue. Le lecteur à l'aise avec l'anglais et qui resterait sur sa faim pourra consulter une relation plus détaillée de la journée publiée par la blogueuse Cynthia Callard.


Experts de la défense

Les prochains experts de la défense témoigneront au cours du mois de mars et début avril. Laurentius Marais (statistiques, causalité) : du 10 au 12 mars. Kenneth Mundt (épidémiologie) : 13 et 17 mars. Bertram Price (épidémiologie) : 18 et 19 mars. Stephen Young (avertissements sur les paquets de tabac) : 24 et 25 mars. James Heckman (publicité, absence d'impact sur les membres du recours collectif) : 9 au 11 avril. David Soberman (marketing) : à déterminer.

Il s'agit bien sûr d'un calendrier provisoire, la défense nous ayant habitués à renoncer en dernière minute à certains de ses experts. De nouveaux « trous » sont donc à prévoir au printemps.


Témoignage de membres des recours collectifs 

Peu importe la décision de la Cour d'appel du Québec quant à l'utilisation des dossiers médicaux devant le tribunal de Brian Riordan (enjeu qui est l'objet de l'appel qui sera entendu le vendredi 28 février), la défense d'Imperial Tobacco veut faire témoigner des membres des recours collectifs.

Combien? Une soixantaine, dont les deux tiers du recours Létourneau des personnes dépendantes au tabac. Qui exactement? L'avocate Suzanne Côté a refusé catégoriquement d'avancer sur ce terrain, malgré les demandes insistantes de Maître Trudel qui souhaite pouvoir se préparer. Le juge Riordan a posé le 15 mars comme date butoir pour avoir entre les mains une liste préliminaire. Une première liste générale devrait lui être fournie dès le lundi 24 février.

Le fait de vouloir que le temps nécessaire soit pris pour retracer ces personnes, dont certaines ont reçu un diagnostic de cancer ou d'emphysème, et pour s'assurer qu'elles sont dans la capacité de venir témoigner est une préoccupation plus que légitime. Le décès il y a quelques semaines de M. Jacques Larivière, ancien relationniste de l'industrie et qui a témoigné une dernière fois le printemps dernier, a pu rappeler au juge qu'au-delà des subtilités juridiques qui étirent le procès encore et encore, la vie n'est pas éternelle.


Témoins de la contre-preuve

Cinq experts pourraient être appelés à témoigner pour la partie demanderesse afin de répondre aux experts des compagnies de tabac. La plupart d'entre eux ont déjà témoigné l'an dernier, comme l'épidémiologue Jack Siemiatycki, le pneumologue Alain Desjardins et le psychiatre Juan Negrete. Le psychologue Paul Slovic de l'Université de l'Oregon serait, lui, un nouveau venu.


Deux requêtes, aucune décision immédiate

Le dépôt de deux requêtes par l'équipe du recours collectif a été accueillie très négativement par la partie adverse. Le point commun du désaccord - sans entrer dans les détails techniques : le calcul du nombre de personnes pouvant se prévaloir d'éventuelles indemnités.

Toujours dans une perspective de chiffrer avec précision le nombre de victimes, on est aussi revenu sur le témoignage du Dr Desjardins et sur le décompte des cas d'emphysèmes au Québec, ainsi que sur la caractérisation des différents stades de la maladie.

Les discussions ont aussi tourné autour des modalités relatives aux recours collectifs, prévues en particulier par l'article 1028 du Code de procédure civile du Québec : «  Le jugement final qui condamne à des dommages-intérêts ou au remboursement d'une somme d'argent ordonne que les réclamations des membres soient recouvrées collectivement ou fassent l'objet de réclamations individuelles. »

Recouvrement collectif exclusivement versus possibilité de réclamations individuelles additionnelles : la question sera finalement tranchée par le juge au moment venu, même si l'équipe de l'avocat André Lespérance voulait simplifier la chose en retranchant l'éventualité de réclamations individuelles.

Les audiences reprendront le jeudi 27 février. Retour de témoins à la barre le lundi 10 mars en commençant par l'expert Laurentius Marais.

mercredi 19 février 2014

209e jour - Un écran de fumée et même pas de lapin dans le chapeau

(PCr)
Au terme de deux jours de témoignage, l'expert médical de la défense des cigarettiers canadiens Sanford H. Barsky n'a pas démordu de son leitmotiv: il faut qu'un pathologiste s'en mêle pour qu'on puisse attribuer au tabagisme d'une personne en particulier le cancer du poumon dont elle est atteinte. Une observation précise des lésions dans le tissu humain est la clef de toute inférence, ou pour le dire à la manière du professeur de pathologie de l'Université du Nevada: « The tissue is the issue ». Le Dr Barsky est particulièrement fier que ce soit des pathologistes plutôt que des épidémiologues qui ont identifié le virus du papillome humain comme une cause de cancer du col utérin.

Mardi aussi bien que lundi, le témoin-expert de la défense a cependant admis que 90 % des cancers du poumon surviennent chez des fumeurs, et que le tabagisme est la cause. L'usage du tabac est plus qu'un facteur de risque.

D'autre part, le rapport d'expertise du Dr Barsky attire l'attention sur ce qui cause le 10 % restant des cancers du poumon, et devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, le pathologiste américain a parlé de l'exposition à du radon ou à des poussières d'amiante, du virus du papillome humain, des métastases, etc. (Par contre, il n'a pas été question une seule fois de l'exposition à la fumée de tabac dans l'entourage immédiat des non-fumeurs, fumée qui cause une part de ce 10 % des cancers du poumon qui sont observés dans la population non fumeuse.)

L'impression que le médecin expert fait exprès de mettre le doigt loin du bobo pourrait avoir été renforcée par l'examen, durant le contre-interrogatoire par Me André Lespérance, d'un article scientifique où le risque relatif pour un fumeur de mourir d'un cancer du poumon est estimé à 22 fois le risque qu'a un non-fumeur de mourir de cette maladie. Or, l'épidémiologue Jack Siemiatycki lors de son témoignage du printemps 2013, aussi bien que le Surgeon General des États-Unis dans son rapport de 1964, ont estimé que le risque d'être atteint par un cancer du poumon est multiplié par 10 en fumant plutôt qu'en ne fumant pas. C'est donc dire que les tumeurs malignes qui se développent dans les poumons de fumeurs sont plus meurtrières que les tumeurs détectées à l'occasion chez des non-fumeurs. Pour un expert comme Sanford Barsky qui s'était employé à montrer qu'il y a différentes sortes de cancers du poumon, dans le cadre d'un exercice visant à suggérer qu'on surestime l'importance du tabac, ces statistiques sont embarrassantes, et d'autant plus que l'article vient de la documentation qui a servi à rédiger son propre rapport d'expertise. (pièces 40504.1 à 40504.61)

Alors que l'ensemble de son témoignage de mardi n'a duré qu'une demi-journée, il est arrivé ce matin-là au Dr Barsky, pendant que les avocats fouillaient ou lisaient leurs papiers, de ne regarder ni vers le contre-interrogateur André Lespérance sur sa gauche, ni vers le juge Brian Riordan et la sténographe en face de lui, mais de regarder ostensiblement le mur au loin sur sa droite, où il y a une horloge. (Il y en a aussi une sur le mur de gauche et à la même hauteur, mais peut-être valait-il mieux avoir des avocats de l'industrie dans le champ de vision que les avocats des collectifs de fumeurs et anciens fumeurs victimes d'un cancer ou d'emphysème.)

Le public de la salle d'audience pourrait cependant trouver que le pathologiste Barsky n'a pas perdu son aplomb, sinon lors de ce très bref moment, et ce n'est qu'une hypothèse. Tout le monde a aussi des besoins physiologiques qui font espérer des pauses.

Devant le tribunal, Me Lespérance a fait examiner plusieurs documents au témoin-expert de la défense. L'un d'eux (pièce 40504.62) faisait état d'une forte association statistique entre les adénocarcinomes au poumon et le tabagisme, alors que le rapport du Dr Barsky (pièce 40504) parle d'une faible à modeste association. L'expert a dit que l'étude en question, dont une page apparaissait sur les écrans de la salle d'audience, était une « exception » et que les autres études ne soutiennent pas ce point de vue. Mais il ne pouvait pas en nommer une seule. Quand on lit beaucoup, c'est difficile de toujours se souvenir.
pièce 1696

Il appert aussi que dans une monographie parue en 2007, soit avant que Sanford Barsky livre son rapport d'expertise en décembre 2010 aux parties dans le présent procès, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), un organisme qui relève de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a conclu qu'il n'y avait pas de preuve que le virus du papillome humain soit à l'origine de certains cancers du poumon (pièce 1696).

Le Dr Barsky a prédit que le CIRC allait bientôt changer d'idée, au vu de certaines études plus récentes que 2007. Me Lespérance a voulu que le témoin en nomme quelques unes, lesquelles auraient pu se trouver dans l'abondante bibliographie du rapport d'expertise.

Or, même après une pause qui auraient pu permettre au chercheur de révéler les sources de sa belle assurance, ce dernier n'a pu citer qu'une référence, laquelle s'est avérée, une fois examinée avec l'avocat, presque aussi peu propice que la monographie du CIRC à encourager la croyance du témoin.

N'ayant sorti aucun lapin de son chapeau, le pathologiste s'est ultimement retranché dans l'argument d'autorité.

Le public raréfié de la salle d'audience s'est donc une fois de plus retrouvé devant ce paradoxe de la preuve judiciaire, par comparaison avec la preuve scientifique. Au printemps 2013, lorsque le Dr Juan Negrete, l'expert en dépendances mandaté par les recours collectifs, avait voulu ajouter du fondement à ses conclusions, qui n'en manquaient pas pour autant, il avait voulu citer des études plus récentes que son rapport d'expertise, des études où la méthodologie était abondamment expliquée, ce qui permet de les répéter et de confirmer les résultats, bref des études scientifiques, publiées dans des revues avec révision par des pairs. Les avocats de la défense s'étaient opposés à ce que ces études soient ajoutées à la preuve, au motif que leurs experts n'avaient pu les examiner, et l'objection avait été maintenue par le juge.

À l'inverse, il suffit qu'un expert, dès lors qu'il a été reconnu comme tel par le tribunal, dise qu'il a lu tous les articles et que sa position est basée sur son expérience, et cela met fin au débat. Le Dr Barsky, qui a plus d'expérience devant les tribunaux que le Dr Negrete, savait cela.

Si l'argument d'autorité cloue le bec des avocats, il n'est pas pour autant certain que cela participe à la conviction d'un juge.

Il ne faut cependant pas supposer trop vite que le pathologiste n'a conservé aucune crédibilité auprès du juge Riordan.

Depuis bientôt deux ans, le magistrat a entendu des témoins ayant fait carrière dans l'industrie, ou qui avaient produit une expertise pour sa défense, et qui se sont montrés trop rigides ou trop empotés pour admettre que la consommation de tabac cause des maladies, alors même que la thèse des compagnies est que « tout le monde sait » cela.

Le Dr Sanford Barsky a au contraire eu la bonne grâce de juger raisonnable une hypothèse formulée par les auteurs d'un manuel de médecine dont Me Lespérance lui a soumis un extrait (pièce 40504.21), l'hypothèse que la fréquence plus élevée que par le passé des adénocarcinomes (une sorte de tumeur) aux poumons est le résultat d'une inhalation plus fréquente et plus profonde de la fumée de cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine.

Questionné sur le fait que la teneur en certaines nitrosamines spécifiques au tabac (et cancérigènes) a augmenté à la même époque où la teneur générale en goudron était à la baisse dans les cigarettes achetées par les fumeurs, l'expert de la défense n'a eu aucune difficulté à dire qu'il croyait que c'était dû au procédé de fabrication des cigarettes (lequel n'est pas immuable).

Lundi puis de nouveau mardi, le pathologiste a parlé comme d'une évidence le fait que l'exposition de poumons à la fumée de tabac, lorsqu'elle provoque un cancer, laisse des traces, une « signature » qui est différente de celle que laisserait un autre agent cancérigène. Telle est la puissance de la science des pathologistes.

Dans son édition relative à la journée d'audition de lundi, la blogueuse Cynthia Callard s'est demandé si cette thèse était compatible avec celle défendue notamment par le chimiste Jeff Gentry de R. J. Reynolds Tobacco (et par plusieurs autres témoins entendus par le juge Riordan) que les mécanismes d'action de la fumée du tabac dans le déclenchement ou la progression d'un cancer du poumon demeuraient fort mal connus. Si c'est un médecin pathologiste qui le dit, cependant, il est peut-être temps que les chimistes conseillers de l'industrie mettent leur discours à jour...

Il y a aussi eu un moment où, durant l'examen de certains articles scientifiques qui semblaient lui donner tort, le Dr Barsky a dit qu'il fallait lire complètement les articles pour conserver une vue balancée des choses. Le pathologiste a professé de cette ligne de conduite, alors qu'il avait parlé, quelques minutes plus tôt, d'un de ses anciens mentors académiques qui jugeait que seuls les résultats comptent dans un article scientifique, le reste n'étant que du glaçage (à gâteau) (icing). Cette évocation d'un mentor est peut-être la seule fois où Sanford Barsky a hasardé une plaisanterie, voire la seule fois où il a eu l'air d'improviser un propos.

À 12h15, le juge a souhaité au Dr Barsky un bon voyage de retour vers le Nevada, puis l'a enfin invité à s'asseoir pendant que les avocats échangeaient sur le calendrier des auditions à venir d'ici avril.

Le juge Riordan a de nouveau exprimé son souci que le calendrier de présentation de la preuve en défense compte le moins de trous possibles, afin que les prochains mois voient la fin des témoignages.  Les avocats de la partie demanderesse ont souhaité d'être prévenus plus vite de l'annulation, fréquente ces dernières semaines, de la comparution de tel ou tel témoin appelé par la défense, afin de ne pas potasser des lectures et préparer des contre-interrogatoires pour rien.

Il n'y a pas d'audition aujourd'hui. Mardi, le juge et les parties se sont dispersés en se donnant rendez-vous le surlendemain. Les juristes débattront alors de deux requêtes présentées par les recours collectifs.

mardi 18 février 2014

208e jour - Le tabac présumé innocent et les autres causes possibles de cancer du poumon présumées coupables

(PCr)
C'est compliqué le cancer. Il y a plusieurs sortes de tumeurs malignes. Le cancer peut toucher directement un organe ou être provoqué dans cet organe, le poumon par exemple, par les métastases d'un cancer dans une autre partie du corps, un cancer du sein par exemple. Il y a plusieurs causes possibles au dérèglement dans le renouvellement des cellules. Il faut examiner les tissus humains pour observer leur état sous le microscope avant de pouvoir dire si c'est la fumée du tabac qui a causé le cancer d'une personne; cela pourrait être quelque chose d'autre. L'usage du tabac laisse une signature dans les poumons cancéreux. Faute de la trouver, le pathologiste pourrait penser qu'un autre facteur de risque est à l'origine de la maladie, comme par exemple l'exposition à des produits toxiques dans le milieu de travail. Il ne faut pas oublier, non il ne faut surtout pas oublier, le virus du papillome humain (VPH).  Le VPH est partout, c'est presque aussi facile à attraper que la grippe, nous sommes tous exposés, il est à l'origine de cancers du col de l'utérus mais frappe parfois ailleurs, etc.

Sanford Barsky
Ainsi vont le rapport d'expertise (pièce 40504) et le témoignage oral du Dr Sanford Barsky, un pathologiste mandaté par l'industrie pour contrebalancer la contribution à la preuve du pneumologue clinicien Alain Desjardins, un des principaux experts médicaux des recours collectifs. Certes, le rapport d'expertise du Dr Desjardins (pièce 1382), qui est aussi professeur de médecine, était loin de tourner les coins ronds et d'arriver à des conclusions sans toutes les précautions méthodologiques nécessaires. Mais, sait-on jamais, peut-être que le jury ne l'a pas lu, ou peut-être qu'il l'a oublié.

Le jury ? Mais, pensez-vous, il n'y a pas de jury dans le procès intenté contre les trois cigarettiers du marché canadien par deux collectifs québécois de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac.

Bien entendu, il n'y a pas de jury, il y a seulement le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, mais le Dr Barsky a déjà livré un témoignage de ce genre dans une quinzaine de procès aux États-Unis. À 15 autres reprises, il avait enregistré avant le procès une déposition devant les parties, et il n'a pas abouti ces fois-là comme expert devant un tribunal, mais bon, il n'y a pas de raison de changer si le client est satisfait.

Le client, c'est l'industrie du tabac, dont l'expert est un consultant depuis 1987. Par ailleurs, le pathologiste a cherché à faire valoir qu'il passe le gros de son temps à l'Université du Nevada à Reno, comme enseignant, chercheur dans son laboratoire et administrateur universitaire. Le Dr Barsky, un homme de 63 ans, a un long curriculum vitae, une longue expérience de chercheur. Les avocats des recours collectifs n'ont d'ailleurs pas cherché la petite bête de ce côté.

Les interrogatoires d'expert sont souvent des exercices de répétition orale d'un contenu écrit. Il est rare qu'ils réservent des surprises. Lundi, l'interrogatoire de l'expert Barsky par Me François Grondin, défenseur de JTI-Macdonald, n'a pas fait d'accroc à la tradition, et le ton monocorde du pathologiste, s'il n'a pas toujours convaincu les jurés des procès dont il a l'habitude, a sûrement dû endormir plus d'un étudiant ayant passé une nuit courte. À un certain moment, le juge Riordan avait les deux mains sous les mâchoires. On peut se demander si le juge n'avait pas commencé à avoir hâte à la fin du témoignage sitôt après l'assermentation du témoin-expert, à qui il n'a même pas offert de s'asseoir au besoin ou de demander une pause, une habitude que Brian Riordan a. Il est possible que le juge se reprenne aujourd'hui.

Pour la défense, le bénéfice potentiel du témoignage du Dr Barksy est immense. Celui-ci n'est pas allé jusqu'à suggérer qu'il faudrait pratiquer une autopsie sur les victimes de cancer du poumon pour vérifier que c'était bel et bien un cancer du poumon, et surtout, que c'est vraiment l'usage du tabac qui en était la cause. Cependant, s'il faut, pour prouver la relation de cause à effet entre le tabagisme d'une personne et son cancer du poumon, une validation par un pathologiste, et que le médecin traitant ne peut pas se fier à l'épidémiologie, les cigarettiers vont verser des indemnités au compte-goutte, et les fumeurs et anciens fumeurs aujourd'hui atteints d'un cancer vont avoir le temps de mourir avant de toucher une réparation. À la limite, la notion même de recours collectifs serait remise en question.

Lors du contre-interrogatoire de qualification, le procureur André Lespérance des recours collectifs s'est contenté de faire dire au Dr Barsky que la grande majorité des cancers du poumon était due au tabagisme. L'expert médical de la défense l'a reconnu. Il a aussi montré qu'il n'était pas en guerre contre l'épidémiologie. C'est un bon point de départ.

C'est toutefois ce matin (mardi) que la partie difficile commence pour le pathologiste: le contre-interrogatoire.

Lundi, lors d'une pause, c'est-à-dire quand le juge est absent de la salle d'audience, de même que la plupart des juristes et le très maigre public, Me Grondin a présenté au Dr Barsky le Dr Desjardins, qui assistait au témoignage. L'interaction a été extrêmement brève et votre serviteur ne s'attendait pas à ce que les deux médecins fraternisent. Ce moment est cependant tout à fait représentatif de la manière de l'avocat, un modèle de courtoisie et de prévenance, dans une équipe d'avocats où cette attitude semble bien acceptée par le client, la compagnie JTI-Macdonald.

lundi 3 février 2014

207e jour- Le retour à la barre de Lance Newman

(SGa)
Le témoin à la barre jeudi dernier est un spécialiste de la publicité. Lance Newman, actuellement directeur de la planification stratégique pour la région des Amériques chez Japan Tobacco International (JTI), a aussi oeuvré au sein de RJR-Macdonald de 1992 à 1999. Son passage chez ce cigarettier était la raison de sa présence au procès jeudi dernier. C'était un retour à la barre pour lui car il avait déjà comparu le 22 novembre dernier lors de la 186e journée d'audience.

Lors de cette journée, Lance Newman avait été mis devant plusieurs contradictions lors du contre-interrogatoire mené par Me Philippe Trudel. Maître Trudel l'avait notamment interrogé sur le non respect du Code de conduite volontaire, qui est redevenu la seule « loi de l'industrie », après le jugement de la Cour suprême du Canada contre la Loi réglementant les produits du tabac, en 1995. Jeudi dernier, Me André Lespérance est revenu brièvement sur ce sujet et d'autres.

Les jeunes et le tabagisme

Lors de la journée, Me Lespérance a voulu savoir si M. Newman était au courant (à l'époque où il était à l'emploi de RJR Macdonald) que les jeunes s'initiaient très tôt au tabagisme. Dans un « rapport duMaurier » présenté en preuve, il y est dit que les jeunes s'initiaient à la cigarette dès l'âge de 14 à 16 ans. Certains débutaient même dès l'âge de 10 ans. De plus, pour les jeunes dont les parents fumaient, il était très facile pour eux d'obtenir des cigarettes. M. Newman a répondu à cela qu'il avait entendu ce genre de choses lors de groupe focus mais ce n'était pas une pratique que son entreprise encourageait. «Nous étions une entreprise très conservatrice et nous ne fermions pas les yeux sur le tabagisme juvénile. Nos programmes de marketing étaient axés sur les fumeurs adultes et les jeunes fumeurs ne faisaient pas partie de nos pratiques d'affaires.» (traduction libre)

Me Lespérance a voulu en savoir plus sur la facilité pour les jeunes d'obtenir des cigarettes à cette époque.

Votre entreprise savait-elle qu'il était facile pour les jeunes de moins de 16 ans de se procurer des cigarettes dans les dépanneurs?, a demandé Me Lespérance. Lance Newman a répondu : «Les jeunes disposent de bien des ressources pour obtenir ce qu'ils veulent, cela n'est donc pas surprenant qu'ils réussissent à trouver un moyen pour l'obtenir. Comme entreprise, nous savions que des employés de dépanneurs vendaient des cigarettes aux jeunes. Mais savoir quels dépanneurs le faisaient, c'est très difficile à dire. Cependant, des propriétaires de ces commerces étaient plus vigilants que d'autres et refusaient de le faire.» (traduction libre)

Les jeunes comme groupe-cible

Plus tard, Me Lespérance a interrogé M. Newman à propos d'un document datant de 1996 (pièce 571B) dans lequel il est fait mention de la stratégie de positionnement de la marque Export A. En le lisant, on comprend clairement que l'entreprise ciblait les jeunes adultes âgés de 19 à 24 ans. Dans le document, il est mentionné que les jeunes de cet âge sont dans un processus de construction de leur identité et de l'image qu'ils veulent projeter. Bien qu'ils se croient eux-mêmes indépendants, l'appartenance à un groupe demeure importante. Ils voient le tabagisme comme un symbole qui les aident à renforcer leur maturité, leur indépendance et leur individualité.

Me Lespérance a voulu savoir si cette affirmation pouvait convenir également à des jeunes de 16 à 18 ans. Lance Newman, un peu embarrassé, l'a admis au conditionnel («cela peut être le cas») et du bout des lèvres. L'avocat Lespérance, par cette question, voulait sans doute vérifier si cette stratégie ne visait pas également un public plus jeune.

Un magazine comme outil de promotion Au milieu des années 1990, RJR Macdonald a utilisé un autre véhicule de promotion pour ses produits : le magazine. Appelé Compete! Extreme sports magazine, la publication a été imprimée en 200 000 copies et distribuée sous forme d'encart dans des magazines universitaires. Me Lespérance a voulu savoir si la publication avait aussi été distribué dans le réseau des Cégep (où l'on trouve des jeunes de 16 à 19 ans). M. Newman n'a pu répondre à la question, disant ne pas le savoir. Pour ce spécialiste du marketing, il n'y avait toutefois rien de controversé à distribuer ce magazine dans les écoles où de jeunes adultes étudient.

Cette campagne de promotion s'est matérialisée aussi sous la forme de partys, de concerts de musique et d'événement sportifs. Le tout était appelé Extreme Music et Extreme Sports series. Ce type de commandite a été par la suite interdit par la Loi (fédérale) sur le tabac de 1997.

La technique consistait à créer une image attrayante des cigarettes ExportA et faire disparaître les vieux préjugés sur la marque. Le témoignage de Lance Newman s'est terminé ainsi en fin de matinée.

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Une joute entre avocats

En après-midi, on a eu le droit à une joute entre avocats de la défense et avocats des recours collectifs. Me Simon Potter s'est opposé à la comparution prochaine de l'expert Paul Slovic, invité par la partie demanderesse à réfuter les arguments "pro-tabagisme" de Kip Viscusi (expert qui a comparu lors des 200e et 201e jour d'audience).

La partie défenderesse a voulu aussi attaquer la crédibilité du rapport du Dr David Burns en demandant la permission au juge de faire comparaître deux experts.

Le problème, c'est que le juge Riordan avait mentionné au mois de décembre dernier que la défense n'aurait le droit de faire comparaître qu'un seul témoin. Rappelons que le Dr Burns a été mandaté par les avocats des recours collectifs pour défendre la célèbre Monographie 13 qui avait été durement critiquée par le consultant Michael Dixon (expert qui a comparu trois jours en septembre dernier). Ce dernier avait soutenu que les cigarettes à basse teneur en goudron avaient permis une réduction du risque d'être atteint par une des maladies associées au tabagisme, en particulier le cancer du poumon.

Le juge a semblé excédé par cette demande de la défense. Les avocats des recours collectifs, Me Boivin et Me Lespérance, s'y sont objectés vivement. Mais, au bout du compte, le problème est demeuré non résolu.

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Les audiences reprendront le 17 février prochain avec la comparution de M. Sanford Barsky.