jeudi 19 décembre 2013

195e jour - Le Dr James Hogg témoigne à contrecoeur de l'argent des cigarettiers dans la recherche médicale

(PCr)

Dans le procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens, si la défense avait lundi pour but fondamental de montrer que même des docteurs en médecine, et parfois beaucoup plus récemment que le défunt Hans Selye (1907-1982), ont accepté ou sollicité des fonds de l'industrie du tabac pour mener des recherches scientifiques, comme quoi cette industrie n'était pas le paria qu'elle est devenue, c'est réussi.

Le Dr James Hogg a été du nombre. On verra un peu plus bas que ce n'est pas un quidam.

Plusieurs témoins appelés par l'industrie dans ce procès ont un titre de docteur, et ce n'est pas toujours en chimie. Certains ont des formations en physiologie (Dixon), en pharmacologie (Liston), ou en biologie (Read), qu'ils ont parfois acquises sur les bancs d'écoles de médecine ou aux côtés de futurs médecins. Dans nos universités, certains scientifiques de formation enseignent à de futurs médecins ou font des recherches au sein de facultés de médecine sans avoir tous un doctorat en médecine (m. d.). Rien de plus naturel.

La médecine n'est cependant pas seulement un bagage de connaissances issues d'observations concordantes et d'expériences reproduisibles, c'est aussi une ambition pratique, parfois loin du quotidien de certains chercheurs en médecine mais qu'ils ne peuvent ignorer sans reniement, une vénérable ambition de soigner les malades et d'aider les bien portants à prévenir les maladies, symbolisée par le serment d'Hippocrate.

Jusqu'à lundi, il n'y avait eu aucun médecin convoqué à la barre des témoins par la défense, ni non plus parmi les témoins ayant fait carrière auprès de l'industrie appelés à la barre par les recours collectifs de victimes. Les trois médecins entendus jusqu'à présent (Desjardins, Guertin et Negrete) étaient les experts venus expliquer l'ampleur et la gravité des ravages sanitaires causés par le tabagisme ainsi que la force de la dépendance au tabac.

Cependant, puisque les médecins des universités n'ont pas toujours tous su se tenir loin de l'assiette au beurre offerte par l'industrie du tabac, il était inévitable qu'on finisse par voir au moins un disciple d'Hippocrate venir parler de cela devant le tribunal, de gré ou de force.


De reculons

Il ne voulait pas témoigner, James Hogg, signataire ou cosignataire de plus de 350 articles publiés dans des revues scientifiques et accessibles en ligne, longtemps chercheur et professeur de l'Université McGill à Montréal, puis chercheur et professeur émérite au département de pathologie de la Faculté de médecine de l'Université de Colombie-Britannique (UBC), membre du Temple de la renommée médicale canadienne, officier de l'Ordre du Canada, etc. Un centre de recherche universitaire porte le nom de James Hogg à Vancouver.

Il y a deux variétés de témoins de faits dans un procès: ceux qui acceptent de comparaître sans se faire prier, et ceux qui attendent pour cela de recevoir une citation à comparaître signée par un juge (à la demande d'une des deux parties). Le Dr Hogg fait partie de la deuxième catégorie.

Par-dessus le marché, au lieu de faire venir ce témoin de 78 ans au palais de justice de Montréal, les parties avaient convenu de l'interroger et de le contre-interroger à Vancouver, près d'où il habite, et son témoignage était transmis en direct sur un autre versant du deuxième plus grand pays du monde. Sur la côte du Pacifique, il n'y avait avec le témoin que deux avocats du tabac, un avocat des recours collectifs et une sténographe engagée sur place. Le juge Riordan, la greffière, l'huissier, les autres avocats et le public au procès étaient au Québec, où les horloges marquaient 13h au lieu de 10h au début de l'audition, et le thermomètre un temps nettement plus froid.

(C'était la deuxième fois qu'un témoin à ce procès comparaissait à distance et en direct devant le juge Riordan; la première fois, c'était en septembre 2012. Le son était meilleur cette semaine, mais on n'a pas eu à l'écran de gros plans sur la tête du témoin comme la fois précédente. L'assistance se souviendra peut-être mieux de la voix plutôt singulière du Dr Hogg qui peut faire penser par moment à celle de Preston Manning, dont les interprètes de la Chambre des communes canadienne ne s'ennuient peut-être pas. Le public de la salle d'audience à Montréal était d'autant plus condamné à écouter sans voir d'image significative qu'aucun des six écrans de la salle ne montrait les pièces examinées et versées au dossier de la preuve.)

Or donc, comme il l'a déclaré d'emblée à l'avocate Nancy Roberts d'Imperial Tobacco Canada, James Hogg témoignait à son corps défendant, après avoir été forcé de comparaître par un juge (en fait, parce que la défense de l'industrie le voulait). Le témoin du jour a tenu à préciser dès le début qu'il n'intervenait en faveur d'« aucun des deux côtés ».

Le juge Riordan, comme pour prévenir le moindre apitoiement, a dit tout de suite au Dr Hogg qu'il ne pensait pas que le témoin soit le représentant de qui que ce soit. Cela a paru rassurer le docteur, qui pilote ou a piloté des recherches qui sont encore en cours, dont certaines font l'objet d'un financement dont l'attribution serait, semble-t-il, incompatible avec le témoignage d'un chercheur de l'équipe en faveur de l'industrie du tabac. Une telle condition ne ressemble-t-elle pas à du gros bon sens?

Le public de la salle d'audience n'a cependant pas su si les contrats empêcheraient un témoignage à charge CONTRE cette industrie, bien qu'il soit déjà arrivé en 2007 à James Hogg de refuser de témoigner à la demande de l'État du Vermont poursuivant des cigarettiers. (Voir ce reportage de l'Edmonton Journal déniché par notre collègue Cynthia Callard du blogue Eye on the trials.)

En revanche, l'interrogatoire principal par Me Roberts a permis au témoin (docteur en médecine depuis 1962) de dire son admiration pour toute un aréopage de chercheurs québécois avec qui il a travaillé ou rivalisé pour obtenir des bourses de recherche, y compris de l'industrie du tabac: Peter Paré, Peter Macklem, John Burgess, William Thurlbeck, Darrel Munro, Malcolm King, etc.

Comme l'a montré plus tard le contre-interrogatoire, le Dr Peter Paré de l'Université McGill était le frère de Paul Paré, qui fut à partir de 1967 le chef de la direction et président d'Imperial Tobacco Company of Canada limited. Si on se fie au récit du Dr Peter Macklem sur l'histoire des Laboratoires Meakins Christie de l'Université McGill (pièce 1663), cela pourrait en partie expliquer que cette université québécoise ait profité sensiblement plus que les autres universités canadiennes des donations du Conseil canadien des fabricants du tabac, bien que l'Université de Montréal, l'Université d'Ottawa et d'autres institutions de haut savoir n'ont pas été mises de côté non plus.

(Dans un mémoire d'une quarantaine de pages présenté en mai 1963 à l'Association médicale canadienne (pièce 549), Imperial Tobacco s'inquiétait des conséquences pour la recherche médicale sur le cancer du poumon d'une future possible conviction du public que la cause de ce cancer est toute trouvée. Le message pourrait ne pas être tombé dans l'oreille de sourds, même si le consensus scientifique sur le cas précis du cancer du poumon était sur le point d'éclater au grand jour avec la publication du rapport de 1964 du Surgeon General des États-Unis.)


Pas du genre à nier le lien causal, mais pris comme Faust

Certains témoins de l'industrie au procès présidé par l'honorable Brian Riordan ont refusé de reconnaître que le tabagisme est plus qu'un facteur de risque d'être atteint d'un cancer et est plutôt carrément une cause de cancers. Ils faisaient cela en prétextant que le mécanisme d'action était ou demeure mal élucidé.

Pour sa part, le Dr Hogg a affirmé que la méconnaissance du mécanisme au niveau moléculaire n'empêche pas la relation causale d'être bien établie scientifiquement depuis longtemps. Ouf, pas de négation du mérite de l'épidémiologie.

Il a aussi fait valoir que l'élucidation du mécanisme d'action permettrait de sauver un jour des vies et des capacités physiques, peut-être en permettant le développement d'antidotes. Cela va sans dire, n'est-ce pas ?

Au tout début de son témoignage, sans que votre serviteur ait eu connaissance que Me Roberts lui ait tendu une perche autrement que subtile, le Dr Hogg avait plaisamment souligné comment il était passé loin d'un prix Nobel (de physiologie-médecine), malgré toutes ses belles recherches. Cet accès de modestie a fait sourire l'auditoire mais le docteur ne pourra pas dire qu'il n'a jamais pensé à la Chose, le prix Nobel, ce dont personne ne saurait lui faire le reproche.

Les lecteurs qui ont souvenance d'une espérance de cigarettes inoffensives dont des chimistes comme Wigand et Farone ont témoigné, espérance qu'ils cultivaient quand ils sont entrés au service de l'industrie et qui a été amèrement déçue, n'auront pas de mal à imaginer d'autres mortels, des médecins, passant par des transactions avec ce qui avait l'air de bons diables pour faciliter une carrière et accéder peut-être un jour à une gloire immortelle.

L'industrie du tabac n'a jamais dicté l'orientation de ses recherches à James Hogg, s'est-on fait répété par le témoin lors de l'interrogatoire. Méphisto laissait lui aussi le docteur Faust libre, tout en faisant sa fortune...

Malgré plusieurs condamnations de l'usage du tabac prévisibles de la part d'un médecin et pathologiste, la défense des cigarettiers tenait à le faire comparaître, apparemment pour lui faire dire que l'industrie ne tirait pas les ficelles de ses recherches, entre autres bonnes actions.

Or, on l'a dit, James Hogg était mal à l'aise avec la perspective de paraître devant un tribunal, même s'il n'est accusé de rien, et il n'a pas paru longtemps rassuré par la généreuse déclaration du juge Riordan sur la neutralité du témoin, déclaration qui apparaîtra pourtant dans la transcription sténographique.

Pourquoi le Dr Hogg a paru un peu mal à l'aise ?

Pas parce que ses recherches ou ses sollicitations de fonds ont contribué à l'invention de controverses scientifiques voulues par l'industrie, à la façon des interventions du mathématicien Theodore Sterling ou du psychologue des dépendances Dollard Cormier, dans les années 1980.

Pas parce que le docteur a tenté de pousser la volonté d'action publique sur une fausse piste, à la façon du célèbre spécialiste du stress Hans Selye en 1969 devant une commission parlementaire à Ottawa.

Rien d'aussi complaisant et tragique.

Pas parce que le commanditaire de la recherche voulait en connaître les résultats avant qu'ils soient publiés, ce que le chercheur James Hogg ne considère pas comme une pratique inhabituelle, ni comme un problème.

Peut-être plutôt, peut-être, pour trois raisons: la lenteur manifeste du Dr Hogg à sortir les yeux du microscope pour regarder, non pas son compte en banque, mais comment les règles du jeu se précisaient dans le monde de la recherche médicale, en rapport avec les conflits d'intérêts; l'importance des sommes que l'opportuniste entrepreneur en recherches scientifiques a soutirées des cigarettiers sur une période comprise entre 1971 et le milieu des années 1990; et le simple risque d'échapper devant un parterre d'avocats des propos qu'il aurait pu regretter. 


Pris par surprise par un refus de publier son étude ?

Le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) a accordé ses grâces financières au Dr Hogg de 1971 à 1986. Un document du CTMC (pièce 21045 au dossier de la preuve) permet de constater que le total avoisine le 1,2 million $, soit environ le quart de tous les fonds accordés à des recherches scientifiques par cet organisme durant cette période.

À partir de 1986 jusqu'au milieu des années 1990, c'est R. J. Reynolds Tobacco (RJR), la maison-mère aux États-Unis de Macdonald Tobacco au Canada (aujourd'hui JTI-Macdonald), qui a pris le relais du CTMC auprès de l'Université de Colombie-Britannique, où le Dr Hogg avait migré en 1977.

Quelque part durant cette décennie, à une date qui n'a pas été spécifiée lors de l'interrogatoire ou que l'auteur du blogue n'a pas entendu, deux revues scientifiques spécialisées ont refusé de publier un article du Dr Hogg où étaient rapportés les résultats d'une recherche. Le témoin Hogg a déclaré lundi que c'était parce que cette recherche avait été financée par l'industrie.

Aucun avocat n'a voulu accabler le témoin en lui demandant comment un chef de laboratoire expérimenté comme lui avait pu ne pas voir venir un tel refus. Les revues qui publient des articles de scientifiques après révision par des pairs ne sont certes pas ce genre de publications à changer leurs règles sans crier gare.

Quand Me Roberts lui a demandé s'il ne voyait pas un problème d'éthique dans sa longue relation d'affaires avec les cigarettiers, le témoin Hogg a répondu que non, mais reconnu que les universités pouvaient penser autrement.

En contre-interrogatoire, le procureur Pierre Boivin des recours collectifs est parvenu à savoir que la recherche dont il était question dans l'article refusé de publication concernait l'effet de l'usage de la cigarette Eclipse, une marque de RJR. (Voir cet article de Canadian Press paru en juillet 1996 sur le site de la bibliothèque Legacy Tobacco Documents.) 


Encore le rêve d'une cigarette inoffensive

Interrogé ensuite une deuxième fois par le procureur de JTI-Macdonald Kevin LaRoche, le témoin Hogg a expliqué qu'avec l'Eclipse, l'allumage d'un petit morceau de charbon à l'extrémité de la cigarette dégageait juste assez de chaleur pour libérer la nicotine du mélange de tabac sans en entraîner la combustion, d'où l'absence d'inhalation de fumée de tabac et de toutes les toxines qu'elle contient. (Et le produit de la combustion du charbon ? Personne ne lui a demandé de préciser si cela était inhalé.)

Plus tôt, le Dr Hogg avait brièvement laissé entrevoir toute la révolution socio-sanitaire qu'aurait entraînée la popularisation d'une cigarette satisfaisante pour les nicotinomanes mais qui n'endommage pas leurs voies respiratoires.

Avec Me LaRoche, il a été question de leucocytes produits en plus grand nombre par la moelle osseuse chez les fumeurs, du fait des particules fines contenues dans la fumée du tabac qui se déposent sur l'épithélium de leurs voies respiratoires et provoquent une réaction immunitaire. Ça aurait été un signe encourageant si le nombre observé de ces nouveaux leucocytes chez les fumeurs qui avaient consommé durant un certain temps des Eclipse au lieu de leur marque antérieure avait été significativement plus bas que le nombre élevé observé chez des fumeurs qui continuaient avec leur marque habituelle. Le résultat n'a pas été concluant, selon le Dr Hogg.

(Apparemment, la marque Eclipse, faute de fournir assez de goudron peut-être, n'a pas vraiment été non plus au goût d'une masse de fumeurs américains, qui n'ont jamais cessé de lui préférer d'autres marques offertes par R.J. Reynolds comme la Camel, la Kool ou la Winston, ou des marques de concurrents.) 


Quelques propos qui trahissent un décalage

James Hogg a paru troublé par le fait que seulement une minorité de fumeurs sont atteints par un cancer du poumon, comme s'il ne voyait pas que cette minorité constitue 85 % des personnes atteintes par ce cancer, ce qui indique un risque catégoriquement plus élevé que chez les non-fumeurs, comme l'a montré l'épidémiologue Jack Siemiatycki dans son rapport d'expertise.

Le vieux docteur a aussi parlé d'un fumeur centenaire qu'il a déjà vu sur une photo.

*

Le témoignage du Dr Hogg s'est terminé un jour plus tôt que prévu. Il n'y a pas eu d'audition mardi. La journée d'audition de mercredi avait déjà sauté deux semaines plus tôt, parce que la défense ne pouvait pas caser un témoin cette journée-là.

C'est aujourd'hui jeudi 19 décembre, le dernier jour d'audition au procès en 2013. Le tribunal accueille Robert Robitaille, dont le témoignage sera relaté demain.