mardi 10 décembre 2013

191e jour - Là où l'intérêt des tabaculteurs passait avant celui des consommateurs

(PCr)
Comment d'anciens chercheurs d'Agriculture Canada dans les années 1970 et 1980 comme messieurs Frank Marks, Wade Johnson et Bryan Zilkey, les témoins de la semaine dernière et de lundi devant le juge Brian Riordan, qui n'ont jamais fait la moindre recherche scientifique auprès des fumeurs, ou sur le comportement des consommateurs, peuvent-ils parler avec tellement d'assurance de l'existence du phénomène de la compensation chez les fumeurs de cigarettes à basse teneur en nicotine, alors que des marketeurs et les hauts dirigeants de l'industrie cigarettière, eux, devant le tribunal, n'ont admis que du bout des lèvres l'existence du phénomène de la compensation, même quand des documents montrent que les cigarettiers connaissaient parfois plus objectivement leurs clients que les fumeurs se connaissaient eux-mêmes ? ?

Au vu des fréquentes et excellentes relations qu'ont déclaré avoir eu avec l'industrie du tabac les trois « docteurs » de la ferme expérimentale du gouvernement fédéral à Delhi en Ontario, il est tentant de soupçonner que leur croyance au sujet de la compensation était le reflet des croyances librement exprimées par leurs interlocuteurs chez Imperial, Rothmans, Macdonald et Benson & Hedges, qu'ils rencontraient régulièrement, pour des réunions de travail.

Le témoin du jour, Bryan Frederick Zilkey, 72 ans, retraité d'Agriculture Canada depuis 1994, se souvient notamment d'une visite d'employés de ce ministère chez Imperial Tobacco à Montréal, au début de décembre 1970, parce que l'armée canadienne était présente dans les rues pour garder certains édifices (...pendant que la police procédait à des arrestations et détentions sans inculpation, en vertu de la Loi des mesures de guerre, mise en vigueur le 16 octobre 1970 par le gouvernement fédéral après l'enlèvement d'un ministre et d'un diplomate par un groupuscule politique).

Et il y a eu moult autres réunions, y compris à l'étranger, notamment au Kentucky, a raconté M. Zilkey.

Comme par ailleurs les réponses du témoin Zilkey à certaines questions de Me Valerie Dyer (Imperial Tobacco) sont venu renforcer l'évidence de l'indifférence des botanistes-chimistes de son acabit aux réticences de Santé Canada, on peut imaginer que l'industrie pourra plaider qu'elle avait des appuis « au gouvernement » après 1969, et au moins jusqu'en 1991 (fin du directorat de Wade Johnson à Delhi).

À un moment donné lundi, un document (un mémorandum) apparu sur les écrans de la salle d'audience a bien montré que les chercheurs d'Agriculture Canada étaient soucieux de ne rien laisser filtrer à l'extérieur qui déplaise à l'industrie, même s'il leur est arrivé de publier des découvertes scientifiques dans des revues spécialisées accessibles à n'importe quel lecteur dans une bibliothèque universitaire.

Mais la collaboration sincère et même enthousiaste de botanistes et agronomes du gouvernement fédéral canadien au développement de produits à « risque réduit » et basse teneur en goudron pourrait-elle effacer les obligations des fabricants de cigarettes vis-à-vis du grand public ?

Lundi, le juge Brian Riordan a une fois de plus donné des petits signes qu'il écoutait patiemment mais n'ajoutait peut-être pas foi à la trame narrative implicite de la défense de l'industrie, celle d'un gouvernement qui aurait obligé une industrie hyper-docile à faire passer l'intérêt commun des tabaculteurs et des cigarettiers avant celui des fumeurs.

Faut-il rappeler que l'honorable Riordan doit juger des responsabilités que les cigarettiers ont eu dans l'épidémie de maladies du système respiratoire qui frappe aujourd'hui des dizaines de milliers de Québécois et doit juger des responsabilités que les cigarettiers ont eu dans la diffusion d'une dépendance qui touche aujourd'hui près d'un million et demi de Québécois.

Si le procès des trois cigarettiers est celui des orchestrateurs au Canada d'un « holocauste doré », pour reprendre la métaphore-titre du gros livre de l'historien américain Robert Proctor, comment ceux-ci peuvent-ils arriver à faire juger leurs « collaborateurs » plus coupables qu'eux-mêmes?

Peut-être que le témoin Zilkey attend un contre-interrogatoire pour partager quelques souvenirs moins roses et connaissances plus critiques de l'industrie. Son témoignage se poursuit mardi.


Les imparables manœuvres comptables de JTI-Macdonald

Vendredi, l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec a rendu public un jugement qui faisait suite à l'audition les 11 et 12 novembre derniers de plaidoiries en faveur et en défaveur d'une requête extraordinaire déposée devant lui par les avocats des recours collectifs.

(Il ne faut pas confondre cette audition avec celle devant le même juge que nous avons relaté dans notre édition du 5 octobre 2013 et qui concernait la validité de Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé.)

La rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials, Cynthia Callard, a assisté en novembre à l'audition sur la requête des recours collectifs mais son travail était soumis à une ordonnance de non-publication.

La requête, finalement rejetée par le juge Mongeon, visait à obtenir de la compagnie JTI-Macdonald qu'elle n'expédie pas vers des compagnies-boîtes à lettres tout le profit qu'elle fait au Canada en vendant des cigarettes, une tactique qui la mettrait dans l'impossibilité de verser la moindre pénalité à un fonds de lutte contre le tabagisme ou la moindre réparation aux victimes du tabagisme, dans l'éventualité où ces fumeurs et anciens fumeurs gagneraient devant le juge Riordan leur cause contre l'industrie. Le juge Mongeon semble comprendre l'alarme de la partie demanderesse mais estime ne rien pouvoir faire.

Le stratagème de Japan Tobacco International - Macdonald est déjà en application depuis 1999 et a notamment pour but et effet de minimiser les impôts à payer au Canada. Il consiste notamment pour le fabricant de Montréal (avec le siège social à Toronto) à verser à d'autres compagnies possédées par la multinationale Japan Tobacco des paiements relatifs à l'usage au Canada de marques de commerce cédées à des « compagnies de paille » (néologisme de l'auteur du blogue). Par ces artifices comptables, JTI-Mac devient ainsi déficitaire.

À la lecture du jugement de la semaine dernière, il semble que le fisc canadien tolère cela parce que l'entente à l'amiable conclu en 2010 entre JTI-Mac et les gouvernements canadiens, qui poursuivaient le fabricant pour sa participation active à la contrebande des cigarettes au début des années 1990, a mis fin à toutes poursuites de l'État sans statuer le moindrement sur la légalité du dispositif d'évasion fiscale mis en place par Japan Tobacco.

Quant aux avocats des recours collectifs, ils ont découvert le pot aux roses à la suite d'une décision interlocutoire du juge Riordan en 2012 qui a imposé à JTI-Mac d'ouvrir un peu ses livres aux experts comptables de la partie demanderesse.

Nos lecteurs qui lisent aussi l'anglais liront avec profit et en souriant tristement l'explication détaillée et chiffrée de toute l'affaire que donne Cynthia Callard dans l'édition spéciale du blogue Eye on the trials parue dimanche.