mercredi 4 décembre 2013

188e jour - Quand un bras de l'État aidait les fermiers à mieux satisfaire les cigarettiers

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des principaux cigarettiers du marché québécois, pendant une journée et demie, lundi et mardi, l'interrogatoire de Frank Marks par l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Valerie Dyer a permis de mettre en évidence l'ampleur et la durée de la collaboration des chercheurs d'Agriculture Canada avec l'industrie du tabac pour augmenter le rendement des champs de tabac et la « qualité » du tabac récolté.

Des articles scientifiques publiés par les chercheurs gouvernementaux, des mémos, des plans de travail, des prévisions budgétaires, des rapports de résultats, peut-être au-delà d'une centaine de documents ont été montrés au tribunal.

La réputation de cohérence du gouvernement du Canada ne sortira pas grandie de l'actuel procès. Personne ne devra s'étonner si l'honorable Brian Riordan, au moment de rédiger son jugement final, trouve dans l'instruction des derniers jours de quoi servir certains blâmes à la Couronne fédérale, que lui a toujours cherché à maintenir dans une position de défenseur en garantie dans le présent procès. (C'est la Cour d'appel du Québec qui a exonéré le fédéral l'an dernier, en cassant une décision interlocutoire du juge Riordan.)

Mardi après-midi, quelques minutes de contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs ont cependant suffi à annuler le bénéfice, au dépens des victimes du tabagisme, que les fabricants auraient pu tirer du témoignage du biologiste de formation et ancien chercheur puis directeur de la ferme expérimentale du gouvernement fédéral à Delhi en Ontario. Il a suffi que le témoin Marks réponde aussi simplement que durant le reste des deux jours.


L'industrie décidait, pas Agriculture Canada

En 1997, une journaliste de la radio anglaise de Radio-Canada (CBC) avait interrogé une porte-parole de l'Association pour les droits des non-fumeurs, et en même temps un porte-parole d'Agriculture Canada qui était nul autre que Frank Marks.

Le procureur des recours collectifs Andrew Cleland a montré à M. Marks une transcription de l'entrevue où ce dernier affirmait: « il n'y a pas nécessairement de connexion directe entre le niveau de nicotine dans la feuille (de tabac) que le fermier vend (aux fabricants) et le niveau de nicotine dans les cigarettes. Cela dépend comment les fabricants mélangent les différents types de feuilles pour arriver au produit qu'ils veulent vendre sur le marché.»  (traduction de l'auteur du blogue) Frank Marks ajoutait que son ministère n'était pas impliqué du tout dans cette décision.

Me Cleland a demandé au témoin de confirmer la véracité de ses affirmations de l'époque et M. Marks a confirmé. Fin de mes questions, votre honneur!  Me Cleland s'est rassi.

Lundi et mardi, M. Marks avait expliqué que la taille des plants de tabac à un certain moment durant la saison de croissance, bien avant que soit arrivé le moment de la maturité et de la récolte, augmentait le volume de feuilles de tabac par hectare cultivé et augmentait la teneur en nicotine des feuilles. Le biologiste avait aussi dit que les feuilles les plus basses sur le plant de tabac (surnommées les sands parce qu'il y a généralement du sable ou de la boue séchée dessus) ont une teneur en nicotine plus faible que les hautes feuilles qui ont été davantage exposées à la clarté du jour.

Mardi après-midi, Me Bruce Johnston a pris le relais de son coéquipier Cleland et voulu savoir jusqu'à quel point la culture du tabac est fondamentalement motivée par la livraison de nicotine aux fumeurs. M. Marks a répondu par l'affirmative. Au collaborateur de longue date de l'industrie, Me Johnston a aussi demandé si cela était clair pour toutes les personnes avec qui il avait travaillé. M. Marks a encore répondu oui. Y compris les fabricants ? de demander l'avocat. Oui, a encore répondu le témoin.

Me Johnston a ensuite vérifié s'il y avait quoi que ce soit qui empêchait les cigarettiers de fabriquer des cigarettes avec les « sands ». Frank Marks a dit que si l'industrie le voulait, elle pouvait utiliser n'importe quelle partie du plant de tabac.

Fin de mes questions, votre seigneurie! a claironné Me Johnston, peut-être fier d'avoir, en différé, rivé son clou à un témoin de la défense de l'industrie comparu il y a quelques semaines et qui avait affirmé  que sa compagnie devait importer du tabac pour « diluer » les mélanges canadiens trop riches en nicotine.

Le juge Riordan a remercié le témoin Marks, et les avocats des deux parties ont plongé dans une discussion sur le calendrier des prochaines semaines et sur le remboursement des dépenses relatives à la comparution des experts au procès.

Il faut cependant revenir ici sur des faits mis en évidence antérieurement durant la journée.


Quand Agriculture Canada semblait ignorer Santé Canada

C'est un lieu commun de dire que dans de vastes organisations comme les gouvernements et les grandes entreprises, la main gauche ignore parfois ce que fait la main droite, ou du moins ne contrôle pas son action.

En août dernier, pour sa défense, l'industrie a fait verser au dossier de la preuve le rapport d'expertise de l'historien Robert John Perrins, lequel a largement levé le voile sur la collaboration du ministère fédéral de l'Agriculture avec l'industrie du tabac dans les années 1970, 1980 et 1990. Il y a aussi des témoins de faits issus de l'industrie, notamment l'agronome et ancien directeur scientifique chez Imperial Gaétan Duplessis, qui ont parlé du rôle d'Agriculture Canada dans le développement et l'usage de souches de tabac plus riches en nicotine.

Le témoignage de Frank Marks a apporté à la fois des nuances mineures et d'importantes confirmations aux précédents témoignages.

C'est ainsi qu'il faudrait partiellement expliquer par un impératif de rendement accru de feuilles de tabac par hectare cultivé l'usage croissant en tabaculture canadienne de variétés de tabac plus riches en nicotine et développées à la ferme gouvernementale de Delhi, telles que par exemple la Delgold, la Delliott, la Candel ou la Nordel. Le choix du tabac cultivé appartenait aux tabaculteurs et à leurs clients de l'industrie cigarettière.

M. Marks a confirmé que des fonctionnaires d'Agriculture Canada ont voyagé à l'étranger pour promouvoir les exportations de produits du tabac canadiens. (Le premier témoin qui ait témoigné de cela devant le juge Riordan était l'ancien cadre de Macdonald Tobacco puis d'Imperial Tobacco Peter Gage, en septembre 2012.)

Quand les botanistes et agronomes de Delhi ont commencé à contribuer au « grand oeuvre » qu'est la mise au point éventuelle de produits du tabac moins dangereux (pour la santé des fumeurs), Frank Marks croyait que le programme de recherches reposait sur l'idée que le processus de filtration enlevait une certaine quantité de goudron, et de nicotine du même coup. Comme directeur de la ferme expérimentale de Delhi, M. Marks a conclu à la nécessité de s'assurer du développement de souches de tabac avec un certain niveau de nicotine, pour que les fumeurs trouvent satisfaction dans leurs cigarettes.

À l'époque, Santé Canada a grosso modo fait part à Frank Marks de son voeu de voir la priorité donnée à l'élimination dans le tabac de ce qui est à l'origine du goudron dans la fumée, sans se préoccuper de la teneur en nicotine des feuilles de tabac. La communication n'a pas eu de suite, a admis le témoin.

Santé Canada avait cessé en 1978 de soutenir le programme de recherches sur les cigarettes moins dangereuses mené à Delhi, mais l'ancien cadre d'Agriculture Canada a témoigné mardi que « nous voulions inclure les aspects sanitaires dans le programme de recherche dans son ensemble », même après le retrait du ministère de la Santé.

Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que le ministère fédéral de l'Agriculture a coupé tous ses liens avec des organismes associés à la commercialisation des produits du tabac.

(Pour autant, il ne faut pas conclure que ce ministère a cessé au 21e siècle, c'est-à-dire en dehors de la période couverte par le présent procès, de faire preuve d'une inaltérable générosité pour les tabaculteurs, une générosité que le Vérificateur général du Canada a estimé tout à fait répréhensible. C'est une autre histoire.)

*

Sur la photo des avocats des recours collectifs que nous avons publiée le printemps dernier sur ce blogue dans une édition spéciale relative à la fin de la présentation de la preuve en demande, une photo qui datait de mai 2012, Me Andrew Cleland n'apparaît pas, entre autres parce que c'est lui qui l'a prise.

Me Cleland du cabinet Trudel & Johnston, tout comme Me Francis Hemmings de chez Lauzon Bélanger Lespérance, est de ces juristes qui sont devenus officiellement avocats en 2013 mais qui ont travaillé dès les débuts du procès, auprès des avocats dont les lecteurs de ce blogue ont suivi ici les faits d'armes. Bien qu'il ait étudié dans une université québécoise (McGill), notamment en littérature anglaise et en droit, Me Cleland appartient au Barreau du Haut-Canada.