jeudi 26 décembre 2013

196e jour - Détails additionnels concernant l'épisode de remplacement du dispositif de séchage au Canada

(SGa)
Jeudi, dernière journée d'audience au procès du tabac avant les vacances des Fêtes, les avocats de la partie défenderesse ont cité à comparaître l'ingénieur Robert Robitaille. L'homme qui a été à l'emploi de l'Imperial Tobacco de 2000 à 2002, a été au coeur d'un changement technologique survenu en 2001 et 2002 chez les producteurs de tabac ontariens. Durant ces deux années, 13 000 fours servant au séchage des feuilles de tabac chez les tabaculteurs ontariens ont été équipés d'échangeurs de chaleur pour que les gaz chauds issus de la combustion du gaz naturel n'aillent pas directement sur les feuilles à sécher.

Ce nouveau dispositif visait à réduire, dans le tabac séché livré aux cigarettiers, la présence de nitrosamines, une substance cancérigène qui se retrouvait plus abondante par l'exposition directe du tabac aux gaz d'échappement, qui sont des gaz chauds mais chargés d'oxydes d'azote. Cette conversion, réalisée au coût de 80 millions de dollars à l'époque, s'est accompagnée de toute une saga imbriquant l'économique, le social et la politique. Nous y reviendrons. Mais d'abord, rappelons un peu les faits qui ont mené à ce changement technologique.

Retour en arrière 

Les nitrosamines et les séchoirs à tabac ont déjà retenu notre attention dans ce blogue. Lors de la 181e journée d'audience, l'interrogatoire du scientifique en chef de R. J. Reynolds Tobacco, Jeff Gentry, par l'avocat de JTI-Macdonald, Guy Pratte, a montré qu'avant le séchage au gaz naturel, on séchait le tabac en brûlant du charbon, du fioul pour diesel ou du kérosène. Mais comme la fumée issue de ces combustibles aurait donné un goût exécrable au tabac, on l'évacuait par des cheminées et on chauffait les feuilles INDIRECTEMENT avec la chaleur dégagée. C'est dans les années 1970 que les tabaculteurs cherchèrent à diminuer leur coût énergétique en passant au gaz naturel et en envoyant les gaz d'échappement chauds directement sur les feuilles. Jeff Gentry avait souligné que l'industrie du tabac ne savait pas à cette époque que le séchage direct accroissait la teneur en nitrosamines dans le tabac (le tabac contient naturellement de petites concentrations de ces substances). La solution du 21e siècle a consisté à remplacer les dispositifs fautifs par des échangeurs de chaleur. Cet accroissement de la présence de nitrosamines dans le tabac a été découvert en 1998, a affirmé le témoin Robitaille à l'avocate Nancy Roberts d'Imperial Tobacco Canada, en charge de l'interrogatoire. Pendant des années, les scientifiques ont cru que ces nitrosamines dans le tabac étaient le résultat d'une conversion chimique causée par des microbes présent sur les feuilles, disait Jeffery Gentry, lors de la 181e journée d'audience.

L'ingénieur Robitaille à la rescousse 

À la fin des années 1990, l'Ontario Flue-Cured Tobacco Growers Marketing Board (OFCTGMB), qui est le regroupement des producteurs de tabac ontariens, a cru qu'il fallait intervenir dans le dossier du séchage des feuilles de tabac. Le problème des nitrosamines était connu, médiatisé et certains pays comme les États-Unis discutait de la possibilité de convertir les fours afin de réduire la teneur en nitrosamines. L'industrie canadienne du tabac, surtout concentrée dans le sud-ouest de l'Ontario, ne voulait pas être pénalisé commercialement par un retard technologique. Elle compte 1300 producteurs de tabac et 9 000 travailleurs, auxquels il faut ajouter 17 000 ouvriers saisonniers. Début 2000, l'ingénieur Robert Robitaille fut donc mandaté par le comité appelé Tobacco Adsivory Committe pour opérer ce changement technologique. M. Robitaille connaissait bien la machinerie d'usine puisqu'il avait été gérant de grandes installations à Guelph et à Aylmer, en Ontario. Au départ, deux technologies étaient examinées. La plus simple a été choisie, a relaté le témoin Robitaille (en anglais). De plus, elle donnait les mêmes résultats que l'autre technologie évaluée.

Une technologie coûteuse pour les producteurs 

Un obstacle important est tout de suite apparu: les coûts. On évaluait à l'époque les coûts de ce changement à 100 millions de dollars. Or, l'OFCTGMB jugeait ce coût très élevé et se disait incapable de l'assumer seule. « Il aurait aimé que le coût soit réparti entre quatre acteurs du monde du tabac: le gouvernement fédéral (25%), le gouvernement provincial (25%), les cultivateurs (25%) et les cigarettiers (25%),» a affirmé Robert Robitaille.

L'OFCTGMB a donc tenté par la suite d'intéresser les gouvernements et l'Industrie à sa cause, mentionnant l'important secteur économique qui était en jeu. Une correspondance abondante s'en est suivi dont quelques lettres qui ont été présentées par Me Nancy Roberts lors de l'audience. « Le résultat de ce démarchage a été plutôt décevant, a admis le témoin Robitaille. L'arrangement proposé par l'OFCTGMB (25-25-25-25) ne s'est jamais concrétisé. Le gouvernement fédéral n'a jamais mis un sou, le gouvernement ontarien 10%, les compagnies de tabac 20% et les producteurs ont fourni le reste.» (traduction libre)

Lorsque Me Philippe Trudel de la partie demanderesse a demandé Robert Robitaille si son groupe n'aurait pas du mettre l'argent en premier pour encourager les autres à faire de même et permettre une action plus rapide dans le dossier, le témoin a répondu: « Nous avons employé cette tactique délibérément afin de mettre de la pression sur le gouvernement ontarien pour qu'il investisse lui aussi. Le gouvernement a répondu à l'appel, mais plus faiblement que souhaité.» (traduction libre)

Un investissement pertinent?

Parallèlement à ces démarches, l'OFCTGMB s'est aussi questionné, à l'époque, sur la pertinence de faire un tel investissement. Dans une lettre envoyée au sous-ministre fédéral de la santé de l'époque, David Dodge, datée de novembre 2000, (pièce au dossier 20031) l'organisme écrit qu'il n'y a pas d'évidence scientifique que le changement de four aura pour effet d'améliorer la santé des fumeurs. La question est pertinente encore aujourd'hui quand on sait que la fumée de cigarette contient 50 composés reconnus cancérigènes. Cette question, Me Trudel l'a aussi posé à Robert Robitaille lors de l'audience. Selon le témoin, tout ingénieur qui est au courant qu'il peut améliorer un procédé industriel dangereux pour la santé de la population, doit entreprendre ce changement. Ainsi, avec les informations que le milieu scientifique possédaient à l'époque, c'était la meilleure chose à faire, selon le témoin.

Rappelons que tous les événements examinés lors de cette journée d'audition se sont déroulés APRÈS LA PÉRIODE couverte par les recours collectifs, laquelle va de 1950 à 1998. Autrement dit, peu importe le comportement des trois cigarettiers après cette période, ils doivent se défendre contre ce qui leur est reproché et qui s'est passé AVANT.

Les avocats des compagnies ont néanmoins jugé qu'il fallait en passer par ces événements du 21e siècle pour faire avancer la défense, et le juge Riordan laisse faire.

**

Déroute pour les cigarettiers étrangers

Six compagnies de tabac étrangères ont essuyé récemment un autre défaite en cour. La Cour suprême du Canada a refusé, le 17 décembre dernier, d'entendre un appel demandé par six entreprises de tabac étrangères qui souhaitaient se soustraire à un recours intenté contre elle par le gouvernement de l'Ontario. Cette poursuite a pour objectif de récupérer des milliards de dollars en dépenses des régimes d'assurance-maladie publique attribuables aux méfaits causés par la cigarette.

British American Tobacco (Investment) Ltd., B.A.T. Industries PLC, British American Tobacco PLC, Carreras Rothmans Ltd., R.J. Reynolds Tobacco Co. et R.J. Reynolds Tobacco International arguaient qu'elles sont des entités étrangères et que, par conséquent, le gouvernement de l'Ontario n'avait pas juridiction pour entreprendre des réclamations contre elles.

Les audiences sont suspendues pour le temps des fêtes et reprendront le 13 janvier prochain.

jeudi 19 décembre 2013

195e jour - Le Dr James Hogg témoigne à contrecoeur de l'argent des cigarettiers dans la recherche médicale

(PCr)

Dans le procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens, si la défense avait lundi pour but fondamental de montrer que même des docteurs en médecine, et parfois beaucoup plus récemment que le défunt Hans Selye (1907-1982), ont accepté ou sollicité des fonds de l'industrie du tabac pour mener des recherches scientifiques, comme quoi cette industrie n'était pas le paria qu'elle est devenue, c'est réussi.

Le Dr James Hogg a été du nombre. On verra un peu plus bas que ce n'est pas un quidam.

Plusieurs témoins appelés par l'industrie dans ce procès ont un titre de docteur, et ce n'est pas toujours en chimie. Certains ont des formations en physiologie (Dixon), en pharmacologie (Liston), ou en biologie (Read), qu'ils ont parfois acquises sur les bancs d'écoles de médecine ou aux côtés de futurs médecins. Dans nos universités, certains scientifiques de formation enseignent à de futurs médecins ou font des recherches au sein de facultés de médecine sans avoir tous un doctorat en médecine (m. d.). Rien de plus naturel.

La médecine n'est cependant pas seulement un bagage de connaissances issues d'observations concordantes et d'expériences reproduisibles, c'est aussi une ambition pratique, parfois loin du quotidien de certains chercheurs en médecine mais qu'ils ne peuvent ignorer sans reniement, une vénérable ambition de soigner les malades et d'aider les bien portants à prévenir les maladies, symbolisée par le serment d'Hippocrate.

Jusqu'à lundi, il n'y avait eu aucun médecin convoqué à la barre des témoins par la défense, ni non plus parmi les témoins ayant fait carrière auprès de l'industrie appelés à la barre par les recours collectifs de victimes. Les trois médecins entendus jusqu'à présent (Desjardins, Guertin et Negrete) étaient les experts venus expliquer l'ampleur et la gravité des ravages sanitaires causés par le tabagisme ainsi que la force de la dépendance au tabac.

Cependant, puisque les médecins des universités n'ont pas toujours tous su se tenir loin de l'assiette au beurre offerte par l'industrie du tabac, il était inévitable qu'on finisse par voir au moins un disciple d'Hippocrate venir parler de cela devant le tribunal, de gré ou de force.


De reculons

Il ne voulait pas témoigner, James Hogg, signataire ou cosignataire de plus de 350 articles publiés dans des revues scientifiques et accessibles en ligne, longtemps chercheur et professeur de l'Université McGill à Montréal, puis chercheur et professeur émérite au département de pathologie de la Faculté de médecine de l'Université de Colombie-Britannique (UBC), membre du Temple de la renommée médicale canadienne, officier de l'Ordre du Canada, etc. Un centre de recherche universitaire porte le nom de James Hogg à Vancouver.

Il y a deux variétés de témoins de faits dans un procès: ceux qui acceptent de comparaître sans se faire prier, et ceux qui attendent pour cela de recevoir une citation à comparaître signée par un juge (à la demande d'une des deux parties). Le Dr Hogg fait partie de la deuxième catégorie.

Par-dessus le marché, au lieu de faire venir ce témoin de 78 ans au palais de justice de Montréal, les parties avaient convenu de l'interroger et de le contre-interroger à Vancouver, près d'où il habite, et son témoignage était transmis en direct sur un autre versant du deuxième plus grand pays du monde. Sur la côte du Pacifique, il n'y avait avec le témoin que deux avocats du tabac, un avocat des recours collectifs et une sténographe engagée sur place. Le juge Riordan, la greffière, l'huissier, les autres avocats et le public au procès étaient au Québec, où les horloges marquaient 13h au lieu de 10h au début de l'audition, et le thermomètre un temps nettement plus froid.

(C'était la deuxième fois qu'un témoin à ce procès comparaissait à distance et en direct devant le juge Riordan; la première fois, c'était en septembre 2012. Le son était meilleur cette semaine, mais on n'a pas eu à l'écran de gros plans sur la tête du témoin comme la fois précédente. L'assistance se souviendra peut-être mieux de la voix plutôt singulière du Dr Hogg qui peut faire penser par moment à celle de Preston Manning, dont les interprètes de la Chambre des communes canadienne ne s'ennuient peut-être pas. Le public de la salle d'audience à Montréal était d'autant plus condamné à écouter sans voir d'image significative qu'aucun des six écrans de la salle ne montrait les pièces examinées et versées au dossier de la preuve.)

Or donc, comme il l'a déclaré d'emblée à l'avocate Nancy Roberts d'Imperial Tobacco Canada, James Hogg témoignait à son corps défendant, après avoir été forcé de comparaître par un juge (en fait, parce que la défense de l'industrie le voulait). Le témoin du jour a tenu à préciser dès le début qu'il n'intervenait en faveur d'« aucun des deux côtés ».

Le juge Riordan, comme pour prévenir le moindre apitoiement, a dit tout de suite au Dr Hogg qu'il ne pensait pas que le témoin soit le représentant de qui que ce soit. Cela a paru rassurer le docteur, qui pilote ou a piloté des recherches qui sont encore en cours, dont certaines font l'objet d'un financement dont l'attribution serait, semble-t-il, incompatible avec le témoignage d'un chercheur de l'équipe en faveur de l'industrie du tabac. Une telle condition ne ressemble-t-elle pas à du gros bon sens?

Le public de la salle d'audience n'a cependant pas su si les contrats empêcheraient un témoignage à charge CONTRE cette industrie, bien qu'il soit déjà arrivé en 2007 à James Hogg de refuser de témoigner à la demande de l'État du Vermont poursuivant des cigarettiers. (Voir ce reportage de l'Edmonton Journal déniché par notre collègue Cynthia Callard du blogue Eye on the trials.)

En revanche, l'interrogatoire principal par Me Roberts a permis au témoin (docteur en médecine depuis 1962) de dire son admiration pour toute un aréopage de chercheurs québécois avec qui il a travaillé ou rivalisé pour obtenir des bourses de recherche, y compris de l'industrie du tabac: Peter Paré, Peter Macklem, John Burgess, William Thurlbeck, Darrel Munro, Malcolm King, etc.

Comme l'a montré plus tard le contre-interrogatoire, le Dr Peter Paré de l'Université McGill était le frère de Paul Paré, qui fut à partir de 1967 le chef de la direction et président d'Imperial Tobacco Company of Canada limited. Si on se fie au récit du Dr Peter Macklem sur l'histoire des Laboratoires Meakins Christie de l'Université McGill (pièce 1663), cela pourrait en partie expliquer que cette université québécoise ait profité sensiblement plus que les autres universités canadiennes des donations du Conseil canadien des fabricants du tabac, bien que l'Université de Montréal, l'Université d'Ottawa et d'autres institutions de haut savoir n'ont pas été mises de côté non plus.

(Dans un mémoire d'une quarantaine de pages présenté en mai 1963 à l'Association médicale canadienne (pièce 549), Imperial Tobacco s'inquiétait des conséquences pour la recherche médicale sur le cancer du poumon d'une future possible conviction du public que la cause de ce cancer est toute trouvée. Le message pourrait ne pas être tombé dans l'oreille de sourds, même si le consensus scientifique sur le cas précis du cancer du poumon était sur le point d'éclater au grand jour avec la publication du rapport de 1964 du Surgeon General des États-Unis.)


Pas du genre à nier le lien causal, mais pris comme Faust

Certains témoins de l'industrie au procès présidé par l'honorable Brian Riordan ont refusé de reconnaître que le tabagisme est plus qu'un facteur de risque d'être atteint d'un cancer et est plutôt carrément une cause de cancers. Ils faisaient cela en prétextant que le mécanisme d'action était ou demeure mal élucidé.

Pour sa part, le Dr Hogg a affirmé que la méconnaissance du mécanisme au niveau moléculaire n'empêche pas la relation causale d'être bien établie scientifiquement depuis longtemps. Ouf, pas de négation du mérite de l'épidémiologie.

Il a aussi fait valoir que l'élucidation du mécanisme d'action permettrait de sauver un jour des vies et des capacités physiques, peut-être en permettant le développement d'antidotes. Cela va sans dire, n'est-ce pas ?

Au tout début de son témoignage, sans que votre serviteur ait eu connaissance que Me Roberts lui ait tendu une perche autrement que subtile, le Dr Hogg avait plaisamment souligné comment il était passé loin d'un prix Nobel (de physiologie-médecine), malgré toutes ses belles recherches. Cet accès de modestie a fait sourire l'auditoire mais le docteur ne pourra pas dire qu'il n'a jamais pensé à la Chose, le prix Nobel, ce dont personne ne saurait lui faire le reproche.

Les lecteurs qui ont souvenance d'une espérance de cigarettes inoffensives dont des chimistes comme Wigand et Farone ont témoigné, espérance qu'ils cultivaient quand ils sont entrés au service de l'industrie et qui a été amèrement déçue, n'auront pas de mal à imaginer d'autres mortels, des médecins, passant par des transactions avec ce qui avait l'air de bons diables pour faciliter une carrière et accéder peut-être un jour à une gloire immortelle.

L'industrie du tabac n'a jamais dicté l'orientation de ses recherches à James Hogg, s'est-on fait répété par le témoin lors de l'interrogatoire. Méphisto laissait lui aussi le docteur Faust libre, tout en faisant sa fortune...

Malgré plusieurs condamnations de l'usage du tabac prévisibles de la part d'un médecin et pathologiste, la défense des cigarettiers tenait à le faire comparaître, apparemment pour lui faire dire que l'industrie ne tirait pas les ficelles de ses recherches, entre autres bonnes actions.

Or, on l'a dit, James Hogg était mal à l'aise avec la perspective de paraître devant un tribunal, même s'il n'est accusé de rien, et il n'a pas paru longtemps rassuré par la généreuse déclaration du juge Riordan sur la neutralité du témoin, déclaration qui apparaîtra pourtant dans la transcription sténographique.

Pourquoi le Dr Hogg a paru un peu mal à l'aise ?

Pas parce que ses recherches ou ses sollicitations de fonds ont contribué à l'invention de controverses scientifiques voulues par l'industrie, à la façon des interventions du mathématicien Theodore Sterling ou du psychologue des dépendances Dollard Cormier, dans les années 1980.

Pas parce que le docteur a tenté de pousser la volonté d'action publique sur une fausse piste, à la façon du célèbre spécialiste du stress Hans Selye en 1969 devant une commission parlementaire à Ottawa.

Rien d'aussi complaisant et tragique.

Pas parce que le commanditaire de la recherche voulait en connaître les résultats avant qu'ils soient publiés, ce que le chercheur James Hogg ne considère pas comme une pratique inhabituelle, ni comme un problème.

Peut-être plutôt, peut-être, pour trois raisons: la lenteur manifeste du Dr Hogg à sortir les yeux du microscope pour regarder, non pas son compte en banque, mais comment les règles du jeu se précisaient dans le monde de la recherche médicale, en rapport avec les conflits d'intérêts; l'importance des sommes que l'opportuniste entrepreneur en recherches scientifiques a soutirées des cigarettiers sur une période comprise entre 1971 et le milieu des années 1990; et le simple risque d'échapper devant un parterre d'avocats des propos qu'il aurait pu regretter. 


Pris par surprise par un refus de publier son étude ?

Le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) a accordé ses grâces financières au Dr Hogg de 1971 à 1986. Un document du CTMC (pièce 21045 au dossier de la preuve) permet de constater que le total avoisine le 1,2 million $, soit environ le quart de tous les fonds accordés à des recherches scientifiques par cet organisme durant cette période.

À partir de 1986 jusqu'au milieu des années 1990, c'est R. J. Reynolds Tobacco (RJR), la maison-mère aux États-Unis de Macdonald Tobacco au Canada (aujourd'hui JTI-Macdonald), qui a pris le relais du CTMC auprès de l'Université de Colombie-Britannique, où le Dr Hogg avait migré en 1977.

Quelque part durant cette décennie, à une date qui n'a pas été spécifiée lors de l'interrogatoire ou que l'auteur du blogue n'a pas entendu, deux revues scientifiques spécialisées ont refusé de publier un article du Dr Hogg où étaient rapportés les résultats d'une recherche. Le témoin Hogg a déclaré lundi que c'était parce que cette recherche avait été financée par l'industrie.

Aucun avocat n'a voulu accabler le témoin en lui demandant comment un chef de laboratoire expérimenté comme lui avait pu ne pas voir venir un tel refus. Les revues qui publient des articles de scientifiques après révision par des pairs ne sont certes pas ce genre de publications à changer leurs règles sans crier gare.

Quand Me Roberts lui a demandé s'il ne voyait pas un problème d'éthique dans sa longue relation d'affaires avec les cigarettiers, le témoin Hogg a répondu que non, mais reconnu que les universités pouvaient penser autrement.

En contre-interrogatoire, le procureur Pierre Boivin des recours collectifs est parvenu à savoir que la recherche dont il était question dans l'article refusé de publication concernait l'effet de l'usage de la cigarette Eclipse, une marque de RJR. (Voir cet article de Canadian Press paru en juillet 1996 sur le site de la bibliothèque Legacy Tobacco Documents.) 


Encore le rêve d'une cigarette inoffensive

Interrogé ensuite une deuxième fois par le procureur de JTI-Macdonald Kevin LaRoche, le témoin Hogg a expliqué qu'avec l'Eclipse, l'allumage d'un petit morceau de charbon à l'extrémité de la cigarette dégageait juste assez de chaleur pour libérer la nicotine du mélange de tabac sans en entraîner la combustion, d'où l'absence d'inhalation de fumée de tabac et de toutes les toxines qu'elle contient. (Et le produit de la combustion du charbon ? Personne ne lui a demandé de préciser si cela était inhalé.)

Plus tôt, le Dr Hogg avait brièvement laissé entrevoir toute la révolution socio-sanitaire qu'aurait entraînée la popularisation d'une cigarette satisfaisante pour les nicotinomanes mais qui n'endommage pas leurs voies respiratoires.

Avec Me LaRoche, il a été question de leucocytes produits en plus grand nombre par la moelle osseuse chez les fumeurs, du fait des particules fines contenues dans la fumée du tabac qui se déposent sur l'épithélium de leurs voies respiratoires et provoquent une réaction immunitaire. Ça aurait été un signe encourageant si le nombre observé de ces nouveaux leucocytes chez les fumeurs qui avaient consommé durant un certain temps des Eclipse au lieu de leur marque antérieure avait été significativement plus bas que le nombre élevé observé chez des fumeurs qui continuaient avec leur marque habituelle. Le résultat n'a pas été concluant, selon le Dr Hogg.

(Apparemment, la marque Eclipse, faute de fournir assez de goudron peut-être, n'a pas vraiment été non plus au goût d'une masse de fumeurs américains, qui n'ont jamais cessé de lui préférer d'autres marques offertes par R.J. Reynolds comme la Camel, la Kool ou la Winston, ou des marques de concurrents.) 


Quelques propos qui trahissent un décalage

James Hogg a paru troublé par le fait que seulement une minorité de fumeurs sont atteints par un cancer du poumon, comme s'il ne voyait pas que cette minorité constitue 85 % des personnes atteintes par ce cancer, ce qui indique un risque catégoriquement plus élevé que chez les non-fumeurs, comme l'a montré l'épidémiologue Jack Siemiatycki dans son rapport d'expertise.

Le vieux docteur a aussi parlé d'un fumeur centenaire qu'il a déjà vu sur une photo.

*

Le témoignage du Dr Hogg s'est terminé un jour plus tôt que prévu. Il n'y a pas eu d'audition mardi. La journée d'audition de mercredi avait déjà sauté deux semaines plus tôt, parce que la défense ne pouvait pas caser un témoin cette journée-là.

C'est aujourd'hui jeudi 19 décembre, le dernier jour d'audition au procès en 2013. Le tribunal accueille Robert Robitaille, dont le témoignage sera relaté demain.

vendredi 13 décembre 2013

194e jour - Albert Liston, un témoin qui navigue à contre-courant

(SGa)

Alors que dehors, le froid était à fendre la pierre, la 2e journée de comparution d'Albert Liston a été plutôt chaude et fertile en rebondissements. Le témoin qui a eu un rôle névralgique à Santé Canada pendant plusieurs années (lire le blogue de la 193e journée pour plus de détails) a continué à nier l'évidence scientifique mondialement reconnue à l'effet que le tabac cause une dépendance et est responsable de plusieurs milliers de mortalités prématurées chaque année au pays. Les chiffres sur le nombre de mortalités annuelles (35 000 ou 40 000, selon le cas) sont exagérés, selon lui.

Déjà lors du 193e jour d'audience, Albert Liston a nié que le tabagisme puisse entraîner une accoutumance. La suite de son témoignage, en cette 194e journée, a confirmé à quel point M. Liston navigue à contre-courant et a pris des décisions, à cette époque, qui ont pu mettre en danger la santé des Canadiens.

À ce propos, profitons-en pour faire un petit rappel historique. Lors du scandale du sang contaminé, au début des années 1980, Albert Liston était alors sous-ministre adjoint chargé de la Direction générale de la protection de la santé du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social. Or, la gestion de cette crise qui a causé la mort de plusieurs milliers d'hémophiles et détérioré la santé de milliers d'autres avait fait l'objet à l'époque de plusieurs critiques.


Un témoignage truffé d'invraisemblances

Mais revenons à nos moutons. Lors de l'audition de jeudi, l'avocat Bruce Johnston du recours collectif a mené un contre-interrogatoire serré du témoin Liston, ce qui a permis de relever certaines contradictions et plusieurs invraisemblances.

Parmi ces invraisemblances, Me Johnston mentionne un document où M. Liston compare la combustion du tabac avec la combustion de certaines espèces végétales. Dans les deux cas, il y a présence de matières toxiques à de faibles niveaux, a relevé M. Liston, voulant ainsi par cette démonstration minimiser la toxicité de la fumée de tabac. Me Johnston a trouvé la comparaison plutôt boiteuse.

Albert Liston croit aussi que la fumée de cigarette n'est pas mortelle et cela malgré qu'il y ait un consensus scientifique bien établi à ce chapitre. « La toxicité se détermine en premier lieu par la dose, dit-il en substance. Si la dose est petite, ce n'est pas toxique. Si la dose est plus forte, cela peut être mortel dans certains cas. » (traduction de l'auteur du blogue)

Pour mieux illustrer son propos, M. Liston a fait aussi une analogie avec l'eau, un liquide essentiel à la vie. « Une consommation d'eau en trop grande quantité peut causer la noyade alors qu'un excès d'eau chronique peut résulter en une hausse de la pression sanguine. » Mais il y a un hic, c'est que la majorité des fumeurs ne se retrouvent pas dans cette situation. Ils sont exposés à de petites doses de fumée, à répétition et à chaque jour.

L'ancien sous-ministre adjoint de Santé Canada a surpris le public de la salle d'audience en n'associant pas le tabagisme au développement du cancer. Selon lui, il n'est pas prouvé que le tabagisme cause le cancer du poumon. À ce sujet, il a dit: « l'exemple classique, c'est de dire que la majorité des gens qui meurent ont les cheveux gris alors les cheveux gris ne causent pas la mort. Le lien n'est pas causal. » M. Liston a émis les mêmes doutes au sujet des morts prématurées causées par le tabagisme. Selon lui, les fumeurs meurent d'une variétés de maladies et on ne peut associer le tabagisme à une mortalité prématurée chez les fumeurs. 


Une publicité honnête?

Interrogé sur la publicité faite par les fabricants, Albert Liston a affirmé qu'elle était honnête et véridique. Et pourtant, dans le même souffle, il a admis que ceux-ci ne mettent pas toujours l'accent sur les risques associés au tabagisme.

Toujours sure le même sujet, Me Johnston lui a demandé s'il était au courant de la publicité (faite au milieu des années 1980) sur les cigarettes Tempo et Avanti qui ciblaient clairement les jeunes de moins de 18 ans en contravention avec le code volontaire de publicité du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC). Albert Liston a prétendu qu'il ne le savait pas, lui qui était pourtant à l'époque responsable de la règlementation des produits de tabac et de bien d'autres produits de consommation.

La publicité sur le tabac a-t-elle encouragé les gens à s'adonner à des pratiques non sécuritaires et dangereuses pour la santé, lui a demandé Me Johnston ? Pour l'ancien sous-ministre adjoint, la réponse a été non. « J'ai de la difficulté avec cette question car on peut fumer et cela ne vous tue pas, a-t-il dit en résumé. Le niveau de dangerosité se fait sentir sur plusieurs dizaines d'années, ce qui le rend difficile à évaluer et à quantifier. »

Par ses propos, Albert Liston a semblé donc plutôt favorable à la situation prévalant quand l'industrie s’auto-réglementait en matière de publicité. Pourtant, en 1986, le document A catalog of deception remis au ministère fédéral de la Santé par l'Association pour les droits des non-fumeurs démontrait bien les limites de l'auto-réglementation de l'industrie. En prenant les règlements du Code point par point, les auteurs avaient démontré comment il avait été facile (en donnant des exemples) pour les compagnies de se soustraire à leurs propres règlements. 


Imbroglio autour de Nancy Roberts

À la fin de l'audience est survenu un imbloglio au sujet de deux pièces au dossier de la preuve présentées par la partie demanderesse.

En novembre 1985, une femme au nom de Nancy Roberts a rédigé une lettre adressée au ministre de la Santé de l'époque, l'honorable Jake Epp. Elle y faisait part de sa forte désapprobation de la campagne de publicité conçue par RJR-Macdonald et visant à promouvoir les cigarettes Tempo auprès des jeunes de moins de 18 ans. Plus d'un mois plus tard, le ministre Epp lui répondait en mentionnant qu'il a écrit au cigarettier RJR-Macdonald pour lui demander de retirer cette publicité, affirmant qu'elle contrevenait à la règle 7 du code de publicité du CTMC (qui interdit les publicités qui ciblent les jeunes de moins de 18 ans).

L'avocate Nancy Roberts
Jusqu'ici, tout semblait dans la normalité des choses. Cependant, à la fin de l'audience, les avocats de la partie défenderesse sont intervenus pour demander que les avocats du recours collectif retirent la suggestion selon laquelle la personne qui avait rédigé la lettre, Nancy Roberts, était l'avocate d'Imperial Tobacco Canada dont il est souvent fait écho sur ce blogue.

Le juge Riordan a demandé à ce que les choses demeurent inchangées, et l'identité de l'auteure de la lettre reste un mystère.

Le procès reprend le lundi 16 décembre, en après-midi.

jeudi 12 décembre 2013

193e jour - Albert Liston, un témoin prometteur plutôt deux fois qu'une

(AFl)

En cette frisquette journée de décembre, l'audience au palais de justice de Montréal a pris une tournure qui contraste avec la morosité de ces derniers jours. Le style coloré de l'avocate d'Imperial Tobacco Canada (ITC) Deborah Glendinning a contribué à briser la routine. Mais c'est le témoin, Albert Liston, qui a volé la vedette en apportant dans ses bagages bon nombre d'éléments qui donnent à l'audition des témoins du gouvernement un tout nouveau souffle.

Me Deborah Glendinning
L'octogénaire Albert Liston, ancien sous-ministre adjoint de Santé Canada, n'est pourtant pas un nouveau venu dans le dossier du tabac. Il a témoigné devant la Cour supérieure du Québec dans les années 90 quand son ministère a introduit les premiers contrôles sur l'industrie. En 2000,  on l'a entendu à la Cour des petites créances de l'Ontario dans une cause impliquant un ancien employé d'ITC. En 2004, son témoignage a été utilisé à la Cour suprême de Terre-Neuve et Labrador à l'occasion d'une tentative de recours collectif contre ITC. Mais dans les deux derniers cas, il témoignait pour le compte des compagnies de tabac - pas pour celui du gouvernement.

Détenteur d'un doctorat en stéréochimie / analyse conformationnelle de l'Université de Montréal, Albert Liston porte en effet une double casquette : il est, depuis sa retraite, un consultant privé pour des entreprises à qui il fournit des conseils stratégiques et réglementaires dans le domaine scientifique. Parmi ses clients, quelques-uns des personnages qui font le quotidien du juge Riordan depuis plus de 18 mois.


Une première carrière exemplaire

C'est à titre d'ancien fonctionnaire qu'Albert Liston témoignait ce mercredi. Sa carrière à Santé Canada a duré 29 ans. D'abord à la Direction des aliments et des drogues, puis à la Direction générale de la protection de la santé (à partir de 1971), il est nommé sous-ministre adjoint à la Protection de la santé le 4 septembre 1984, un poste qu'il occupera jusqu'à sa retraite en 1992 et qui le met à la tête de plus de 2 000 fonctionnaires. Pour utiliser une métaphore à saveur scientifique souvent entendue dans le monde de l'entreprise, il était alors le  « n - 2 » du ministre.


Si vous ne pouvez pas vous arrêter, fumez autrement, fumez « mieux »!

Dès la fin des années 1960, Santé Canada avertit la population des dangers du tabac à coup de communiqués de presse dont plusieurs exemplaires ont été déposés en preuve ce mercredi (pièces 20007.7 datant de 1968, 1554.5,  datant de 1969, et 1554.7 datant de 1970). Le message du gouvernement est simple : fumer est mauvais pour la santé et il faut encourager les fumeurs à changer leurs habitudes, notamment en les dirigeant vers des produits contenant  moins de nicotine et de goudron.

Dans ces communiqués, on produit des tableaux à trois colonnes avec le noms des marques et leurs niveaux respectifs de goudron et de nicotine. À partir de 1979, une nouvelle colonne apparaît : celle du monoxyde de carbone. En appui à cette information chiffrée, des conseils pour fumer de manière plus sécuritaire son dispensés : ne pas inhaler la fumée, ne pas fumer ses cigarettes jusqu'à la fin, espacer le temps entre deux cigarettes, etc.

Dans la série de communiqués qui ont défilé sur les écrans de la salle d'audiences, l'un d'eux, datant de 1973, illustre particulièrement bien l'une des lignes de défense des cigarettiers : mettre la responsabilité sur le dos des fumeurs qui mettent leur santé en péril en toute connaissance de cause. Dans ce document, l'expression « maladies choisies » (« diseases of choice ») est lâchée. Comme pour l'endosser encore davantage, Albert Liston a déclaré devant le juge que « chaque personne est responsable de la nourriture qu'elle mange, de ce qu'elle fume, des médicaments qu'elle décide de prendre ou non.» (traduction libre)

Responsabiliser ou culpabiliser? D'aucun diront que la ligne entre les deux est bien mince.


Plus de 3 500 contaminants potentiels

La question du risque associée à la fumée n'est donc pas remise en question par Santé Canada, Dans un mémo datant de 1984 adressé au ministre et émanant de la Direction de la protection de la santé, il est même écrit noir sur blanc que  « la fumée de cigarette contient 3 800 produits chimiques, dont 50 à 100 sont connus ou soupçonnés être des agents carcérigènes ou toxiques. Il serait donc extrêmement difficile, voire impossible, d'éliminer tous ces poisons ou de créer un substitut au tabac dont la fumée ne soit pas toxique. » (traduction libre)

On peut en revanche encourager l'industrie à fabriquer des produits contenant moins de goudron, de nicotine et de monoxyde de carbone, ce que faisait Santé Canada en soumettant les manufacturiers à des cibles précises. Le tout, aux dires de M. Liston, dans un climat de bonne coopération où les manufacturiers se sont toujours comportés en bons élèves. Même quand la législation s'est raffermie, ce n'est pas parce que l'industrie avait transgressé les règles dictées par Santé Canada.


Des décisions politiques

Quand, en début de journée, Me Glendinning a examiné avec le témoin les organigrammes de Santé Canada, Albert Liston a eu l'occasion d'expliquer que la Direction pour laquelle il travaillait était le bras strictement scientifique du ministère. Une autre direction, plus versée dans les considérations sociales et politiques, était aussi à l'oeuvre, et c'est précisément elle qui a été responsable du resserrement de la réglementation pour l'industrie du tabac.

Selon le témoin, le resserrement des règles sur la publicité et les messages d'avertissement ont d'ailleurs été sans effet. Pour paraphraser le témoin, il s'agissait des décisions motivées par la politique et non par la science. Pour appuyer ces dires, il a notamment évoqué le fait que des efforts similaires et même encore plus contraignants avaient été menés en Italie et en Pologne et n'avaient pas porté fruits.

D'ailleurs, pour Albert Liston, la divulgation publique des informations relatives à la toxicité du tabac a ses limites. Si Santé Canada « veut fournir au consommateur une information utile pour l'aider à faire des choix », il n'est cependant pas souhaitable, pour l'ancien haut fonctionnaire, d'y aller trop dans le détail en fournissant une information scientifique exhaustive qui risquerait d'embrouiller l'esprit du public. Un point de vue que certains pourraient qualifier de paternaliste mais qu'Albert Liston a cru bon d'associer avec l'exemple des campagnes de vaccinations qui peuvent conduire à l'échec quand on explique trop en détail ce que les vaccins contiennent.


Le poids des mots

La pièce de résistance de cette courte journée qui s'est achevée avant le dîner aura été, selon l'auteur de ce blogue, la discussion autour du terme « addiction » et de son pendant plus innocent qu'est le mot « dependence ». Ici, une précision linguistique s'impose : alors que la langue française fait des deux termes des presque synonymes - ou du moins des mots très proches - la nuance sémantique est plus marquée en anglais, selon certains.

Deborah Glendinning a abordé le sujet de la terminologie avec un grand sourire, car elle savait quelle allait être la suite. À la question : « Selon-vous le tabac est-il addictif ? », la réponse du témoin a été sans appel : »Non, pas selon ma définition. »

Pour Albert Liston, qualifier le tabac de substance « addictive » c'est le mettre dans le même panier que les narcotiques, la morphine ou la codéine. « Le mot est exagéré, a-t-il dit en substance, et son usage n'est pas approprié quand on parle du tabac. Il y a une connotation sociale péjorative associée à ce terme. »

Plusieurs documents ont été déposés pour appuyer cet argument (dont les pièces 40001 et 40346.373 datant toutes deux de 1986). Dans le premier, Liston note, de manière assez virulente, que « le fait de dire que le tabac (nicotine) est « addictif » n'a aucun sens dans le contexte médical et pourrait faire remettre en question le jugement du Département sur les questions scientifiques.»  Dans le second, il évoque sa préoccupation quant à la réappropriation de ce terme par les groupes de lobby anti-tabac (« I am as well concerned that the choice of terms could have a significant impact on subsequent representation made to the Departement by the interested advocacy group. »)

Or, à la suite d'une décision des États-Unis (rapport du Surgeon General de 1988) d'utiliser le mot « addiction » en référence au tabac, Santé Canada demande en 1989 à la Société Royale du Canada de faire le point sur cette histoire de vocabulaire (pièces 40346.361 et 40346.362) et de produire un rapport qui permettra de trancher. 

Au grand dam d'Albert Liston qui, aujourd'hui encore, reste en désaccord avec les conclusions du rapport, la Société Royale du Canada conclut par l'affirmative : le mot « addiction » est adéquat quand on fait référence au tabac car, entre autres raisons, le terme «dépendance» est trop ambigu.

Malgré ces conclusions, il faudra quand même attendre cinq ans, en 1994, pour voir apparaître sur les paquets de cigarettes les alertes en lien avec l' « addiction » (en anglais) ou dépendance (en français)...

(Selon le Dr Juan Negrete, témoin-expert en dépendances, les vrais spécialistes anglophones en Amérique du Nord utilisent indistinctement les mots anglais addiction et dependence depuis le milieu des années 1960 (voir section 2 de son témoignage en avril). Selon le témoin-expert historien des sciences Robert Proctor, la distinction a été maintenue artificiellement en vie par quelques scientifiques amis de l'industrie du tabac.)


La carrière après la carrière

En fin d'avant-midi, Deborah Glendinning a laissé la parole à son confrère Simon Potter qui défend de Rothmans, Benson & Hedges (RBH). Il souhaitait aborder très brièvement la carrière d'Albert Liston après son départ de Santé Canada, en demandant par exemple au témoin quel pourcentage l'industrie du tabac représentait dans sa clientèle privée. Environ 15% a répondu Liston, qui a offert ses services à RBH, ITC, ainsi qu'au Conseil canadien des fabricants des produits du tabac.

mercredi 11 décembre 2013

192e jour - Les croyances dans les ministères et l'activité de l'industrie

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens devant la Cour supérieure du Québec au palais de justice de Montréal, le témoignage de Bryan Zilkey, un ancien chercheur du ministère fédéral de l'Agriculture de 1969 à 1994, s'est terminé mardi au bout d'une demi-journée.

Lundi et encore mardi, les procureurs des recours collectifs ont soulevé très peu d'objections mais parfois laissé échapper de petites remarques moqueuses à propos de l'insignifiance des réponses que le témoin, même avec la meilleure volonté du monde, pouvait apporter aux questions de l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Valerie Dyer. Après avoir écouté trop de questions sur des détails apparemment insignifiants, un avocat des recours collectifs ordinairement des plus sérieux a demandé: « Allez-vous lui demander ce qu'il y avait au menu de la rencontre ? » Mais il y avait une pointe de lassitude dans la saillie.

Le juge Riordan lui-même, qui a parfois demandé à l'avocate d'Imperial où ses questions menaient, ne paraissait pas d'humeur à vouloir réprimander les avocats des recours collectifs, et c'est uniquement l'espérance raisonnable d'une fin prochaine, promise par l'avocate, qui semble l'avoir empêché d'interrompre la prestation du duo Dyer-Zilkey.

Quand l'avocate de la défense de l'industrie a eu fini, un peu plus vite que prévu, bien qu'on ne se soit pas vraiment aperçu qu'elle ait rempli sa promesse de changer le moindrement la teneur de son interrogatoire, la partie demanderesse a annoncé qu'elle ne ferait pas du tout de contre-interrogatoire. Le juge n'a pas eu non plus de questions. Bon vent, M. Zilkey.


Une stratégie de réduction des méfaits qui a mal tourné ?

L'ennuyant passage d'un troisième témoin interne des activités d'Agriculture Canada laisse cependant dans son sillage de nouvelles pièces au dossier de la preuve qui montrent qu'au milieu des années 1970, le ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social mettait encore beaucoup d'espoir dans le remplacement des cigarettes traditionnelles par des cigarettes à basse teneur en goudron, que des compagnies de tabac mettaient déjà en marché sous les désignations de « légères » ou « douces ».

L'auteur du blogue n'est pas du tout certain que le juge Riordan, après un an et demi d'instruction, ait été irrémédiablement averti, par un témoin ou une pièce au dossier, que l'idée d'une cigarette moins dangereuse pour la santé a d'abord été celle des compagnies-soeurs des compagnies canadiennes aux États-Unis, bien avant d'être une idée chez certains fonctionnaires fédéraux canadiens.

Or, il se trouve qu' « au gouvernement », Bryan Zilkey et ses compères de la ferme expérimentale de Delhi n'ont pas été seuls à croire à cette idée. À l’œuvre auprès puis au sein du ministère fédéral de la Santé dans les années 1960 et 1970, le médecin Harold Colburn y croyait aussi.

L'historien Robert John Perrins, témoin-expert de l'industrie, s'était efforcé de bien mettre le « Dr Colburn » en évidence dans son rapport versé en preuve en août dernier. Le nom est réapparu mardi sur les écrans de la salle d'audiences.

Dans une lettre de 12 pages adressée le 21 février 1975 au chercheur Brian Cox, une lettre qui ressemble souvent à un plaidoyer (pièce 40347.59), le Dr Colburn situait dans un vaste contexte le programme de son ministère, en collaboration avec le ministère de l'Agriculture et l'Université de Waterloo, pour développer des cigarettes moins risquées pour la santé, entre autres parce qu'elles devaient contenir moins de cet ensemble de substances toxiques désigné alors sous le nom de goudron.

Depuis la parution en 2001 de la célèbre « Monographie 13 » du ministère de la Santé des États-Unis, il ne reste peut-être plus personne dans le monde de la santé publique qui croit à l'existence d'un effet bénéfique détectable de l'usage des cigarettes à teneur réduite en goudron. Dès le début des années 1980, le scepticisme et la prudence étaient déjà suffisamment forts à Santé Canada pour inspirer à ce ministère de retirer son appui financier au programme promu antérieurement par le Dr Colburn. Agriculture Canada a continué seul. Il reste qu'on n'en était pas là en 1975.

pièce 40347.59, page 9
En 1975, le Dr Colburn doutait que la prévalence du tabagisme chez les Canadiens et les Canadiennes puisse chuter substantiellement et rapidement; il croyait que les filtres retenaient une partie de la nicotine, que la réduction souhaitée de la teneur en goudron entraînerait une réduction additionnelle de la teneur en nicotine, que les fumeurs pouvaient compenser un manque trop grand de nicotine en fumant plus de cigarettes, et il préconisait que le mélange de tabac incorporé dans les cigarettes contienne à la fois moins de goudron et PLUS de nicotine, de manière à ce que la fumée inhalée contienne beaucoup moins de goudron et juste un peu moins de nicotine (que les cigarettes « traditionnelles »).

Ambitieuse alchimie ? Naïveté de croire que l'industrie n'allait pas tricher en ayant l'air de se prêter au jeu ?  Le Dr Colburn ne pourra pas raconter sa version des faits puisqu'il est décédé en octobre 2011 à l'âge de 85 ans.


Un nouveau rapport d'expert à venir

Le jeudi 5 décembre dernier, les avocats des deux camps ont débattu de l'utilité d'ajouter au dossier de la preuve en demande un rapport d'expert à demander au Dr David Burns, le professeur de médecine californien qui a dirigé la rédaction scientifique de la Monographie 13.

Originalement, David Burns figurait parmi les experts médicaux que voulait convoquer le gouvernement du Canada, quand ce dernier était impliqué dans le présent procès comme défenseur en garantie des compagnies de tabac intimées. Un premier rapport d'expertise pondu par le Dr Burns avait circulé entre les parties dès avant l'ouverture du procès. Le juge Riordan, à la suite d'un débat entre la Couronne fédérale et les cigarettiers, avait demandé des retranchements à ce rapport d'expertise de David Burns, lequel rapport ne fut finalement jamais versé en preuve, en conséquence de la mise hors de cause de la Couronne fédérale par la Cour d'appel du Québec à l'automne 2012.

Les avocats des recours collectifs ont souhaité faire témoigner le Dr Burns depuis qu'un expert de la défense, le physiologiste de formation Michael Dixon, en septembre dernier, s'est livré à une critique fondamentale de la Monographie 13.

Mardi, le juge Riordan a manifesté son approbation d'une demande à David Burns de répondre aux critiques de Michael Dixon et des cigarettiers. Le juge a aussi autorisé la défense à produire une contre-expertise additionnelle après.

Les pessimistes craindront que cela allonge le temps nécessaire à l'instruction de la preuve; les optimistes se diront que de toutes ces nouvelles contributions pourraient remplir le calendrier avec une substance moins diluée que ce qu'on a vu certains jours.

mardi 10 décembre 2013

191e jour - Là où l'intérêt des tabaculteurs passait avant celui des consommateurs

(PCr)
Comment d'anciens chercheurs d'Agriculture Canada dans les années 1970 et 1980 comme messieurs Frank Marks, Wade Johnson et Bryan Zilkey, les témoins de la semaine dernière et de lundi devant le juge Brian Riordan, qui n'ont jamais fait la moindre recherche scientifique auprès des fumeurs, ou sur le comportement des consommateurs, peuvent-ils parler avec tellement d'assurance de l'existence du phénomène de la compensation chez les fumeurs de cigarettes à basse teneur en nicotine, alors que des marketeurs et les hauts dirigeants de l'industrie cigarettière, eux, devant le tribunal, n'ont admis que du bout des lèvres l'existence du phénomène de la compensation, même quand des documents montrent que les cigarettiers connaissaient parfois plus objectivement leurs clients que les fumeurs se connaissaient eux-mêmes ? ?

Au vu des fréquentes et excellentes relations qu'ont déclaré avoir eu avec l'industrie du tabac les trois « docteurs » de la ferme expérimentale du gouvernement fédéral à Delhi en Ontario, il est tentant de soupçonner que leur croyance au sujet de la compensation était le reflet des croyances librement exprimées par leurs interlocuteurs chez Imperial, Rothmans, Macdonald et Benson & Hedges, qu'ils rencontraient régulièrement, pour des réunions de travail.

Le témoin du jour, Bryan Frederick Zilkey, 72 ans, retraité d'Agriculture Canada depuis 1994, se souvient notamment d'une visite d'employés de ce ministère chez Imperial Tobacco à Montréal, au début de décembre 1970, parce que l'armée canadienne était présente dans les rues pour garder certains édifices (...pendant que la police procédait à des arrestations et détentions sans inculpation, en vertu de la Loi des mesures de guerre, mise en vigueur le 16 octobre 1970 par le gouvernement fédéral après l'enlèvement d'un ministre et d'un diplomate par un groupuscule politique).

Et il y a eu moult autres réunions, y compris à l'étranger, notamment au Kentucky, a raconté M. Zilkey.

Comme par ailleurs les réponses du témoin Zilkey à certaines questions de Me Valerie Dyer (Imperial Tobacco) sont venu renforcer l'évidence de l'indifférence des botanistes-chimistes de son acabit aux réticences de Santé Canada, on peut imaginer que l'industrie pourra plaider qu'elle avait des appuis « au gouvernement » après 1969, et au moins jusqu'en 1991 (fin du directorat de Wade Johnson à Delhi).

À un moment donné lundi, un document (un mémorandum) apparu sur les écrans de la salle d'audience a bien montré que les chercheurs d'Agriculture Canada étaient soucieux de ne rien laisser filtrer à l'extérieur qui déplaise à l'industrie, même s'il leur est arrivé de publier des découvertes scientifiques dans des revues spécialisées accessibles à n'importe quel lecteur dans une bibliothèque universitaire.

Mais la collaboration sincère et même enthousiaste de botanistes et agronomes du gouvernement fédéral canadien au développement de produits à « risque réduit » et basse teneur en goudron pourrait-elle effacer les obligations des fabricants de cigarettes vis-à-vis du grand public ?

Lundi, le juge Brian Riordan a une fois de plus donné des petits signes qu'il écoutait patiemment mais n'ajoutait peut-être pas foi à la trame narrative implicite de la défense de l'industrie, celle d'un gouvernement qui aurait obligé une industrie hyper-docile à faire passer l'intérêt commun des tabaculteurs et des cigarettiers avant celui des fumeurs.

Faut-il rappeler que l'honorable Riordan doit juger des responsabilités que les cigarettiers ont eu dans l'épidémie de maladies du système respiratoire qui frappe aujourd'hui des dizaines de milliers de Québécois et doit juger des responsabilités que les cigarettiers ont eu dans la diffusion d'une dépendance qui touche aujourd'hui près d'un million et demi de Québécois.

Si le procès des trois cigarettiers est celui des orchestrateurs au Canada d'un « holocauste doré », pour reprendre la métaphore-titre du gros livre de l'historien américain Robert Proctor, comment ceux-ci peuvent-ils arriver à faire juger leurs « collaborateurs » plus coupables qu'eux-mêmes?

Peut-être que le témoin Zilkey attend un contre-interrogatoire pour partager quelques souvenirs moins roses et connaissances plus critiques de l'industrie. Son témoignage se poursuit mardi.


Les imparables manœuvres comptables de JTI-Macdonald

Vendredi, l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec a rendu public un jugement qui faisait suite à l'audition les 11 et 12 novembre derniers de plaidoiries en faveur et en défaveur d'une requête extraordinaire déposée devant lui par les avocats des recours collectifs.

(Il ne faut pas confondre cette audition avec celle devant le même juge que nous avons relaté dans notre édition du 5 octobre 2013 et qui concernait la validité de Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé.)

La rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials, Cynthia Callard, a assisté en novembre à l'audition sur la requête des recours collectifs mais son travail était soumis à une ordonnance de non-publication.

La requête, finalement rejetée par le juge Mongeon, visait à obtenir de la compagnie JTI-Macdonald qu'elle n'expédie pas vers des compagnies-boîtes à lettres tout le profit qu'elle fait au Canada en vendant des cigarettes, une tactique qui la mettrait dans l'impossibilité de verser la moindre pénalité à un fonds de lutte contre le tabagisme ou la moindre réparation aux victimes du tabagisme, dans l'éventualité où ces fumeurs et anciens fumeurs gagneraient devant le juge Riordan leur cause contre l'industrie. Le juge Mongeon semble comprendre l'alarme de la partie demanderesse mais estime ne rien pouvoir faire.

Le stratagème de Japan Tobacco International - Macdonald est déjà en application depuis 1999 et a notamment pour but et effet de minimiser les impôts à payer au Canada. Il consiste notamment pour le fabricant de Montréal (avec le siège social à Toronto) à verser à d'autres compagnies possédées par la multinationale Japan Tobacco des paiements relatifs à l'usage au Canada de marques de commerce cédées à des « compagnies de paille » (néologisme de l'auteur du blogue). Par ces artifices comptables, JTI-Mac devient ainsi déficitaire.

À la lecture du jugement de la semaine dernière, il semble que le fisc canadien tolère cela parce que l'entente à l'amiable conclu en 2010 entre JTI-Mac et les gouvernements canadiens, qui poursuivaient le fabricant pour sa participation active à la contrebande des cigarettes au début des années 1990, a mis fin à toutes poursuites de l'État sans statuer le moindrement sur la légalité du dispositif d'évasion fiscale mis en place par Japan Tobacco.

Quant aux avocats des recours collectifs, ils ont découvert le pot aux roses à la suite d'une décision interlocutoire du juge Riordan en 2012 qui a imposé à JTI-Mac d'ouvrir un peu ses livres aux experts comptables de la partie demanderesse.

Nos lecteurs qui lisent aussi l'anglais liront avec profit et en souriant tristement l'explication détaillée et chiffrée de toute l'affaire que donne Cynthia Callard dans l'édition spéciale du blogue Eye on the trials parue dimanche.


jeudi 5 décembre 2013

190e jour - Un témoin non désiré: le Dr David M. Burns

(SGa)

Jeudi, fait plutôt rare ces temps-ci, il n'y avait personne à la barre des témoins. Cependant, une importante joute oratoire s'est tenue entre les avocats de la partie défenderesse et ceux de la partie demanderesse. L'enjeu? les avocats des cigarettiers souhaitaient empêcher les avocats du recours collectif de faire comparaître devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec le principal auteur de la monographie 13, le Dr David Burns.

La monographie 13 est un document publié en 2001, par le US Department of Heath and Human Services. Il traite des Risques associés à l'usage de cigarettes avec une basse teneur en goudron et en nicotine telle que mesurée par des machines à fumer (traduction libre du titre du document). Le volumineux document de 251 pages en vient à la conclusion que la mise en marché des cigarettes légères (ex. Player's Light), contrairement aux prétentions des cigarettiers à l'époque, n'a eu aucun bénéfice pour la santé des fumeurs. Il a été rédigé sous la direction de David M. Burns, médecin et professeur à l'École de médecine de l'Université de Californie à San Diego.

Durant une bonne partie de la matinée, le juge Riordan a donc entendu les avocats des trois principaux cigarettiers canadiens visés par le recours collectif (Rothmans, Benson & Hedges, Imperial Tobacco Canada et JTI-Macdonald), Me Simon Potter, Me Suzanne Côté et Me François Grondin développer des arguments visant à empêcher les procureurs du recours collectif de faire venir à la barre M. Burns. Les arguments étaient plutôt techniques ou procéduraux et la plupart des communs mortels qui auraient assisté à la séance s'y seraient perdus. Vers la fin de la matinée, les avocats du recours collectif, Me Boivin et Me Lespérance ont contre-argumenté afin de défendre la nécessité, selon eux, d'accueillir M. Burns comme témoin.


L'enjeu: rétablir la crédibilité de la monographie 13

À ce stade-ci, une mise en contexte est nécessaire pour s'y retrouver. Lors des 168e, 169e et 170e journées d'audience, le témoin-expert Michael Dixon comparaissait. Invité par les avocats de la partie défenderesse, M. Dixon est un physiologiste qui a été à l'emploi durant un quart de siècle pour la British American Tobacco et de Rothmans et qui a aussi agi comme consultant pour les cigarettiers. Lors de sa présence à la cour, il s'est employé à détruire la validité de l'étude produite sous la direction de David Burns.

Selon M. Dixon, puisque les adeptes des cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine absorbent une dose réduite de matières toxiques, ils réduisent ainsi leur risque d'être malades. Pour soutenir sa thèse, il s'est référé à plusieurs études ou articles dont la majorité ont été financées par les cigarettiers. Cependant, ses opinions vont à l'encontre du consensus scientifique (confirmant l'absence d'effet positif détectable des cigarettes à faible teneur en goudron) qui s'est établi dans le monde à la suite de la publication de la monographie 13.

Enfin, durant ces trois journées d'audience, M. Dixon a aussi défendu la position selon laquelle les entreprises canadiennes de tabac étaient de bonne foi en offrant des produits à teneur réduite en goudron qu'ils croyaient moins dommageables pour la santé.


Un témoin invité trop tard

Devant une telle oeuvre de destruction de la thèse énoncée dans la monographie 13, les avocats de la partie défenderesse ont cru nécessaire d'inviter David Burns afin qu'il vienne défendre son étude. Or, les trois avocats de la défense ont soutenu:  soit que ce témoin arrivait trop tard dans le procès (les avocats du recours collectif ont commis une faute en n'appelant pas à la barre ce témoins plus tôt, ont-ils dit), soit qu'il alourdirait les procédures ou que son témoignage représentera peu d'intérêt pour le procès.

Le juge Riordan, après avoir entendu les arguments des avocats des deux parties, a décidé de suspendre la requête pour le moment. Il a toutefois proposé un compromis qui a semblé satisfaire les deux parties. Il s'est montré favorable à ce que le Dr Burns produise un rapport pour répliquer uniquement aux arguments énoncés par M. Dixon lors de sa comparution en septembre dernier. Dans le même temps, il permettra aux cigarettiers de convoquer un témoin pour répondre aux arguments qui seront invoqués par David Burns.


Une chronologie incomplète

Vers la fin de l'audience, les avocats de la partie défenderesse ont présenté une chronologie des événements qui ont marqué l'histoire récente du tabac et de la cigarette. En une page, sur les écrans de la salle d'audience, on a pu voir, sous une forme schématisée, les grands événements survenus depuis les années 1950. Cette chronologie a toutefois été jugée incomplète aux yeux des avocats du recours collectif. Me Lespérance a relevé le fait qu'elle présente seulement les faits relatifs aux actions gouvernementales et rien en rapport avec les actions des cigarettiers.


À venir dans le procès

Deux témoins attendus au cours du mois de décembre ne comparaîtront pas en fin de compte. Il s'agit de M. Pandeya et M. Rickert, tous deux ayant travaillé au gouvernement fédéral ou pour lui.

La semaine prochaine, deux anciens employés du gouvernement fédéral comparaîtront, Brian Zilkey et Albert Liston. La semaine suivante - la dernière avant les vacances de Noël - James Hogg témoignera à partir de Vancouver, les 16 et 17 décembre. Le procès fera relâche le 18 décembre et le dernier témoin de l'année sera Robert Robitaille.

189e jour : Une collaboration étroite et fructueuse... pour certains

(AFl)

Les deux équipes d’avocats qui s’affrontent depuis plus de 18 mois au dernier étage du palais de justice de Montréal forment un bel échantillon de leur profession. Tous talentueux, ces spécialistes du droit ont chacun un style et une manière d’interroger les témoins qui teinte à chaque fois la salle d’audience d’une atmosphère particulière.

L’avocat en charge de l’interrogatoire du témoin de ce 189e jour, Me Jean-François Lehoux, est un ténor fort de 30 années d’expérience en litige. Il est d’ailleurs un conférencier reconnu dans le domaine de la responsabilité civile et des recours collectifs, et l’auteur de plusieurs conférences sur cette question, dont certaines ont un titre particulièrement évocateur dans le contexte du procès du tabac : Overview of Class Action in Quebec: The gates to heaven may now have been slightly narrowed, What every board should know about Class Actions; Falling from grace, ou encore Is Quebec still class action’s heaven in Canada?
Maître Jean-François Lehoux
De plus, depuis 2009, Me Lehoux est inscrit comme chef de file dans le répertoire Best Lawyers in Canada dans la catégorie « Litige en matière de recours collectifs », ainsi que « Négligence médicale » et « Litige en matière de préjudice corporel ».

C’est avec douceur et doigté qu’il a procédé à l’interrogatoire du témoin P. Wade Johnson, un retraité d’Agriculture Canada de 71 ans qui comparaissait pour la première fois et dont il a su faire relater l’expérience dans un climat très détendu.
Sa consœur, Me Valerie Dyer, a pris en charge l'interrogatoire en fin de matinée dans un style bien différent, en faisant défiler à un rythme effréné des documents qui, la plupart du temps, ne nécessitaient pas autre chose qu’un « oui » ou un « non » de la part du témoin.
Maître Valerie Dyer 

Deux styles bien distincts, donc, pour un résultat efficace : l’audience s’est terminée avant l’heure du dîner, après un contre-interrogatoire éclair mené par Me Bruce Johnston.

Une route pavée de bonnes intentions ?
Et qu’a-t-on appris aujourd’hui qu’on ignorait jusqu’alors? Pas grand-chose, en fait.

Même si Wade Johnson a été plus volubile que Frank Marks, son prédécesseur comme directeur de la station agronomique de Delhi (Ontario) qui a témoigné en début de semaine, c’est surtout pour faire étalage devant le juge Riordan de l’excellent climat de collaboration qui régnait dans les années 80 entre Agriculture Canada et l’industrie du tabac.

Wade Johnson a été aux commandes de la station de recherche de Delhi de 1981 à 1991. Il est retraité d’Agriculture Canada depuis 2004. M. Johnson, comme M. Marks, est un spécialiste en nématologie, une branche de la biologie qui s’intéresse aux nématodes, ces vers responsables de dommages aux végétaux. Aux pommes de terre, aux fraises… et aux plants de tabac.

À titre de directeur de la station, le témoin était responsable d’une bonne dizaine de scientifiques spécialisés dans à peu près tous les champs du savoir liés aux sciences de l’agronomie (pièce 30786 au dossier de la preuve) : entomologiste, chimiste, généticien, spécialiste des sols, phytopathologiste, phytophysiologiste. Le mandat de cette équipe : produire des variétés de tabac (aussi appelées « cultivars ») répondant aux demandes de l'industrie.

Une mission visiblement des plus respectables du point de vue d'Agriculture Canada : aider les cultivateurs à augmenter leur rendement à l’acre cultivé en assurant une meilleure santé des récoltes, et, en parallèle, fournir aux compagnies de tabac un produit de qualité pour la mise en marché. En un mot : rendre tout le monde heureux, à la fois le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac et les producteurs - ...avec les deniers publics, pourrait-on ajouter.

Wade Johnson a répété ce que de nombreux témoins des cigarettiers ont déjà dit dans cette même salle d'audiences : la production de cigarettes contenant moins de goudron était la solution à tous les problèmes. « Il y avait consensus à l’époque sur le fait que le tabac n’était pas sécuritaire mais qu’en abaissant le niveau de goudron, on pouvait le rendre plus sécuritaire. » (traduction libre)

Pour ce faire, bienvenue dans le monde des plantes sur-sélectionnées et des organismes modifiés génétiquement qui, à l’époque, ne faisaient pas la manchette. Les scientifiques d’Agriculture Canada à la station de recherche de Delhi ont créé de nombreuses variétés aux noms de code un peu énigmatiques (Newdel, Nordel, Delliott, Delgold ou encore Delfield) destinées à satisfaire à la fois les compagnies de tabac et les producteurs. Comme le montre ce document daté de 1986, l’utilisation des biotechnologies dans le domaine du tabac au Canada a été particulièrement florissante à cette époque.

Une belle famille heureuse
Une partie de la matinée de ce 189e jour a été passée à examiner le processus d’obtention de permis et d’inspection pour les variétés de tabac avant leur mise en marché. Pour illustrer ce point, l’avocat a fait produire pas moins de sept pièces relatives à une seule variété de cultivar (le 76N3-B, AKA Newdel). La mise en marché finale était cependant conditionnelle au critère ultime des compagnies de tabac : les tests de goût auprès des fumeurs.

Il a aussi été question des rencontres annuelles à la station de Delhi où l'on invitait les producteurs, une occasion pour l’avocat et le témoin d’éplucher quelques discours de bienvenue où l’on se félicite du bon travail accompli collectivement au cours de l'année.

L’un de ces discours datant de 1982, prononcé par le sous-ministre adjoint à la recherche de l'époque, E. J. LeRoux (pièce 30080), contient un passage qui résume bien toute l’ambiguïté (parfaitement assumée) d’Agriculture Canada dans le dossier du tabac:

« On me demande souvent : ''Comment le gouvernement du Canada justifie-t-il la recherche pour produire une plante supposément dangereuse pour la santé, alors qu'il appuie en même temps des programmes en lien avec l'arrêt du tabac?'' Même si la première responsabilité d’Agriculture Canada va vers vous, les producteurs, nous avons aussi la responsabilité importante d’assurer au consommateur un produit de qualité. Environ 6 millions de Canadiens fument (...) Tel que je vois les choses, Agriculture Canada a la responsabilité de ces 6 millions de fumeurs, tout comme l’industrie du tabac. » (traduction libre, page 12)

De fait, en 1985 (selon la pièce 30104 en preuve), 97% du tabac canadien est produit avec les variétés de plants développées à la station de recherche de Delhi.

L’étroite collaboration entre Agriculture Canada, les producteurs et les manufacturiers se traduisait aussi par la participation à de nombreux comités conjoints, ainsi qu'à des programmes cofinancés à 65% par les fabricants et à 35% par l’Office de commercialisation des producteurs du tabac jaune de l’Ontario : le programme D.E.R.G. (Delhi Engineering Research Group) qui s'intéressait à la réduction des coûts énergétiques lors du procédé de fabrication, et le programme ON-TRAC (Ontario Tobacco Research Advisory Comitee) qui portait sur les recherches générales sur le tabac (pièces déposées en preuve pour ON TRAC : 40348.128 et 30108 et D.E.R.G. : 30161).

Qui est le boss?
Si les activités d’Agriculture Canada à la station de recherche de Delhi n'avait qu'un seul objectif (satisfaire l’industrie du tabac), l’avocate Valerie Dyer, en fin de matinée, a donné l’occasion à Wade Johnson de préciser qu’aucun des scientifiques dont il était responsable n’était payé par l’industrie, mais qu'il s'agissait bien d'employés de l’État.

Le contre-interrogatoire du témoin a été de courte durée. Le plat de résistance selon l’auteur de ce blogue a été le dépôt en preuve d'un article de journal datant de 1986 (pièce 30101) contenant une entrevue du témoin. La citation suivante illustre une fois de plus les liens étroits et plus qu'ambigus entre Agriculture Canada et les compagnies de tabac « Il est généralement admis que la nicotine est à la fois ce qui satisfait le fumeur mais aussi ce qui le rend dépendant. Le bonus du programme de sélection des plants est d’essayer de faire monter le niveau de nicotine sans augmenter celui du goudron. » (traduction libre)

Un bonus pour les compagnies de tabac au dépens de la santé des fumeurs et de l‘argent des contribuables.

**

L'audience s'est terminée sur une demande de Me Lockwood, défenseur d'Imperial Tobacco, au juge Riordan : reconsidérer le paiement des annonces relatives au procès publiées dans les grands quotidiens du Québec. Selon lui, comme les premières annonces ont été financées par le Fonds d'aide aux recours collectifs subventionné par le gouvernement, il aurait été juste que les plaignants mettent cette fois-ci la main à leur poche au lieu de refiler la facture aux compagnies. Rappelons que les recours collectifs seront tenus de rembourser l'argent reçu du Fonds d'aide seulement s'ils gagnent leur cause.

Le juge Riordan n'a pas accédé à cette demande, expliquant que ces montants faisaient partie des frais de cour réguliers et qu'il n'était pas question de changer les règles du jeu.

***
La journée de jeudi se fera sans témoin. La partie demanderesse va plaider une requête pour faire témoigner l’expert médical David Burns au procès.

mercredi 4 décembre 2013

188e jour - Quand un bras de l'État aidait les fermiers à mieux satisfaire les cigarettiers

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des principaux cigarettiers du marché québécois, pendant une journée et demie, lundi et mardi, l'interrogatoire de Frank Marks par l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Valerie Dyer a permis de mettre en évidence l'ampleur et la durée de la collaboration des chercheurs d'Agriculture Canada avec l'industrie du tabac pour augmenter le rendement des champs de tabac et la « qualité » du tabac récolté.

Des articles scientifiques publiés par les chercheurs gouvernementaux, des mémos, des plans de travail, des prévisions budgétaires, des rapports de résultats, peut-être au-delà d'une centaine de documents ont été montrés au tribunal.

La réputation de cohérence du gouvernement du Canada ne sortira pas grandie de l'actuel procès. Personne ne devra s'étonner si l'honorable Brian Riordan, au moment de rédiger son jugement final, trouve dans l'instruction des derniers jours de quoi servir certains blâmes à la Couronne fédérale, que lui a toujours cherché à maintenir dans une position de défenseur en garantie dans le présent procès. (C'est la Cour d'appel du Québec qui a exonéré le fédéral l'an dernier, en cassant une décision interlocutoire du juge Riordan.)

Mardi après-midi, quelques minutes de contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs ont cependant suffi à annuler le bénéfice, au dépens des victimes du tabagisme, que les fabricants auraient pu tirer du témoignage du biologiste de formation et ancien chercheur puis directeur de la ferme expérimentale du gouvernement fédéral à Delhi en Ontario. Il a suffi que le témoin Marks réponde aussi simplement que durant le reste des deux jours.


L'industrie décidait, pas Agriculture Canada

En 1997, une journaliste de la radio anglaise de Radio-Canada (CBC) avait interrogé une porte-parole de l'Association pour les droits des non-fumeurs, et en même temps un porte-parole d'Agriculture Canada qui était nul autre que Frank Marks.

Le procureur des recours collectifs Andrew Cleland a montré à M. Marks une transcription de l'entrevue où ce dernier affirmait: « il n'y a pas nécessairement de connexion directe entre le niveau de nicotine dans la feuille (de tabac) que le fermier vend (aux fabricants) et le niveau de nicotine dans les cigarettes. Cela dépend comment les fabricants mélangent les différents types de feuilles pour arriver au produit qu'ils veulent vendre sur le marché.»  (traduction de l'auteur du blogue) Frank Marks ajoutait que son ministère n'était pas impliqué du tout dans cette décision.

Me Cleland a demandé au témoin de confirmer la véracité de ses affirmations de l'époque et M. Marks a confirmé. Fin de mes questions, votre honneur!  Me Cleland s'est rassi.

Lundi et mardi, M. Marks avait expliqué que la taille des plants de tabac à un certain moment durant la saison de croissance, bien avant que soit arrivé le moment de la maturité et de la récolte, augmentait le volume de feuilles de tabac par hectare cultivé et augmentait la teneur en nicotine des feuilles. Le biologiste avait aussi dit que les feuilles les plus basses sur le plant de tabac (surnommées les sands parce qu'il y a généralement du sable ou de la boue séchée dessus) ont une teneur en nicotine plus faible que les hautes feuilles qui ont été davantage exposées à la clarté du jour.

Mardi après-midi, Me Bruce Johnston a pris le relais de son coéquipier Cleland et voulu savoir jusqu'à quel point la culture du tabac est fondamentalement motivée par la livraison de nicotine aux fumeurs. M. Marks a répondu par l'affirmative. Au collaborateur de longue date de l'industrie, Me Johnston a aussi demandé si cela était clair pour toutes les personnes avec qui il avait travaillé. M. Marks a encore répondu oui. Y compris les fabricants ? de demander l'avocat. Oui, a encore répondu le témoin.

Me Johnston a ensuite vérifié s'il y avait quoi que ce soit qui empêchait les cigarettiers de fabriquer des cigarettes avec les « sands ». Frank Marks a dit que si l'industrie le voulait, elle pouvait utiliser n'importe quelle partie du plant de tabac.

Fin de mes questions, votre seigneurie! a claironné Me Johnston, peut-être fier d'avoir, en différé, rivé son clou à un témoin de la défense de l'industrie comparu il y a quelques semaines et qui avait affirmé  que sa compagnie devait importer du tabac pour « diluer » les mélanges canadiens trop riches en nicotine.

Le juge Riordan a remercié le témoin Marks, et les avocats des deux parties ont plongé dans une discussion sur le calendrier des prochaines semaines et sur le remboursement des dépenses relatives à la comparution des experts au procès.

Il faut cependant revenir ici sur des faits mis en évidence antérieurement durant la journée.


Quand Agriculture Canada semblait ignorer Santé Canada

C'est un lieu commun de dire que dans de vastes organisations comme les gouvernements et les grandes entreprises, la main gauche ignore parfois ce que fait la main droite, ou du moins ne contrôle pas son action.

En août dernier, pour sa défense, l'industrie a fait verser au dossier de la preuve le rapport d'expertise de l'historien Robert John Perrins, lequel a largement levé le voile sur la collaboration du ministère fédéral de l'Agriculture avec l'industrie du tabac dans les années 1970, 1980 et 1990. Il y a aussi des témoins de faits issus de l'industrie, notamment l'agronome et ancien directeur scientifique chez Imperial Gaétan Duplessis, qui ont parlé du rôle d'Agriculture Canada dans le développement et l'usage de souches de tabac plus riches en nicotine.

Le témoignage de Frank Marks a apporté à la fois des nuances mineures et d'importantes confirmations aux précédents témoignages.

C'est ainsi qu'il faudrait partiellement expliquer par un impératif de rendement accru de feuilles de tabac par hectare cultivé l'usage croissant en tabaculture canadienne de variétés de tabac plus riches en nicotine et développées à la ferme gouvernementale de Delhi, telles que par exemple la Delgold, la Delliott, la Candel ou la Nordel. Le choix du tabac cultivé appartenait aux tabaculteurs et à leurs clients de l'industrie cigarettière.

M. Marks a confirmé que des fonctionnaires d'Agriculture Canada ont voyagé à l'étranger pour promouvoir les exportations de produits du tabac canadiens. (Le premier témoin qui ait témoigné de cela devant le juge Riordan était l'ancien cadre de Macdonald Tobacco puis d'Imperial Tobacco Peter Gage, en septembre 2012.)

Quand les botanistes et agronomes de Delhi ont commencé à contribuer au « grand oeuvre » qu'est la mise au point éventuelle de produits du tabac moins dangereux (pour la santé des fumeurs), Frank Marks croyait que le programme de recherches reposait sur l'idée que le processus de filtration enlevait une certaine quantité de goudron, et de nicotine du même coup. Comme directeur de la ferme expérimentale de Delhi, M. Marks a conclu à la nécessité de s'assurer du développement de souches de tabac avec un certain niveau de nicotine, pour que les fumeurs trouvent satisfaction dans leurs cigarettes.

À l'époque, Santé Canada a grosso modo fait part à Frank Marks de son voeu de voir la priorité donnée à l'élimination dans le tabac de ce qui est à l'origine du goudron dans la fumée, sans se préoccuper de la teneur en nicotine des feuilles de tabac. La communication n'a pas eu de suite, a admis le témoin.

Santé Canada avait cessé en 1978 de soutenir le programme de recherches sur les cigarettes moins dangereuses mené à Delhi, mais l'ancien cadre d'Agriculture Canada a témoigné mardi que « nous voulions inclure les aspects sanitaires dans le programme de recherche dans son ensemble », même après le retrait du ministère de la Santé.

Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que le ministère fédéral de l'Agriculture a coupé tous ses liens avec des organismes associés à la commercialisation des produits du tabac.

(Pour autant, il ne faut pas conclure que ce ministère a cessé au 21e siècle, c'est-à-dire en dehors de la période couverte par le présent procès, de faire preuve d'une inaltérable générosité pour les tabaculteurs, une générosité que le Vérificateur général du Canada a estimé tout à fait répréhensible. C'est une autre histoire.)

*

Sur la photo des avocats des recours collectifs que nous avons publiée le printemps dernier sur ce blogue dans une édition spéciale relative à la fin de la présentation de la preuve en demande, une photo qui datait de mai 2012, Me Andrew Cleland n'apparaît pas, entre autres parce que c'est lui qui l'a prise.

Me Cleland du cabinet Trudel & Johnston, tout comme Me Francis Hemmings de chez Lauzon Bélanger Lespérance, est de ces juristes qui sont devenus officiellement avocats en 2013 mais qui ont travaillé dès les débuts du procès, auprès des avocats dont les lecteurs de ce blogue ont suivi ici les faits d'armes. Bien qu'il ait étudié dans une université québécoise (McGill), notamment en littérature anglaise et en droit, Me Cleland appartient au Barreau du Haut-Canada.

mardi 3 décembre 2013

187e jour - La défense d'Imperial ramène l'attention sur les recherches gouvernementales à la ferme de Delhi

(PCr)
Au Canada comme dans plusieurs pays, pendant longtemps et encore maintenant, les pouvoirs publics ont cru nécessaire d'aider l'agriculture à être plus efficace.

document du gouvernement
fédéral canadien retraçant
les efforts et succès
de ses chercheurs
Cette bienveillance s'est apparemment étendue à tous les secteurs agricoles sans beaucoup de discrimination. Votre serviteur n'a jamais lu ou entendu dire que le gouvernement d'Ottawa ou des gouvernements provinciaux canadiens soient allés jusqu'à se pencher, à un moment quelconque entre 1950 et 1998, sur les défis de la culture du cannabis. Mais la culture du tabac, oui.

Pour le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui préside au palais de justice de Montréal un procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les activités passées du ministère fédéral de l'Agriculture à la ferme expérimentale de Delhi, dans le sud de l'Ontario, ne sont plus une nouveauté depuis longtemps. Les témoignages de Gaétan Duplessis et de l'historien Robert J. Perrins, entre autres, avaient déjà ratissé ce champ.

Lundi, le juge a pris connaissance de détails additionnels, et son supplice va durer encore plusieurs jours, puisqu'au témoin du jour va succéder un autre retraité d'Agriculture Canada plus tard cette semaine, et ce ne sera pas le dernier.

Le témoin du jour s'appelle Charles Francis Marks, mieux connu sous le nom de Frank Marks dans son milieu de travail à l'époque. M. Marks a aujourd'hui 75 ans. De 1976 à 1981, il fut le directeur de la « station » de recherche agronomique de Delhi. Sa formation, en Nouvelle-Écosse, au Québec (McGill), en Ontario, et en Californie, jusqu'au doctorat (1967), ainsi que son expérience de travail en ont fait un botaniste spécialisé dans les maladies et les problèmes de croissance de diverses espèces végétales, en particulier les espèces de tabac. Après sa retraite en 2000, Frank Marks a encore travaillé comme consultant auprès des cultivateurs de légumes du sud de l'Ontario.

Pour l'interroger, Imperial Tobacco Canada a fait appel à Me Valerie Dyer, laquelle aime bien, comme plusieurs juristes, préparer des questions, parfois longues, qui se répondent assez facilement par un oui ou un non introductif, suivi d'explications quand le témoin le juge nécessaire.

Le témoin Marks a joué le jeu de Me Dyer en répondant franchement et simplement, mais a été plutôt avare d'explications ou d'anecdotes, dans bien des cas parce que le document qu'on lui mettait sous le nez parlait par lui-même.

Le grand nombre des questions de l'avocate et la masse de documents apparus sur les écrans de la salle d'audience et dont elle souhaite « enrichir » la preuve montrent cependant que la défense d'Imperial souhaite traiter du sujet en profondeur. À telle enseigne que l'instruction de la preuve en défense donne l'impression de s'enliser, si on peut utiliser cette métaphore très agricole.

La journée de lundi a donc été excitante comme la vue d'un champ dormant sous une épaisse couche de neige par un petit matin gris de décembre. Au milieu de la journée, après avoir contemplé sans joie des organigrammes avec la tête des chercheurs d'Agriculture Canada, le juge Riordan a commencé à s'interroger à haute voix sur la pertinence d'examiner certains détails.

Parmi les documents enregistrés en preuve qui ont été examinés ou réexaminés lors de l'interrogatoire de Frank Marks figure notamment la pièce 40346.246 au dossier qui fait état de la collaboration entre les chercheurs de Delhi et Santé Canada et évoque le soutien apporté par les grands cigarettiers canadiens.

Les pièces 20766 et 20803.1 permettent de voir qu'Agriculture Canada voulait aider les tabaculteurs à abaisser leur coût de production et à cultiver du tabac dont les effets pathogènes seraient réduits, réalisant ainsi le voeu de Santé Canada.

Dans son blogue Eye on the trials, l'espiègle Cynthia Callard fait remarquer que Me Dyer s'est abstenu (non sans raison) de remettre sous les yeux du tribunal la pièce 1564R au dossier, où un chercheur de l'industrie se moque des ambitions irréalistes du ministère de l'Agriculture.

On peut aussi regretter qu'aucun avocat de la Couronne fédérale ne soit présent dans la salle d'audiences, quand l'objectif des chercheurs gouvernementaux de réduire le ratio goudron nicotine dans les feuilles (et donc dans la fumée) de tabac est présenté implicitement comme un objectif d'augmenter la teneur en nicotine.

Certes, le juge s'est déjà fait expliquer, et même par des témoins de l'industrie, que les fabricants ajustent à leur guise les teneurs en goudron et en nicotine des cigarettes, sans égard à la teneur originale des feuilles de tabac, afin de livrer au consommateur un produit aux caractéristiques constantes.

Mais à force d'entendre parler des retombées des recherches à Delhi, le juge finira-t-il par attacher une importance plus grande que nécessaire aux faits examinés cette semaine ?