vendredi 22 novembre 2013

186e jour - Comment déboulonner un témoin qui avait l'air d'un expert

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(AFl)
Ce n'est que tard en après-midi mercredi que le dernier témoin de faits présenté par JTI-Macdonald pour sa défense, Lance Newman, a été introduit auprès du juge Brian Riordan au palais de justice de Montréal. Pour compenser, la journée de jeudi, 186e journée au procès dont vous suivez ici les péripéties, a commencé plus tôt que d'habitude, et ne manquait pas de contenu.

La première partie de la journée de jeudi a pourtant eu des airs de déjà vu dans le procès. Il a été question, une fois de plus, de la montagne de données sur lesquels les compagnies de tabac s’appuient pour élaborer leurs campagnes de marketing. Lance Newman, actuellement directeur de la planification stratégique pour la région des Amériques chez Japan Tobacco International (JTI), est un spécialiste de la publicité.

(Bien que le siège social de JTI soit à Genève, M. Newman travaille à Toronto, où se trouve le siège social de JTI-Macdonald, appelée RJR-Macdonald jusqu'en 1999. L'homme de 57 ans a commencé de travailler pour cette dernière compagnie en 1992, après avoir grandi à Montréal, fait ses études universitaires en Ontario, et travaillé dans d'autres industries que le tabac.)


Un marché en perte de vitesse

La connaissance intime des clients (décrypter leurs habitudes, leurs goûts, leur personnalité... En un mot ce qui les définit comme consommateur mais aussi comme personne.) est l'outil de base de tout spécialiste du marketing.

Selon Lance Newman, « le produit est le reflet de l'individu », une vérité immuable, quelle qu'en soit la nature, comme l'a rappelé mercredi cet ancien cadre de chez Unilever qui se spécialisait jadis dans la mise en marché des dentifrices.

Pour connaître les fumeurs de la « famille » Export A, la marque de tabac phare de JTI au Canada, l’entreprise s’appuie sur des études menées par des firmes de marketing externes. En parallèle, et pour avoir une compréhension fine de ses parts de marché face aux marques concurrentes, elle peut compter sur les informations colligées par le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, Statistique Canada et bien sûr une kyrielle de consultants privés.

Or, au début des années 1990, les performances de Macdonald étaient plutôt mauvaises. Comme le montre cette preuve reflétant l’état du marché jusqu’à 1991, les résultats d’Export A sont en perte de vitesse par rapport aux grands compétiteurs que sont les Player's et les Du Maurier. Cet autre volumineux document (épluché jeudi si scrupuleusement par Maître Catherine McKenzie et son témoin que le juge Riordan a donné des signes clairs de lassitude) fait état du même constat  avec une perte importante de part de marché pour la famille Export A entre 1993 et 1995 (de 18,8% à 14%) (page 4).

Dès lors, le chemin de Macdonald était tout tracé : il faut regagner du terrain. En ciblant les non-fumeurs? Surtout pas, a rappelé Lance Newton sur tous les tons : il s’agit de personnes «hors marché» qui ne nous intéressent pas, pas plus que ne nous intéressent les personnes qui ont quitté le marché en arrêtant de fumer. En essayant d’augmenter la consommation journalière de ses consommateurs actuels? Certainement pas, a-t-il lancé en substance, ajoutant qu’une telle idée ne leur été même jamais venu à l’esprit… La «seule solution», aux dires de Lance Newman : aller chercher des fumeurs de marques compétitrices.

Scrutés à la loupe (comme en témoigne cette preuve les «switchers» sont donc la cible numéro 1 de Macdonald. Cette assertion constitue la ligne dure de la défense du cigarettier, comme l'a rappelé Maître McKenzie au juge. 


La guerre des «softs»

Pour tenter de concurrencer la cigarette Players Light, Macdonald a mis en marché fin 1993 l’Export A Smooth (Velouté). Une fausse bonne idée : un mauvais graphisme remplacé dès 1994, puis le lancement d’une campagne de publicité qui a suscité la controverse et l’incompréhension avec son slogan Either you like it or you don’t (Question de goût) en 1996 ont eu pour effet de précipiter l’échec du produit.  La marque est retirée du marché en 1997. Le problème, selon le témoin : l’image utilisée dans la campagne (des guitares) fait trop «jeune » par rapport à la cible de Macdonald (fumeurs de plus de 19 ans). Un faux pas reconnu par Lance Newman. Premier mea culpa de l’homme de marketing (auprès de sa compagnie, pas auprès des fumeurs). 

En parallèle, une campagne de repositionnement de la marque Export A est mise sur pied en 1996 : la campagne «EX ». Elle décline le produit (une cigarette) dans trois contextes graphiques différents avec trois slogans qui comprennent le mot «EX» : Extraterrestre, Exotique et  Expressive.

Cette autre campagne elle aussi tourne court. C'est un second fiasco médiatique pour Macdonald. La campagne EX, « portant très intéressante d’un point de vue créatif » a raté sa cible et les ventes n’augmentent pas. On l'interrompt donc.


Une question de code (encore)

En parallèle, à la fin de l’année 1995, un nouveau code de conduite volontaire est implanté chez le cigarettier. Il prévoit plusieurs dispositions comme : l’obligation de faire réviser toutes les campagnes de marketing  par une autorité indépendante, une distance minimale d’affichage par rapport aux écoles, l’obligation d’affichage d’un message de Santé Canada, le choix des médias pour les placements publicitaires, etc.

Y a-t-il eu des violations à  ce code? Une seule, selon le témoin, en lien avec la présence d’une affiche à  moins de 200 mètres de la porte arrière d’une école à Hull. Selon Lance Newman, non seulement la situation a-t-elle été corrigée immédiatement, mais en plus cet incident a eu pour effet de faire resserrer le code. Un nouveau plan pour le placement des affiches est même mis en place. Troisième ajustement de tir pour un spécialiste du marketing qui collectionne décidément les faux-pas - et qui est prompt à le reconnaître devant un juge. 


Le château de cartes s’écroule

En après-midi, lors du contre-interrogatoire, Maître Philippe Trudel a eu tôt fait de défaire une si belle image.

Tout d’abord, en faisant un petit détour par la séance de la veille où le témoin avait expliqué le BA-ba du marketing en termes de besoins (needs)» et d’envie (wants) que l’entreprise se doit de combler. Consommer de la nicotine fait-il partie des besoins ou des envies? Arrêter de fumer (en tant que perspective identifiée dans l’un des focus group présenté en preuve - page 8), est-il un besoin ou une envie? Telles ont été les premières flèches lancées par Maître Trudel.

Autre question cruciale à laquelle Maître Trudel s’est attaquée : pourquoi, selon JTI, les gens commencent-ils à fumer? La réponse est dans l'un des documents produit pour le compte de l'entreprise (page 15). On y donne quelques raisons fondamentales identifiées par les fumeurs eux-mêmes, comme la recherche de l’estime de soi ou l’envie de rébellion. Ces raisons pourraient-elles pousser un enfant à fumer?, a demandé l’avocat. Le témoin n’a pas aimé pas le terme… et a répondu sans vraiment répondre : « le choix de commencer à fumer est complètement indépendant de la publicité et des marques » (traduction libre). Une non-réponse que Maître Trudel a souligné par une boutade reproduite ici de mémoire : il y aurait donc un mur infranchissable entre la décision de fumer et la décision de choisir sa première cigarette... On laissera le lecteur juger.

Philippe Trudel a aussi pu mettre le témoin face à ses contradictions en présentant cette preuve datant de 1997 où il est indiqué noir sur blanc (page 23) que l'utilisateur du futur site Internet d’Export A devait avoir l’âge de «jouer à la Nintendo». Une attaque qu’a contournée maladroitement le témoin en disant qu’il s’agissait d’une expression désignant les adeptes d'informatique et qu'il ne fallait donc pas la prendre au sens littéral. 


Un code pas très solide

Mais là où Maître Trudel a enfoncé le clou, c’est en présentant au juge Riordan des documents démontrant les multiples infractions de la compagnie à son propre code de conduite, dont le témoin a dit n'avoir jamais entendu parler. 

Infractions dans l’esprit du code, d’abord, puis carrément dans la lettre.

-         Infractions dans l’esprit : avec des campagnes de commandites qui font clairement référence à un certain «style de vie» (lifestyle) pour représenter la marque, une stratégie interdite par le code de conduite de JTI. La réponse du témoin : cette restriction n’était valable que pour les campagnes de publicité, non pour les campagnes de commandites. La réflexion de l’avocat : l’esprit du code de l’entreprise n’est-il pas violé, quel que soit le support? 

-          Infractions dans la lettre : avec un long document de la Société canadienne du cancer recensant des dizaines de violations très claires audit code de conduite en 1996. Ces infractions concernent notamment  la nécessité de faire apparaître sur les publicités des avertissements de Santé Canada, ou encore sont en lien avec l’affiche extérieur près des écoles…. Le témoin n'a cette fois pas été prompt à reconnaître quoi que ce soit.

C’est sur cette série d’évidences (dans le vrai sens du terme) que l’audience de ce jeudi a pris fin.

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Les auditions au procès en recours collectifs contre les principaux cigarettiers du marché canadien reprendront lundi 2 décembre avec le témoignage de Frank Marks, qui travaillait jadis à Agriculture Canada.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
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