vendredi 25 octobre 2013

177e et 178e jours (1) - Des nombres imprimés sur le paquet influencent-ils plus le choix d'une marque que les sensations du fumeur?


Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PCr)
Au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, le deuxième jour de la comparution de Steve Chapman, un cadre supérieur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), a révélé l'existence d'un comportement qui, à défaut d'être nécessairement incriminant pour l'industrie du tabac dans le procès actuel, donne à réfléchir aux promoteurs de la santé publique.

exemple de nombres affichés
(sous l'empire de la réglementation
en vigueur dans les années 1990)
L'histoire commence au début des années 1990 avec l'imposition par le gouvernement fédéral de nouvelles méthodes de mesure des émissions de diverses substances lors de la combustion des cigarettes.
(44 substances selon le témoin.)

Pour plusieurs marques, les nouvelles méthodes ont donné des teneurs en nicotine, en particules fines (encore appelées goudron à l'époque) et en monoxyde de carbone qui étaient supérieures à celles jusqu'alors affichées sur le paquet de cigarettes.

Selon le témoignage de Steve Chapman, les compagnies de tabac se sont alors retrouvées devant ce qu'on pourrait considérer comme un dilemme cruel pour eux: ou bien changer les nombres affichés, ou bien changer légèrement le « design » des produits pour obtenir des nombres identiques aux nombres auxquels la clientèle était habituée.

La première solution peut paraître la plus économique. Dans le cas de certaines marques, RBH n'a pas retouché le produit et a simplement imprimé les nouveaux nombres. M. Chapman a mentionné que les nombres étaient parfois plus bas avec les nouvelles méthodes.

Dans d'autres cas, quand les nombres qui résultaient des nouvelles méthodes de mesure n'étaient que légèrement supérieurs aux anciens, la compagnie a préféré reconfigurer ses produits pour que les teneurs en goudron et en nicotine soient réellement abaissées et que l'application des nouvelles méthodes produise des chiffres identiques à ceux affichés jusqu'alors.

Pour faire cela, les chimistes créatifs de RBH pouvaient jouer entre autres sur la longueur de la cigarette, sur sa circonférence, sur la quantité de tabac gonflé (après un bain dans la neige carbonique), sur la porosité du papier, sur le nombre de perforations qui font entrer de l'air dans la bouffée avec pour effet d'en diluer les doses de toxines, etc.

Tant pis si cette approche supposait de défrayer les coûts de plusieurs heures de travail en laboratoire.

Au risque que de fidèles acheteurs d'une marque ressentent sur leur palais un « impact » de nicotine amoindri et sur leur langue une saveur de goudron moins intense, un constat qui aurait pu avoir pour conséquence de les faire chercher un autre produit, RBH a préféré changer leur produit favori que de les perturber avec des nombres un peu supérieurs à ceux que le fumeur pouvait lire sur le paquet avant l'application des nouvelles méthodes de mesure des émissions.

La compagnie n'a pas signalé à sa clientèle l'abaissement des teneurs dans la réalité ainsi que le subtil changement du design, et le témoin Chapman n'a pas eu connaissance que le reste de l'industrie ait agi autrement.

Tout cela permet d'entrevoir l'influence que l'industrie prêtait à ces nombres, même s'il est de bon ton en certains milieux de dire que les fumeurs ne les ont jamais lus.

Pour des cigarettiers, une infime minorité de fumeurs effrayés, sur un marché alors en déclin tendanciel, cela aurait été beaucoup d'argent de perdu, faut-il le rappeler.


Le vieux renard et la jeune couleuvre

Peu de cadres ou anciens cadres de RBH sont comparus au tribunal depuis le début du procès, et la liste de ceux qui sont encore attendus est courte, parce que la défense de la compagnie a admis plusieurs faits que les demandeurs au procès voulaient vérifier avec tel ou tel témoin; ou parce que la défense de RBH préfère contrer la preuve des recours collectifs en faisant venir aussi peu de personnes que possible à la barre des témoins et en les y gardant le moins longtemps possible.

Étant donné le trop bon usage que les avocats des recours collectifs ont souvent fait des témoins de la défense, cette stratégie était peut-être la plus sage.

En interrogatoire principal comme en contre-interrogatoire, Me Potter pratique volontiers la rafale de questions, pas forcément courtes mais qui se répondent facilement par l'affirmative ou la négative. C'était très évident lundi.

Au besoin, l'audacieux procureur glisse un peu d'éditorial en préambule de certaines questions, commentaire qu'il retire volontiers si et quand la partie adverse rue dans les brancards, certain d'avoir déjà fait passer un message.

Le juge semble résigné devant ces incartades du vétéran du camp des défendeurs de l'industrie cigarettière. Il n'a pas forcément la même tolérance pour d'autres juristes du camp du tabac, qui s'aventurent parfois à « témoigner » lorsqu'ils émettent une objection ou formulent une question.

Mardi matin, Me Potter a terminé en moins d'une heure, tel qu'annoncé, l'interrogatoire de son témoin commencé la veille.

Jusqu'alors, Steve Chapman semblait certain de son coup en toutes matières.

Face aux avocats de la partie demanderesse, le témoin a commencé à décliner de diverses façons ces phrases-bouées de sauvetage: je ne sais pas, je ne suis pas au courant, je n'ai pas souvenance, pouvez-vous répéter la question.

Les mots oui et non sont complètement sortis du vocabulaire employé dans ses réponses. Une performance d'artiste, sur ce plan. Il aussi semblé redécouvrir qu'après tout, il n'était pas employé de la compagnie avant 1988 et ne pouvait pas répondre à telle ou telle question.

Un autre homme que Philippe Trudel aurait peut-être perdu patience ou courage, mais Steve Chapman est mal tombé.

Me Trudel puis son associé Bruce Johnston l'ont cuisiné jusque vers 16h20 le mercredi.

Il n'est pas facile de savoir ce que les recours collectifs vont pouvoir tirer lors de leurs réquisitoires en fin de procès des réponses de M. Chapman, souvent pointilleuses et souvent incomplètes, notamment parce que son ange-gardien Potter a fréquemment interrompu les échanges en disant qu'il ne voulait pas interrompre.

Votre serviteur a eu l'impression que l'étoile du témoin Chapman, qui a voulu jouer au plus fin avec les avocats, n'a pas souvent cessé de pâlir durant deux jours.

Un jour, M. Chapman semblait savoir d'instinct quel groupe d'âge aimait applaudir les Spice Girls, et le lendemain, il n'avait plus aucune idée de l'âge moyen des auditoires de Much Musique ou de Musique Plus.

Que faut-il croire d'un témoin qui refuse de dire si un document de 1985 reflète la position de la compagnie en son temps, en faisant valoir qu'il n'est pas entré au service de ladite compagnie avant 1988, mais qui n'hésite pas à disserter sur ce que pensait la compagnie entre 1958 et 1964, alors qu'il est né en 1964 et n'appuie son témoignage que sur des ouï-dire ?

Que faut-il penser d'un scientifique de formation à qui le juge lui-même a dû faire admettre que la nicotine est une drogue ? 


Un mutisme illégal ?

Comme plusieurs autres cadres ou anciens cadres de compagnies de tabac, Steve Chapman a dit que la position de sa compagnie était de laisser le gouvernement parler seul aux fumeurs ou au reste du public à propos des méfaits sanitaires de l'usage du tabac.

Le contre-interrogatoire du témoin de la semaine a de nouveau été une occasion de mettre en lumière que l'industrie s'est battue bec et ongles pour que les mises en garde sanitaires sur les paquets soient attribués à quelqu'un, et surtout pas à elle. (En fin de compte, les mises en garde ont été libellées ainsi: Santé Canada considère que ...)

Comme il l'avait fait avec le témoin Ed Ricard en mai 2012, Me Trudel a montré à M. Chapman un extrait de la Loi réglementant les produits du tabac (LRPT), entrée en vigueur en janvier 1989 (et qui a été remplacée en 1997 par l'actuelle Loi sur le tabac).

L'article 9, paragraphe (3) de la LRPT stipule que les conditions de l'étiquetage des paquets prévus dans la loi n'ont pas pour effet de relever le fabricant ou le distributeur de son obligation d'avertir les consommateurs des effets sanitaires des produits.

Qu'est-ce que le juge va penser d'un homme que son employeur a chargé de gérer ou de connaître ou de suivre les « affaires règlementaires » en 2005, puis, à partir de 2009, la « conformité » des produits aux lois et règlements, et qui prétend découvrir dans un palais de justice en octobre 2013 l'existence d'un article capital de la Loi réglementant les produits du tabac de 1988 qui a été repris avec peu de changement dans la Loi sur le tabac, et qui n'a jamais été abrogé depuis lors.

Dans la loi en vigueur, où la Partie III s'intitule Étiquetage, c'est l'article 16 qui dit
La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Il serait prématuré de dire quelle portée l'honorable Brian Riordan donnera dans son jugement final à cette disposition de la législation fédérale. Chose certaine, le juge ne pourra pas éviter la question.

Si le mutisme des cigarettiers est une violation de la loi, l'industrie canadienne du tabac ne pourra pas s'en tirer à aussi bon compte que le témoin de la semaine, car il y a un principe élémentaire du droit qui dit que « nul n'est censé ignorer la loi », un principe que connaissaient déjà les Romains de l'Antiquité, des siècles avant qu'une première compagnie de tabac engage un avocat, puis plusieurs avocats...


* *

Une deuxième édition relative aux 177e et 178e journées paraîtra à la suite de la présente édition.

La semaine prochaine, le procès est suspendu et il reprendra le 4 novembre.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
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utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

mercredi 23 octobre 2013

176e jour - Au tour de Rothmans, Benson & Hedges de monter au créneau

(PCr)
Depuis le début de la présentation de la preuve en défense des cigarettiers, en mai dernier, et plus encore depuis août, la défense d'Imperial Tobacco Canada, le chef de file actuel et historique du marché canadien, a absorbé la majeure partie du temps d'audition du tribunal. Les défendeurs des trois cigarettiers avaient ainsi planifié leur calendrier commun.

Lundi, les avocats Simon V. Potter et Pierre-Jérôme Bouchard, qui représentent les intérêts de la compagnie Rothmans, Benson & Hedges (RBH), ont pris place à l'avant-poste dans la salle d'audience. Le premier pour interroger le témoin du jour; le second qui sait par coeur les numéros des pièces au dossier de la preuve et au besoin faire parler les écrans de la salle d'audience ou celui du micro-ordinateur du juge, à coups de disquettes et de courriels, donnant accès à de nouveaux documents ou ressuscitant les anciens. Ainsi vont les procès modernes.

Le témoin du jour, ou plutôt de la semaine, s'appelle Steve George Chapman. C'est un chimiste formé à l'Université de Waterloo en Ontario, entré au service de RBH en janvier 1988, et aujourd'hui le haut responsable de tous les laboratoires de recherche dans l'entreprise, le conseiller de la haute direction en matière de conformité aux réglementations canadiennes relatives à la divulgation du contenu de la fumée des cigarettes, et l'homme sur qui Philip Morris International compte pour gérer rien de moins que le développement des produits dans sa filiale canadienne. Et M. Chapman n'a que 49 ans. Malgré son air modeste, on pourrait penser qu'il n'a peut-être pas atteint le sommet.

Avant d'aboutir devant le juge Riordan, le témoin Chapman est déjà passé à travers 7 jours de déposition préliminaire au procès: les procureurs du gouvernement fédéral canadien l'avaient alors longuement interrogé. Il semble que le vaillant cadre de RBH s'est offert lui-même pour cette épreuve, dont la comparution de cette semaine est une suite logique.

(Cet épisode de la déposition remonte à avant le procès, à une époque clôturée par l'arrêt de novembre 2012 de la Cour d'appel du Québec, une époque où la Couronne fédérale était encore légalement forcée de se défendre contre la tentative des compagnies de tabac de rejeter sur elle tous les blâmes qui leur sont adressés par les recours collectifs. Les compagnies n'ont pas abandonné cette ligne de défense très offensive, même si le fédéral a pu faire reconnaître son immunité par la Cour d'appel et n'envoie même plus d'observateur au procès présidé par Brian Riordan.)


Marque et constance

Me Potter a commencé par faire parler Steve Chapman de l'importance primordiale pour un cigarettier d'offrir, sous une marque donnée, un produit aux caractéristiques invariables.

À titre de responsable actuel du design des produits, le témoin a expliqué toutes les propriétés physiques dont il faut tenir compte pour livrer toujours le même produit en termes de goût, des propriétés dont on peut aussi se servir pour changer la teneur en goudron et en nicotine: longueur du tube, circonférence, longueur du filtre, intensité de la ventilation, porosité du papier, présence plus ou moins grande de tabac gonflé par un trempage dans la neige carbonique (dry ice expanded tobacco), etc.

On a compris que les cuisiniers de RBH étaient en mesure d'offrir sous chaque marque donnée un produit qui goûte la même chose d'un paquet à l'autre, peu importe les variations de qualité des récoltes de tabac. Les témoins que la défense veut amener pour parler du rôle d'Agriculture Canada seraient sûrement heureux d'apprendre cela.

Même s'il n'est arrivé dans le monde du tabac que dix ans avant la fin de la période d'activités de 48 ans couverte par le procès, Steve Chapman a déclaré que la compagnie n'avait jamais donné aux chimistes d'ordre d'atteindre un niveau donnée de nicotine dans telle ou telle cigarette. Par contre, le témoin a expliqué que la compagnie a déjà fixé des objectifs de teneur en goudron puisque cette variable influence fortement la saveur perçue par les fumeurs.


La « philosophie » chez RBH

Aux dires du témoin, les chercheurs de la compagnie de Brampton en Ontario prenaient pour acquis que l'usage du tabac a des conséquences néfastes pour la santé et, à défaut de connaître LA substance particulière dans le mélange qui cause les maladies (Un cantique déjà souvent entendu dans ce procès.), s'employaient à concevoir les cigarettes à teneur réduite en goudron que les marketeurs de la compagnie croyaient pouvoir vendre. Voilà la « philosophie » adoptée par la cliente de Me Potter.

Un moment donné après 1998, l'industrie canadienne du tabac s'est aperçu que le procédé de séchage des feuilles de tabac utilisé par les tabaculteurs canadiens favorisait l'apparition des nitrosamines dans le tabac. Les nitrosamines sont des substances qui se retrouvent ultimement dans la fumée et qui sont cancérigènes. L'industrie a alors fait changer durant les années 2000 le procédé de séchage de ses fournisseurs, à ses frais, s'il vous plaît! (Le témoin n'est pas allé jusqu'à apporter les factures avec lui.)

Le procédé fautif consistait à faire souffler sur les feuilles des courants d'air très chaud directement issus de moteurs à combustion, plutôt qu'en faisant sécher les feuilles à l'air libre ou par un séchage indirect avec de l'air chauffé comme dans un four.

L'interrogatoire n'a cependant pas permis au juge et au public de savoir quand ni pourquoi les agriculteurs canadiens étaient originalement passés du séchage à l'air libre pratiqué au bon vieux temps du « tabac de Virginie pur » des annonces de jadis, au séchage à même les chauds gaz d'échappement de moteurs.


Les humectants et autres additifs

Guidé par Me Potter, le chimiste Chapman a expliqué l'importance de l'emballage pour préserver un certain degré d'humidité dans les produits du tabac. La bouffée de fumée aspirée par le fumeur contient d'autant plus de goudron que le mélange est séché.

Avec la diminution tendancielle, depuis plusieurs décennies, de la consommation quotidienne moyenne des fumeurs, maintenant rendue sous la barre des 20 cigarettes, cela aurait eu pour effet que la dernière cigarette d'un paquet risquait d'être plus sèche et donc plus goudronneuse que les premières. Par prévenance, RBH s'est donc remise, en 2005, à ajouter un humectant (habituellement un glucide, comme le glycérol, aussi appelé glycérine) dans les mélanges, afin d'en prolonger le caractère humide, une pratique que l'industrie avait abandonnée en 1985.

Et pourquoi cet abandon en 1985 ? Eh bien parce que l'industrie canadienne voulait pouvoir dire qu'elle ne met pas d'additif dans ses cigarettes. M. Chapman a raconté que des articles de presse avaient engendré dans le public une confusion entre le di-éthylène glycol, contenu dans l'antigel, et le propylène glycol, utilisé dans l'industrie alimentaire. On peut trouver cela difficile à avaler, mais toujours est-il que RBH avait, aux dires de son conseiller scientifique, préféré retirer tous les additifs que d'expliquer la différence.

Le cadre de RBH s'est également fait un devoir de nier que sa compagnie ait déjà mis du coumarin ou de l'ammoniac dans ses cigarettes.

Les teneurs en goudron se sont maintenus après 2005 malgré la réintroduction de glucides dans les mélanges, a ajouté M. Chapman, peut-être en réplique implicite aux Jeffrey Wigand de ce monde qui disent que la glycérine brûlée se transforme en acroléine, un poison.  Bon point alors.

Mais les teneurs en goudron n'auraient-elles pas dû diminuer de ce fait, si on se souvient des explications de départ sur l'humidité ? L'interrogatoire a glissé sur d'autres sujets. De toutes manières, les événements survenus après 1998 ne sont même pas censés figurer dans les sujets examinés par le tribunal. Ils y figurent quand même parce que le juge semble préférer laisser les avocats faire des incursions dans le temps présent que de se faire reprocher un jour de les avoir empêchés de mener à bout leurs savantes explorations.

Par ailleurs, le menthol est le seul aromate que le cigarettier s'autorise à mettre dans des cigarettes vendues au Canada., aux dires de Steve Chapman, et la vente des marques en cause correspond à une petite fraction du marché. Le témoin a aussi mentionné qu'au 21e siècle, RBH n'utilise plus de tabac reconstitué dans ses mélanges, après avoir constaté que cela ne diminuait pas ses coûts de production, puisque le recon retombe plus facilement en poussière que le vrai tabac haché. Trop facilement.

(Rappelons que le procès exclut toutes les affaires reliées à la fabrication et à la vente des cigares et du tabac en vrac que les fumeurs mettent d'eux-mêmes dans le foyer d'une pipe ou dans un tube ou dans une feuille de papier à rouler. L'usage des aromates serait beaucoup plus fréquent de ce côté.)

Pendant un moment non précisé, selon la relation de M. Chapman, RBH a tenté de vendre une marque annoncée comme « sans additif », mais la proximité en langue anglaise des mots « additive » (un additif) et « addictive » (qui créé la dépendance) a trop fait jaser et RBH a retiré le produit du marché.

N'empêche que l'industrie, comme l'a distraitement reconnu le chimiste, est tout de même obligé d'utiliser de la colle pour faire tenir le filtre au papier qui contient le mélange de tabac. L'auteur du blogue n'a pas pu s'empêcher de noter que lorsqu'on parle de colle, on s'inquiète plus fréquemment de ceux qui la sniffent que de ceux qui l'inhalent après l'avoir brûlée. Peut-être à tort.

Lundi soir, il n'était pas facile de savoir ce que le juge Riordan retiendrait de tout cela. Durant la journée, il a cependant plus d'une fois fait allusion à la valeur probative de tel ou tel partie de l'interrogatoire.

Entre autres, le juge a paru désapprouver Me Potter d'avoir parlé à son témoin des affirmations faites par le professeur Richard Pollay, un expert en marketing du tabac sollicité par les avocats des recours collectifs et dont le témoignage a été enregistré au dossier de la preuve l'hiver dernier.

En principe, un témoin de faits doit pouvoir raconter de ce qu'il a lui-même observé ou accompli et doit éviter d'être influencé dans ses propos par ce qu'il aurait appris à l'occasion du témoignage de quelqu'un d'autre.


**

L'interrogatoire de Steve Chapman s'est poursuivi mardi matin (177e journée) et un contre-interrogatoire a aussitôt commencé qui s'est terminé cet après-midi (178e jour).

La prochaine édition de ce blogue racontera les deux journées de mardi et mercredi.

vendredi 18 octobre 2013

175e jour - Les ados voyaient-ils les annonces de tabac dans TV Hebdo ?

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PCr)
Ce mercredi, Imperial Tobacco Canada a fait comparaître Neil Blanche, un nouveau venu dans le procès.

Souriant, grand, mince, avec une chevelure blanche et une tête d'acteur de téléroman-savon américain des années 1990, ce témoin a fait carrière chez Imperial Tobacco de 1983 à 2012, moment où il a pris sa retraite. Après avoir débuté comme représentant aux ventes, M. Blanche a occupé divers postes dans le marketing et fini par être en charge durant quelques années des achats d'espaces publicitaires.

L'interrogatoire et le contre-interrogatoire du témoin ont été notamment une occasion d'examiner devant le tribunal des listes de périodiques où la compagnie de tabac a fait à certaines époques des placements publicitaires.


Des annonces n'importe où

Dans le lot, il y avait le célébrissime TV Hebdo. Ne pouvant empêcher les avocats des recours collectifs de souligner que des annonces de cigarettes d'Imperial étaient parues dans ce périodique destiné aux télévores ordinaires de tous âges, la défense de la compagnie avait planifié d'interroger M. Blanche là-dessus, peut-être en vue d'atténuer une mauvaise impression qu'aurait créée une tentative déjouée de dissimulation du fait.

Or, pas plus tard que lundi de la semaine dernière, Anthony Kalhok, qui fut le vice-président du marketing d'Imperial de 1975 à 1979, affirmait qu'Imperial avait cessé de placer des annonces dans TV Hebdo, grosso modo parce que ce genre de publication se retrouvait trop facilement et souvent sous les yeux d'un lectorat d'âge mineur. (Après 1979, M. Kalhok est passé dans la haute direction d'Imasco, le holding qui contrôlait Imperial Tobacco et d'autres entreprises dans des domaines d'activités fort différents du tabac. En 1986, Kalhok est parti pour la brasserie Labatt.)

Cette déclaration du témoin de la défense Kalhok n'était probablement pas planifiée comme l'était de longue date le témoignage de Neil Blanche.

extrait de la pièce 300
Il appert donc que la précaution de M. Kalhok n'a pas longtemps tenu lieu de règle, à supposer qu'elle ait été appliquée après son départ.

Le témoignage du marketeur Blanche a plutôt permis au tribunal de constater que dès le mois de juin 1981, Imperial était en train d'inclure, comme si de rien n'était, TV Hebdo dans ses placements publicitaires qui ciblaient les personnes de 12 à 34 ans (voir les documents de marketing versés au dossier de la preuve sous les numéros 292-82 et 300)


Un code imprécis

Les explications de M. Blanche, interrogé par Me Craig Lockwood, ont visé à faire comprendre au juge Riordan que le lectorat de TV Hebdo était tout de même, en 1983 par exemple, composé de 84 % de personnes majeures (voir en page 26 de la volumineuse pièce 20307).

Ce pourcentage était très au-dessus du plancher de 75 % qui aurait fait disqualifier la publication comme débouché publicitaire, en regard du code d'autoréglementation de l'industrie cigarettière au Canada.

75 pourcent ??

Depuis le temps que l'on parle, au tribunal de Brian Riordan, des versions successives et de l'application de ce code, le public aurait pu croire que le plancher, quand il y en a eu un de précisé, avait toujours été de 85 % de lectorat adulte. C'est ce qu'il était quand le code d'autoréglementation a cédé la place à la Loi sur le tabac, votée par le Parlement fédéral canadien en 1997.

M. Blanche s'est trouvé à involontairement attirer l'attention sur le fait qu'Imperial, dans les années 1980, s'autorisait à faire de la pub dans des périodiques où presque le quart du lectorat pouvait être composé de personnes mineures.


Des limitations sans effet

Mais si le code d'honneur de l'industrie finit par paraître ou continue de paraître un insignifiant tigre de papier aux yeux du juge, ce pourrait être pour une autre raison que celle de la fluctuation de ce pourcentage.

Ce pourrait être, entre autres, parce que ce plancher de 75 % ou de 85 % de lecteurs adultes, ou, autrement dit, ce plafond de 15 % ou 25 % de lecteurs mineurs, n'empêchait pas du tout les cigarettiers de rejoindre au fil d'une année une très forte proportion de la population d'âge mineur en utilisant comme véhicule publicitaire des périodiques à grand tirage et à grande portée comme l'était par exemple TV Hebdo. La raison est qu'on peut finir de cette façon par rejoindre une plus forte proportion de jeunes que par une publication dont ils seraient les lecteurs exclusifs mais qui n'est pas lue par des masses de jeunes. (En ce sens, une annonce dans le télé-horaire d'un quotidien comme La Presse ou Le Soleil a pu rapporter plus que dans le magazine Croc.)

Lors de son contre-interrogatoire de Neil Blanche, Me Philippe Trudel s'est employé, peut-être avec succès, à démontrer au juge, chiffres de l'industrie à l'appui, que des millions de jeunes Canadiens ont vu les annonces de cigarettes dans TV Hebdo. L'examen des nombres absolus de mineurs exposés à la pub dans TV Hebdo fut l'un des rares moments de la journée où des interruptions et objections ont pu perturber l'avancement de la preuve. Autrement, l'atmosphère a été studieuse. Le témoin n'a pas paru trop nerveux, sauf quand il éclatait d'un rire très sonore.


Un code peu contraignant

exemple d'une annonce vue
par le tribunal mercredi et qui
était permise par le « code »
Me Trudel a aussi contre-interrogé M. Blanche sur la façon dont le code d'autoréglementation de l'industrie restreignait concrètement la publicité susceptible d'atteindre les jeunes par un canal ou un autre.

Les vitrines des points de vente et les panneaux-réclames n'ont pas été oubliés. Une abondante correspondance interne signée ou reçue par le témoin a été enregistrée dans le dossier de la preuve.

Des propos de l'ancien marketeur, il ressort notamment que:
  • des annonces d'un événement artistique ou sportif associé à la marque de cigarette d'un commanditaire et vues partout par un public de tous âges échappaient aux rigueurs du code de l'industrie du tabac du fait que les événements commandités étaient d'un faible intérêt pour les mineurs, lesquels avaient aussi rarement les moyens d'y assister (En disant cela, M. Blanche donnait l'exemple du golf et du jazz, mais pas des courses d'autos ou de motos.)
  • à moins d'être d'une dimension d'un panneau-réclame d'autoroute, une annonce de cigarette pouvait, selon le témoin Blanche, se trouver tournée vers l'extérieur dans une fenêtre d'un commerce à proximité d'une école, et respecter facilement le code;
  • le code interdisait de montrer des personnes de moins de 25 ans mais pas des personnes d'un âge impossible à déceler, et encore moins de montrer des activités susceptibles de titiller les jeunes;
  • le seul moyen pour une annonce de contrevenir à l'esprit du code voulant que les fabricants ne fassent pas d'allégations en matière de santé, ça aurait été de dire que la cigarette A est plus saine que la cigarette B;
  • la publicité faisant une référence implicite à un style de vie n'était pas interdite par la loi, alors l'industrie ne s'est pas privée d'y recourir. (La loi de 1997, que la Cour suprême du Canada a entièrement validée en juin 2007, et qui interdit explicitement ce procédé publicitaire, s'est appliquée seulement après la période de 1950 à 1998 couverte par les actions en recours collectifs.)
une autre annonce apparue sur
les écrans de la salle d'audience
et permise par le « code »


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Le procès des principaux cigarettiers canadiens reprend lundi. Après des semaines à voir défiler à la barre des témoins appelés par Imperial, on verra enfin comparaître un témoin de la défense de Rothmans, Benson and Hedges, Steve Chapman.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


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3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
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mercredi 16 octobre 2013

174e jour - Vous l'avez fait revenir juste pour ça ?

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PCr)
Le juge Brian Riordan n'a pas pu retenir une brève mais vive manifestation de désappointement quand l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Nancy Roberts a eu terminé au bout d'à peine 30 minutes l'interrogatoire de l'ingénieur en procédés Wolfgang Karl Hirtle.

L'invité du jour et relativement jeune retraité de cette compagnie avait déjà témoigné en décembre devant le tribunal et il n'habite pas plus loin qu'en lointaine banlieue de Montréal, mais le juge s'est demandé à voix haute si la défense avait besoin de faire de nouveau comparaître M. Hirtle et ne pouvait pas obtenir autrement la substance de son témoignage additionnel ou révisé.

Car il se trouve que le témoin a eu un scrupule.

Me Roberts: Pourquoi êtes-vous de retour ici aujourd'hui ?
Wolfgang Hirtle: Vous m'avez téléphoné il y a quelques mois concernant une question dont vous vouliez parler avec moi. Je vous ai dit qu'une partie du témoignage que j'avais donné n'était pas exact. J'avais commencé à me souvenir de davantage. J'ai commis l'erreur de vous dire que je reviendrais si vous le vouliez.  (traduction de l'auteur du blogue)

Ça aurait pu être touchant si les questions de Me Roberts à son témoin n'avaient pas été si directives que le juge a trouvé nécessaire au bout d'une quinzaine de minutes de dire que cette façon, qu'il autorisait quand même, pouvait affaiblir la valeur probante d'un tel témoignage.  (Valeur probante est ici le mot de code pour dire crédibilité et l'avocate semble avoir compris qu'elle marchait sur des oeufs.)

M. Hirtle a aussi déclaré qu'il était nerveux, ce qu'on comprendrait facilement. Cependant, par rapport à bien des hommes qui se tortillent les jambes derrière le muret qui sert de lutrin, et ne confessent jamais leur nervosité, ce témoin avait l'air plutôt calme.

(Le juge ne peut pas voir les jambes croisées. Par contre, il voit les témoins de face, ce qui est impossible au public de la salle d'audience.)

Contrairement à la totalité des témoins masculins dans le procès de l'industrie canadienne du tabac, qui sont comparus en portant un veston ou une cravate, sinon les deux dans la très écrasante majorité des cas, le témoin Hirtle s'est de nouveau amené à la barre des témoins en simple chemise à manches longues et avec des jeans noirs, lesquels ressemblent à s'y méprendre à ceux qu'il portait en décembre lors de cet interrogatoire par les avocats des recours collectifs  Gabrielle Gagné et André Lespérance.

Décontraction vestimentaire exceptionnelle de la part d'un témoin ou mise en scène de la candeur ? Difficile au public de la salle d'audience de trancher.

Et qu'est-ce qui tracassait Wolfgang Hirtle dans son témoignage de décembre ?

Essentiellement le fait qu'il puisse avoir donné l'impression que le tabac reconstitué (recon) fabriqué à l'usine Ajax, qu'Imperial possédait à Montréal, contenait des débris d'un tabac haché fin et en vrac qui est destiné à aboutir dans des blagues de tabac et qui contient, ô horreur, des additifs.

Si Me Roberts avait dit au téléphone à l'ingénieur le nombre de fois depuis le début de ce procès où les avocats des recours collectifs ont fait verser dans le dossier de la preuve des documents qui prouvent la présence d'additifs dans les cigarettes qu'ont vendues Imperial et d'autres compagnies, le pauvre M. Hirtle ne serait pas fait de remords avec son absence de certitude de décembre.

Mardi, le témoin a été catégorique: les poussières des cigarettes usinées et du tabac en vrac ne sont pas mélangées. M. Hirtle a plutôt insisté pour faire comprendre que les résidus provenant de la séparation mécanique des feuilles de tabac et de leur tige étaient broyées avant d'aboutir dans le recon, car les fumeurs remarquent et se plaignent d'un mélange contenant des tiges apparentes. Des brins de tabac qui proviennent de l'incorporation du tabac dans les cigarettes lors de l'usinage sont traités séparément, et de même pour les poussières de tabac qui proviennent du nettoyage des machines où on aromatise certains mélanges.

En 2012, l'ancien chef de la direction d'Imperial Jean-Louis Mercier s'était vanté que sous son règne la compagnie avait réduit ses coûts de production en récupérant tous les résidus qui risquaient d'être perdu lors de la fabrication des produits du tabac. Il n'avait pas cru bon d'augmenter son mérite en faisant valoir toutes les précautions prises pour ne surtout pas mélanger le merveilleux tabac de Virginie pur légitimement arrosé d'humectants et d'agents de préservation, et le maudit tabac destiné aux pipes ou aux cigarettes roulés à la main et arrosé d'humectants, d'agents de préservation ET d'additifs qui ne sont ni des humectants ni des agents de préservation.

Ces substances sont d'ailleurs encore un tel inavouable secret de fabrication que des documents examinés lundi par le tribunal ne seront enregistrés au dossier de la preuve qu'assorti de la mention CONFIDENTIEL, et sont disparus des écrans de la salle d'audience sitôt après y être apparus. Les avocats de la concurrence, qui ont accès à ces vieux documents, sont tenus de ne pas partager avec leurs clients la connaissance moins imparfaite que cela leur donne des « recettes de cuisine » d'Imperial. La confidentialité vise sans doute à empêcher les deux journalistes de la salle de révéler au crime organisé lecteur de blogues des données qui pourraient éventuellement servir à produire des cigarettes de contrefaçon. (Ne riez pas.)

La seule pièce que Me Roberts a fait verser au dossier de la preuve en défense est elle-même expurgée d'un petit bout, ce qui n'empêche heureusement pas d'en comprendre la teneur. (pièce 20305 qui concerne l'élimination/récupération des résidus)

*

Le contre-interrogatoire de Wolfgang Hirtle n'a pas prolongé de beaucoup son passage à la barre des témoins.

De nouveau, la partie demanderesse au procès a cependant profité d'un « revenant » pour compléter sa preuve. Les avocats André Lespérance et Bruce Johnston ont de nouveau jeté sous les yeux du juge et du témoin des documents qui montrent que la mémoire de ce dernier pouvait avoir encore besoin de rafraîchissement.

Dans un communiqué de presse émis en 1994 par le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (pièce 40017), on pouvait relire que « deux fabricants, RJR-Macdonald inc et Imperial Tobacco, utilisent de petites quantités de tabac reconstitué, une méthode de recouvrement et de réutilisation de petits morceaux de tabac issus des premiers stades de traitement et de manufacture des cigarettes et du tabac haché fin ».  Le tabac haché fin aussi ! ... à mettre dans votre pipe.

Les avocats des recours collectifs ont aussi montré de nouveaux documents qui décrivent comment est fabriqué le recon et qui réfèrent à « toutes les poussières » (all dust) des usines sans mentionner l'exclusion des poussières issues de la confection du tabac haché fin aromatisé. Ces pièces ont été enregistrées sous les numéros 1606 et 1607, et sont, ...confidentielles, à la demande de la défense.

De son côté, M. Hirtle a eu les papiers sous les yeux et n'a pas modifié son témoignage. Il a dit qu'Imperial ne prendrait pas le « risque » de mélanger tout cela. Me Lespérance a essayé en vain de faire préciser à l'ingénieur de quel risque il s'agissait.

Après une demi-heure dans la salle d'audience, le témoin a obtenu son congé du juge Riordan. Les parties ont alors discuté de divers problèmes de gestion du procès. Nous reviendrons sur certains aspects de ces discussions.

La journée d'audition a duré moins d'une demi-journée.

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mardi 15 octobre 2013

173e jour - Fin du contre-interrogatoire de Gaétan Duplessis

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(SGa)
Jeudi, le contre-interrogatoire de Gaétan Duplessis, entamé le 17 septembre dernier, s’est enfin poursuivi. Le témoin a été un pilier des recherches de l'industrie du tabac au Canada. Diplômé en agronomie, il est entré chez Imperial Tobacco Canada (ITC) en 1981, comme chercheur, et il est devenu, en 2005, chef de la division de la recherche et du développement. Il est à la retraite depuis 2010.

Devant une telle pointure de la recherche interne dans le monde des cigarettiers, l’auteur de ce blogue, lui-même doté d’un bon bagage en vulgarisation scientifique, a dû demeurer bien attentif durant l’audience pour comprendre et déchiffrer toutes les pièces présentées au dossier par les avocats de la poursuite André Lespérance et Philippe Trudel.

Mais faisons d’abord une brève rétrospective. Lors de la première apparition de Gaétan Duplessis au 167e jour d’audience, l'avocate de la défense d'ITC avait fait ressortir le rôle d’Agriculture Canada dans la recherche sur le tabac. Pendant des années, ce ministère a participé activement à la recherche sur la culture du tabac en fournissant des chercheurs et en finançant en partie la recherche. Il est ensuite demeuré discret sur cette participation et laissait le soin à l’industrie de disposer des résultats comme elle le souhaitait.

Lors du 173e jour d’audience, on aurait pu penser que les avocats des recours collectifs allaient pousser plus loin leur interrogatoire sur le rôle d’Agriculture Canada. Or, d’autres sujets « chauds » ont intéressé les juristes.


Une mémoire capricieuse

Durant des années, l’industrie du tabac s’est évertuée à nier les effets de la cigarette sur la santé et le lien causal entre son usage régulier et le développement de maladies telles que le cancer du poumon. En matinée, les avocats du recours collectif ont présenté des pièces au dossier confirmant cette stratégie de déni.

Il y a trente ans de cela, M. Duplessis faisait partie d’un petit groupe de scientifiques d’ITC appelés à écouter et à critiquer une présentation faite par leur patron, Patrick Dunn, vice-président à la recherche et au développement. Cette présentation était intitulée "The functional and social significance of smoking,"  (pièce au dossier 1434.1) et les commentaires des chercheurs (dont ceux de M. Duplessis) se sont retrouvés dans un autre document (pièce 1434), qui a été présenté au tribunal.

Dans la version écrite de l'exposé de M. Dunn, on mentionnait les effets physiologiques, médicaux, pharmacologiques et sociaux de la cigarette. On peut y constater qu’à l’époque, l’industrie avait déjà conscience du nombre important d’études qui liaient la cigarette à diverses maladies, dont le cancer du poumon, les maladies du cœur, l’emphysème, etc. Mais ces évidences scientifiques n’ont pas empêché Patrick Dunn de mentionner plusieurs effets bénéfiques de la cigarette auxquels il croyait : amélioration de la performance chez les étudiants, réduction du stress, accroissement de la vigilance visuelle, hausse de l’efficacité cognitive, réduction de la fluctuation des changements d’humeur.

De tels bénéfices associés au tabagisme auraient pu être fortement contestés par la communauté scientifique qui disposait déjà à l’époque de plusieurs études documentant les effets néfastes du tabagisme.

C’est sans doute une des raisons pour laquelle M. Duplessis mentionnait dans ces commentaires que « si la présentation avait été faite à un public hors de l’industrie, elle aurait sans doute été mal reçue par un grand nombre de ces gens » (traduction libre).

En rapport avec ce commentaire, l’avocat a demandé à M. Duplessis, pourquoi on ne devait pas parler négativement de la cigarette à cette époque. M. Duplessis, comme à plusieurs autres questions posées par l’avocat, a mentionné qu’il ne se souvenait plus des détails de cette rencontre (qui date quand même d’il y a près de trente ans). Un peu plus tard, lors d'un complément d’interrogatoire, la mémoire a semblé toutefois lui revenir un peu. Il a alors mentionné qu’il s’agissait d’une « horrible présentation assortie d’une centaine de diapositives ».


Un petit imbroglio

Tout juste avant le diner, un petit imbroglio est survenu entre Suzanne Coté, l'avocate d'ITC, et le juge Riordan. Me Côté a émis le souhait que l'audience se termine à 12h30, comme convenu en début de semaine, mentionnant qu’elle avait d'autres engagements en après-midi. Le juge s'est montré plutôt en défaveur d'un ajournement avant la fin du témoignage, disant qu'il fallait terminer alors que M. Duplessis se trouvait dans la salle d’audience. L'avocate, visiblement contrariée, a insisté vivement, affirmant que la journée devait se terminer à 12h30. Puis, alors que le juge lui donnait finalement raison (il proposait alors de reporter la fin du témoignage à aujourd'hui, mardi), l'avocate s'est ravisée et a accepté de poursuivre le travail en après-midi, affirmant que ses engagements avaient pu être déplacés. Dénouement heureux que l'on doit sûrement en partie à la souplesse des télécommunications modernes...


Des cigarettes ventilées ou pas

En après-midi, il a été beaucoup question des trous présents au bout des cigarettes légères. Selon un expert de l'industrie, Michael Dixon (qui est comparu devant la Cour en septembre), ces trous, une fois bloqués par les lièvres des fumeurs, n’entraînent pas une inhalation plus grande de goudron, de nicotine et de monoxyde de carbone.

Interrogé sur cette question, M. Duplessis a affirmé qu’au contraire, ce fait représentait un risque accru d’inhalation des sous-produits de la cigarette. L’information présente sur les paquets de cigarettes sur la teneur en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone s’en trouvait par conséquent faussée, dit-il.

Cette affirmation a d’ailleurs semblé validée par une autre étude réalisée par une collègue de M.  Duplessis, Cathy McBride. (pièce 1603)  Cette chercheuse avait recueilli des bouts de cigarettes dans les cendriers des centres commerciaux et en était venue à la conclusion que près de la moitié des fumeurs recouvraient les trous de ventilation avec leurs lèvres. Le blocage de ces trous était une pratique plus courante avec les cigarettes « ultra-légères » qu’avec les autres types de cigarettes et cela augmentait la dose de nicotine, de goudron et de monoxyde de carbone inhalée, par rapport à ce qui était affiché sur les paquets. 

*

Cette semaine, seulement deux demi-journées d’audience sont au calendrier du procès présidé par le juge Brian Riordan.

Le témoignage de Wolfgang Karl Hirtle, un ingénieur en procédés d'ITC, commence cet après-midi. M. Hirtle a déjà témoigné en décembre dernier, convoqué par la partie demanderesse. Il revient cette fois-ci à l'appel de la défense d'Imperial.


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jeudi 10 octobre 2013

172e jour - Un témoin de la défense presque parfait

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(AFl)
Me Craig Lockwood, avocat d'Imperial Tobacco Canada (ITC), a prévenu l'auditoire dès l'ouverture de la journée: il y aura de la répétition aujourd'hui... Tant mieux pour moi qui assiste pour la toute première fois aux audiences: un peu de répétition m'aidera peut-être à entrer dans le dossier tout en douceur.

Pour sa 10e journée de témoignage depuis mars 2012, le témoin Ed Ricard, un ancien cadre récemment retraité d'ITC a tenu les promesses de l'avocat: de la répétition, il y en a eu ce mercredi.

Ed Ricard, qui a 52 ans, a fait toute sa carrière chez ITC. Entré chez le cigarettier en 1982, il y a occupé une kyrielle de fonctions, principalement dans la division du marketing, d'analyste à responsable de groupe de recherche. Avant de prendre sa retraite, il était à la tête du département en charge des stratégies de marketing. Son rôle dans l'entreprise en a notamment été un de prévisionniste (forecaster) chargé de décrypter les tendances du marché et de les anticiper.

Pendant toute la journée, Ed Ricard a rattrapé avec aisance la balle lancée par Craig Lockwood et a été un témoin idéal pour la partie défenderesse en ne sortant pas d'un iota du discours officiel déjà entendu à de nombreuses reprises lors du présent procès, et rapporté ici.


Les jeunes

Son point, répété ad nauseam: la cible de la compagnie de tabac n'a jamais été les jeunes de moins de 18 ans. Pour appuyer ses dires, le témoin Ricard a offert une longue leçon sur l'importance, pour une entreprise, de faire grandir son marché et de le consolider. En un mot, et le témoin ne s'en cache pas: faire de l'argent. C'est d'ailleurs cet argument qu'il a utilisé pour tenter d'expliquer au juge Riordan son point de vue: les jeunes n'étaient pas ciblés par Imperial Tobacco car investir pour convaincre les jeunes de se mettre à fumer aurait été une perte d'argent pour la compagnie. « Cela n'aurait pas eu de sens pour la compagnie de cibler des gens qui ne fumaient pas encore (...) Notre focus était mis sur ceux qui fumaient déjà » (traduction libre)

Selon Ed Ricard, comme il était de notoriété publique que l'industrie du tabac déclinait en raison du contexte politique général qui encourageait les gens à cesser de fumer ou à ne pas commencer, il n'aurait pas été efficace d'aller à l'encontre de cette tendance générale. ITC n'avait ni les ressources, ni l'expertise, pour influencer les tendances fondamentales de la société. Pour paraphraser le témoin: le but du jeu est de faire de l'argent et nous n'investirons pas contre quelque chose qu'on ne peut pas changer, les non-fumeurs ne nous intéressaient pas.

(Une question naïve surgissant à l'esprit d'une blogueuse débutante: comment les non-fumeurs peuvent-ils ne pas intéresser une compagnie de tabac étant donné qu'ils sont les futurs clients ?)


Les « switchers »

Outre les non-fumeurs, il a aussi été question d'un autre groupe-cible (ou non ciblé, c'est selon...) pour les compagnies de tabac: les « switchers », c'est-à-dire les personnes qui ont au cours d'une année essayé plus d'une sorte de cigarettes. C'est un groupe, selon Ed Ricard, que la compagnie voulait essayer de mieux comprendre. Pour appuyer ses dires, Me Lockwood a fait enregistrer une nouvelle pièce au dossier.

Selon ce document daté de 1989, les consommateurs de cigarettes de la catégorie « switcher » représentaient en 1989 10,9 % du marché. Dans ce lot, un infime nombre, selon le témoin, sont en réalité des gens qui commencent à peine à fumer (0,5 % est le chiffre qu'il a lancé), un nombre bien trop infime pour être intéressante financièrement.

Or, il apparaît dans une autre pièce au dossier de la preuve que les groupes de fumeurs qui ont la plus forte propension à changer de marque sont les groupes d'âge des moins de 25 ans (20 %) et des moins de 20 ans (28,9 %).

La question que l'on est en droit de se poser est donc: la compagnie ITC était-elle intéressée à convertir le maximum de ces switchers qui, comme par hasard, se retrouvent proportionnellement plus nombreux dans les groupes d'âge les plus jeunes? Ou, comme l'a laissé entendre Ed Ricard, cette catégorie de fumeurs sans loyauté ne valaient pas la peine qu'on s'intéresse à eux, donc qu'on investisse de l'argent dans des campagnes pour les convaincre? Ce discours a jeté de la confusion dans le témoignage d'un témoin pourtant très bien préparé.


Cigarettes « légères » et souci sanitaire

Le cas des cigarettes « légères » a ensuite été soulevé. C'est un autre thème dont il a été question dans ce blogue, notamment en septembre, ainsi que l'hiver dernier.

Selon Ed Ricard, et conformément à ce qui a déjà été entendu ces derniers mois, l'introduction des cigarettes « légères » n'a jamais encouragé les gens à arrêter de fumer. Les fumeurs choisissent les cigarettes à basse teneur en goudron pour leur goût, point final. Certes, le témoin a concédé que parmi les gens qui choisissent les cigarettes dites légères, quelques uns le font pour des raisons de santé...

Le témoin Ricard a insisté surtout sur le fait que la question de la légèreté des cigarettes est une valeur relative d'une marque à l'autre. (Ainsi par exemple, la Player's légère l'est simplement plus que la Player's filtre régulière, mais pas plus légère que la Medalion régulière.)


Connaître le marché

La volonté de l'industrie du tabac de contrer son déclin et de concentrer ses efforts sur le marketing a été l'un des autres thèmes exploités ce mercredi. Le juge Riordan s'est vu présenter une longue étude datant de 1996, un document concernant le projet Viking et un mémo de 1984 portant le titre évocateur Sauver l'industrie canadienne du tabac (Saving the Canadian tobacco industry).

Sur une invitation de Me Lockwood, Ed Ricard a loué l'inventivité de l'auteur du premier document, Bob Bexon, un homme capable de penser à l'extérieur des sentiers battus et qui utilise notamment le terme révélateur de « pre starter » pour désigner des non-fumeurs qui n'ont jamais fumé...

Pour appuyer ses efforts de mieux cerner qui sont les fumeurs présents et à venir, l'industrie s'appuie sur une multitude de sondages, comme le Continuous Market Assesment (C.M.A.) et un sondage mensuel (Monthly survey) que Me Lockwood et le témoin Ricard ont patiemment décortiqués, même si le juge Riordan, lui, marquait parfois des signes d'impatience, comme quelqu'un qui connaîtrait cette histoire par coeur.

Dans ce genre d'études, qui ont longtemps observé les personnes âgées d'à peine 15 ans, les habitudes des consommateurs, leur âge et leur sexe, ou encore leurs marques de cigarettes favorites présentes et passées sont répertoriées régulièrement.

Des enquêtes comme le C.M.A. constituent, selon le témoin, une source d'information fondamentale pour les compagnies de tabac car elles dressent un portrait des consommateurs. En revanche, elles ont leurs limites: elles ne sont pas valides d'un point de vue statistique car elles ne sont pas représentatives de l'ensemble du Canada.

L'autre élément qui aurait pu rendre ces questionnaires plus pertinents, c'est sans doute la mesure régulière de la perception du risque lié à l'usage du tabac. À une question de l'avocat d'Imperial à ce sujet, Ed Ricard a mentionné que des questions sur la santé étaient posées « de temps en temps » mais que ce n'était pas une mesure jugée importante en termes de prospective et de détection des grandes tendances à venir dans le marché.


Les jeunes, encore

La question de l'âge ciblé par l'industrie a été au coeur des discussions de tout l'après-midi de mercredi. On y a notamment fait référence aux paquets de 15 cigarettes qui ont été introduits sur le marché au début des années 1990 mais retirés peu de temps après à cause, selon le témoin, de la pression des groupes antitabac qui considéraient qu'un tel conditionnement avait été créé pour plaire aux groupes d'âge les plus jeunes. Ed Ricard a immédiatement balayé un tel argument d'un revers de la main, alléguant qu'il s'agissait en fait d'un produit destiné à une majorité de fumeurs qui ne consommait que 15 cigarettes par jour et qui pouvait y trouver des avantages surtout d'ordre économique.

Comme pour illustrer le fait que « les jeunes » (youth) n'étaient absolument pas ciblés par les campagnes de marketing, le témoin a eu le mérite de faire sourire une partie de l'auditoire en déclarant avec aplomb ne jamais avoir eu connaissance de l'acronyme CRY pour désigner une série d'études titrées Consumer Research Youth et produites par des enquêteurs externes pour le compte d'Imperial (pièce datée de 1987 apparue sur les écrans de la salle d'audience).

Dans cette veine, Ed Ricard a même évoqué des campagnes de publicité qui auraient pu cibler de jeunes mineurs et qui avaient été proposées à ITC mais refusées car jugées inappropriées. La défense n'a montré aucun document à l'appui de cette déclaration.

Toujours sur la question de l'âge, Ed Ricard a répété à de nombreuses reprises et toujours avec un ton un peu las que la compagnie avait au fond très peu de renseignements sur les gens âgés de moins de 18 ans, entre autres parce que ces derniers ne participaient à aucun « focus group », car ils n'étaient pas le public-cible de la compagnie. À partir d'avril 1992, cette dernière a même pris la décision de ne plus interviewer les personnes de moins de 19 ans. Pour une fois, Ed Ricard n'a pas été d'accord avec sa hiérarchie et a expliqué au juge Riordan que ce changement avait des implications négatives dans les calculs statistiques et le décryptage des tendances.

Me Lockwood a enfin donné l'occasion au témoin de parler des campagne de prévention de la vente de tabac aux mineurs, comme l'Opération ID menée chez les commerçants. Ed Ricard a dit que ce n'était pas seulement une opération de relations publiques.

*

Les avocats des recours collectifs n'ont fait aucun contre-interrogatoire.

**

Gaétan Duplessis sera à la barre des témoins aujourd'hui.


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mercredi 9 octobre 2013

171e jour - Dernier tour de piste du marketeur Anthony Kalhok

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(PCr)
Pendant des années, la firme Canadian Market Facts Limited a sondé pour le compte d'Imperial Tobacco, le principal fournisseur du marché québécois, les perceptions des fumeurs de 15 ans et plus.

En 1977, elle rapportait que parmi les Canadiens francophones de 15 ans et plus, 68 % déclaraient qu'il n'est pas du tout vrai qu'ils se sentent plus à l'aise parmi les fumeurs que parmi non-fumeurs, contre 27 % qui disaient que c'est un peu vrai, et 4 % qui répondaient que c'est tout à fait vrai.

On devine que les réponses n'auraient plus été les mêmes à la veille de l'entrée en vigueur au Québec de lois qui ont interdit, d'abord timidement puis plus généreusement, de fumer en divers endroits publics, en 1986 (loi Lincoln), en 1999 (loi Rochon de 1998) et en 2006 (loi Couillard de 2005).

Parmi les mêmes répondants de 1977, on pouvait aussi remarquer que 44 % déclaraient fumer davantage durant les fins de semaine, contre 8 % qui affirmaient le faire plus souvent durant la semaine.

Chez Imperial, les renseignements régulièrement fournis par Canadian Market Facts, dont on ne vient de voir qu'un très petit échantillon, servaient à segmenter le marché et à trouver la bonne stratégie publicitaire pour chaque « cible ». Les cigarettiers connaissaient leurs clients fidèles et leurs clients potentiels, ce qui est naturel. Il n'y a rien d'étonnant à ce que leurs annonces de la même époque aient plus souvent montré des fumeurs dans leurs loisirs de fin de semaine ou de vacances, souvent en présence de non-fumeurs, que lors de pauses du travail ou durant le travail.

Par comparaison, de quelles données systématiquement et régulièrement colligées les chercheurs en santé publique de l'époque disposaient-ils ?

*

Les exemples ci-haut mentionnés viennent de la pièce 130 au dossier de la preuve, enregistrée devant le tribunal au printemps 2012.

Cette pièce est revenue sur les écrans de la salle d'audience lundi, parmi plusieurs autres pièces déjà versées au dossier.

Comme le témoin du jour, Anthony Kalhok, un ancien vice-président au marketing d'Imperial Tobacco, était déjà comparu sept fois au procès (dont près de six jours complets d'audition consacrés à son seul témoignage), le défenseur de la compagnie, Me Craig Lockwood, a eu beaucoup de mal à trouver quelque chose de nouveau à lui faire raconter à l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le témoin a répété que le marketing vise à enlever des parts de marché aux concurrents et non pas à créer une nouvelle clientèle parmi les adolescents, tout en reconnaissant que les fumeurs sont fidèles à leur marque favorite et que le marché déclinait.  Il a également répété que sa compagnie et l'industrie n'ont jamais fait d'allégations publiques en matière de nocivité relative de leurs différentes marques.

En revanche, M. Kalhok a aussi fait l'éloge de la puissance du paquet de cigarettes comme outil de promotion d'une marque partout où va le fumeur, et cet éloge n'était sûrement pas au programme de l'interrogatoire de l'avocat, en une époque où l'industrie cherche à éviter que des pays soient tentés d'imiter l'Australie en imposant des emballages neutres et uniformes de produits du tabac.

De son côté, le procureur de la partie demanderesse André Lespérance a tenté, comme son équipier Bruce Johnston en d'autres occasions, de cuisiner le témoin.

Alors qu'un autre témoin souvent revenu au tribunal depuis mars 2012, Michel Descôteaux, a durant certaines comparutions primitives paru prendre un certain plaisir à jouer une partie d'échecs avec un procureur des recours collectifs, avant de finir par avoir l'air écoeuré les dernières fois, le témoin Kalhok, lui, revient chaque fois de plus en plus culotté et souriant.

M. Kalhok a-t-il joué au curling sur le bord du précipice, notamment à propos de l'absence de prétentions de l'industrie quant au caractère moins dommageable des cigarettes à basse teneur en goudron ?

Il y a deux manières de voir les choses, et on ne sait pas laquelle le juge Riordan adoptera.

Ou bien le magistrat attachera une grande importance au fait qu'il n'a pas entendu d'aveu, ou bien il se fiera à sa longue observation du témoin et conclura que l'as du marketing d'Imperial est trop intelligent pour être cru quand il explique que l'industrie fait de la prose sans le savoir, c'est-à-dire affirme ou du moins sous-entend que certains de ses produits sont plus sûrs ou moins risqués pour la santé, sans avoir voulu le faire.

Avant même que commence le contre-interrogatoire par Me Lespérance de l'homme qui a obtenu que Player's détrône Export A auprès des fumeurs canadiens, il est possible que le juge Riordan se soit souvenu, après les heures passées l'hiver dernier avec les experts Christian Bourque, Raymond Duch et Claire Durand à éplucher les sondages, qu'Imperial Tobacco savait que les consommateurs croient souvent que les cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine sont plus sûres pour la santé, et que les consommateurs associent souvent les notions de douceur et de légèreté (bien plus anciennes selon M. Kalhok) avec la notion de basse teneur en goudron et en nicotine.

Le contre-interrogatoire mené par Me Lespérance lundi, ainsi que le rapide passage en revue de certains documents ont permis de compléter le portrait. (notamment la pièce 1035 d' avril 1976 et la pièce 1577 d'avril 1978)

Imperial, et plus précisément Anthony Kalhok lui-même, s'est déjà plaint, en mai 1977, auprès du Conseil canadien des fabricants du tabac (CTMC), d'une annonce de la marque Viscount par le concurrent Benson & Hedges. (pièce 50007).

Dans cette annonce, Benson & Hedges claironnait que sa Viscount était la cigarette la plus douce, et Imperial a fait valoir au CTMC qu'elle-même offrait une marque avec encore moins de goudron, la Medalion, et que les consommateurs associaient l'idée de douceur avec celle de basse teneur en goudron et en nicotine.

Mais ce n'était pas parce que Benson & Hedges disait indirectement aux consommateurs que sa marque Viscount était un produit plus sûr pour la santé, qu'Imperial se plaignait, a expliqué M. Kalhok.

C'était parce le concurrent Benson & Hedges se mettait ainsi en position à côté d'Imperial pour profiter de la croyance des consommateurs en la vertu des produits à basse teneur en goudron. Lors d'une comparution au printemps 2012, M. Kalhok a prétendu que c'est le gouvernement fédéral canadien qui a transmis cette croyance aux Canadiens et l'a alimenté.

On se retrouve donc en présence d'une industrie qui vit le pari pascalien jusqu'au bout. Au 17e siècle, le mathématicien et philosophe Blaise Pascal disait qu'à défaut d'avoir la foi, il fallait faire comme si on l'avait, en espérant finir par l'avoir.
L'histoire racontée par l'industrie est la suivante:

  1. le gouvernement croyait que la basse teneur en goudron diminue le risque sanitaire;
  2. les consommateurs l'ont cru aussi;
  3. l'industrie a voulu répondre à la demande et elle a fait travailler ses chimistes sur le développement de produits plus sûrs;
  4. la plupart des produits n'ont pas abouti sur le marché, mais on a tout de même offert et vendu des cigarettes avec des perforations près du filtre qui diluaient la fumée dans l'air et devaient diminuer les doses de nicotine et de goudron absorbées;
  5. les marketeurs ont associé l'idée de basse teneur en goudron et en nicotine avec celles plus anciennes et plus floues de « douceur » et de « légèreté », afin de mousser les ventes;
  6. les fumeurs ont consommé lesdites cigarettes mais compensé en fumant autrement ou en fumant plus d'unités;
  7. cette compensation a été partielle de sorte qu'il y a tout de même eu des bénéfices en termes de santé publique (thèse soutenue par l'expert Michael Dixon en septembre dernier);
  8. si les spécialistes de la santé publique disent qu'il n'y a eu aucun bénéfice résultant de la consommation des cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine, ce n'est pas grave car l'industrie n'a jamais dit qu'il y en avait. En d'autres termes, les marketeurs n'y croyaient pas (sauf Wayne Knox, mais M. Kalhok semble n'avoir jamais pris connaissance du témoignage de son ancien lieutenant). L'industrie ne faisait que se plier aux croyances et désirs des consommateurs.
Peut-on inhaler cela ?

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mardi 8 octobre 2013

Des multinationales du tabac obligées de se défendre dans un procès lancé par le gouvernement du Québec

(PCr)
La Cour d'appel du Québec, dans une décision rendue le 4 octobre dernier par le juge Jacques Fournier, a refusé d'entendre sur le fond un appel de la décision du 4 juillet du juge Sanfaçon qui a maintenu parmi les compagnies intimées dans le procès qu'il préside British American Tobacco (Investments) Limited, BAT Industries p.l.c., Carreras Rothmans Limited, R. J. Reynolds Tobacco Company et R. J. Reynolds Tobacco International Inc.

L'honorable Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec a pour lourde tâche d'instruire une affaire civile opposant le Procureur général du Québec aux trois principaux cigarettiers du marché canadien et à leur maisons-mères à un moment ou un autre depuis 1970. Le gouvernement québécois estime que l'industrie du tabac s'est comportée de manière irresponsable et réclame plus de 60 milliards en recouvrement du coût des soins de santé liés à l'usage du tabac plus les intérêts, pour la période allant de 1970 (entrée en vigueur de l'assurance-maladie gouvernementale) à 2030.

(2030 parce que même dans l'hypothèse où tout le monde avait arrêté de fumer au Québec en juin 2012, au moment du début de la poursuite judiciaire, il y aura vraisemblablement encore des échos du côté de la santé publique jusqu'en 2030)

BAT Industries (coté à la Bourse de Londres) et BAT Investments sont les structures légales de l'empire British American Tobacco, auquel appartient Imperial Tobacco Canada, le premier fournisseur de cigarettes du marché canadien, bien que cette compagnie ne fabrique aucune cigarette au pays.

Rothmans Carreras est une composante légale habituellement dormante de l'ancien empire Rothmans, empire aujourd'hui dissout dans l'empire Philip Morris International (coté à la Bourse de New York mais basé officiellement à Lausanne en Suisse), qui possède et contrôle au Canada Rothmans, Benson & Hedges, le numéro 2 des ventes au pays.

Ce qui s'appelle JTI-Macdonald depuis 1999 a appartenu à R. J. Reynolds Tobacco de 1974 à 1999, et a porté le nom de Macdonald Tobacco puis de RJR-Macdonald. En 1999, R. J. Reynolds a vendu à Japan Tobacco Inc de Tokyo ses filiales à l'étranger, qui était regroupées dans le holding R. J. Reynolds Tobacco International, rebaptisé Japan Tobacco International, et basé à Genève en Suisse.  À la même époque, aux États-Unis, BAT devenait l'actionnaire de contrôle de R. J. Reynolds.

Japan Tobacco International, Philip Morris International et Philip Morris USA, qui sont aussi mis en cause dans cette affaire, n'ont pas contesté la décision du juge Sanfaçon.

*

En 1970, Imperial Tobacco Company of Canada Limited, Rothmans of Pall Mall (Canada), Macdonald Tobacco et Benson & Hedges Canada étaient les fournisseurs de la très écrasante majorité des cigarettes fumées par les Québécois. Rothmans Canada a fusionné avec Benson & Hedges Canada en 1986.

En 2012, Imperial, RBH et JTI-Mac n'avaient jamais cessé de fournir aux Québécois l'écrasante majorité des cigarettes qu'ils fument, même en tenant compte des cigarettes de contrebande en provenance de fabriques situées dans des réserves amérindiennes.


L'action en recouvrement (le procès numéro 3)

Il a fallu attendre juin 2012, soit trois ans après qu'une loi ait été votée au Parlement du Québec qui autorise une méga-poursuite judiciaire pour que le ministère de la Justice dépose sa requête introductive d'instance, c'est-à-dire demande un procès.

Entre temps, l'industrie canadienne du tabac a lancé une action en justice contre la loi en question.
(Ce blogue a donné un écho de ce procès, notamment dans une édition parue samedi dernier.)

C'est au moins en partie la raison pour laquelle aucun témoin n'est comparu devant le juge Sanfaçon, même si le procès est bel et bien commencé. Comme si on n'attendait pas beaucoup de visiteurs, les auditions ont lieu dans des petites salles à plafond bas, minuscules par comparaison avec celle où est plaidée la cause des collectifs de victimes alléguées des pratiques des cigarettiers.

Dans un premier temps, les compagnies de tabac ont commencé par tenter de faire suspendre l'instruction de l'affaire jusqu'à ce que le procès de la loi (procès numéro 2) soit instruit. Le juge Sanfaçon a refusé d'attendre la fin de cette histoire (son jugement du 10 janvier 2013). La Cour d'appel du Québec a refusé d'entendre un appel de sa décision.

Dans un deuxième temps, les maisons-mères ont essayé d'échapper à de possibles responsabilités. Le juge Sanfaçon a de nouveau refusé. C'était la décision du 4 juillet mentionnée plus haut. Le 27 septembre dernier, devant le juge Jacques Fournier de la Cour d'appel, certaines maisons-mères ont demandé au plus haut tribunal du Québec l'autorisation de plaider en appel de cette décision. On vient de voir au début de la présente édition que la Cour d'appel refuse de nouveau que le procès traverse la rue Notre-Dame.

(À Montréal, contrairement à ce qui est le cas dans la capitale, la Cour supérieure du Québec et la Cour d'appel du Québec siègent dans deux édifices différents, presque en face l'un de l'autre.)

Contester les fondements constitutionnels de la loi, puis tenter de soustraire les multinationales à leur responsabilité au Canada: l'industrie du tabac a opéré ce genre de manœuvres dans un action en recouvrement semblable lancée contre elle par le gouvernement de la Colombie-Britannique en 1998, avec pour résultat que l'affaire est enlisée depuis plusieurs années, même si la loi que la Législature de cette province avait votée pour préparer et faciliter la poursuite a passé devant la Cour suprême du Canada en 2005 le test de validité constitutionnelle.

*
Une édition concernant la 171e journée du procès en recours collectifs contre les cigarettiers du marché canadien paraîtra demain matin.

Aujourd'hui mardi, il n'y a pas d'audition, puisque les avocats des deux parties sont parvenus à mener l'interrogatoire principal du témoin Anthony Kalhok, son contre-interrogatoire puis un interrogatoire complémentaire, en une seule journée, et que la défense de l'industrie n'avait pas de témoin de rechange à appeler à la dernière minute pour remplir la journée d'aujourd'hui.

samedi 5 octobre 2013

Une triste impression de déjà-vu

(PCr)
Rothmans, Benson & Hedges Inc, JTI-Macdonald Corp et Imperial Tobacco Canada Limitée, les principaux cigarettiers canadiens, prétendent que la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS) les empêche injustement de se défendre dans l'action judiciaire en recouvrement lancée contre eux par le gouvernement du Québec en juin 2012.

La LRCSS a été adoptée par l'Assemblée nationale du Québec en juin 2009. (Sur les visées et les origines de cette loi, le lecteur du blogue pourra relire cet écho paru dans le magazine Info-tabac.)


Une atteinte aux droits

Dès la fin d'août 2009, le trio des compagnies de tabac a entrepris la contestation en justice de la validité de la LRCSS, en invoquant la violation de certains articles de la Charte des droits et libertés de la personne, une loi québécoise dont la version originale a été adoptée en 1975 et à qui les législateurs ont donné un statut supérieur à toutes les autres lois québécoises.

Lundi et mardi de cette semaine, devant le juge Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec, au palais de justice de Montréal, les avocats des cigarettiers ont plaidé que la LRCSS violait l'article 23 et l'article 6 de la charte québécoise des droits et libertés de la personne.
L'article 23 se lit comme suit: « Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu'il s'agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle. Le tribunal peut toutefois ordonner le huis clos dans l'intérêt de la morale ou de l'ordre public. »
L'article 6 stipule que « Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi. ».

Une affaire jugée

Mercredi, pour le compte du Procureur général du Québec, Me Benoît Belleau a de son côté souligné que les cigarettiers canadiens ont servi la même argumentation aux tribunaux de la Colombie-Britannique et à la Cour suprême du Canada qu'ils servent aujourd'hui au juge Mongeon. À ceci près que l'industrie invoquait alors une protection découlant notamment des traditions judiciaires d'origine britannique ainsi que de la Charte canadienne des droits et libertés qui figure en première partie de la Loi constitutionnelle de 1982, elle-même la pièce-maîtresse de la constitution canadienne en vigueur depuis 1982.

Le résultat après des débats échelonnés sur sept ans: le plus haut tribunal du Canada, dans un jugement unanime rendu en 2005, a donné tort à l'industrie du tabac. La loi de la Colombie-Britannique, même si elle avait changé (élargi) les règles de la preuve admissible devant les tribunaux, était constitutionnellement valide, puisqu'elle n'empêchait pas les cigarettiers de jouir d'une défense authentique. Au cours des années suivantes, les autres provinces canadiennes ont donc adopté des lois sur le modèle britanno-colombien, en les imaginant à l'abri d'une contestation judiciaire, puis des poursuites ont été lancées contre l'industrie.

Me Belleau a également fait valoir le peu de pertinence des références à la Convention européenne des droits de l'Homme et à la jurisprudence afférente, exercice auquel s'étaient livrés Me Éric Préfontaine (Imperial) et Me François Grondin (JTI-Mac) les jours précédents.

Ironiquement, Me Belleau est peut-être, parmi tous les juristes des procès du tabac dont il a été fait mention sur ce blogue, celui qui survivrait le plus facilement dans l'environnement multilinguistique des tribunaux européens, où des services d'interprétation sont souvent à l’œuvre, lesquels profiteraient des fréquentes petites pauses que l'avocat québécois insère dans son exposé. Le bénéfice pratique pour notre côté fébrile de l'océan, c'est que le juge a le temps de prendre des notes, ce que l'honorable Robert Mongeon a fait, ce qui est peut-être la cause de son nombre très bas d'interventions. Quand le juge Mongeon a interrompu Me Belleau, ce dernier a utilisé cette vieille ruse des avocats qui consiste à dire qu'on allait justement aborder la question. Et le plus drôle, c'est qu'il a bien semblé à votre serviteur que c'était la vérité pure et simple.


Une charte pas si puissante

Histoire de ne pas tabler seulement sur l'argument de la chose jugée lors de la cause de la Colombie-Britannique contre les cigarettiers, Me Francis Demers et Me Marilène Boisvert ont ensuite passé en revue la jurisprudence établie par la Cour du Québec, la Cour supérieure du Québec et la Cour d'appel du Québec, en rapport avec l'invocation des articles 23 et 6 de la Charte des droits et libertés de la personne (CDLP), une loi dont les autres provinces ne sont pas dotées.

La conclusion qui semble couler de source de leur exposé, c'est que la notion de « pleine égalité » énoncée dans l'article 23 n'a pas été, au bout de 40 ans sous le régime de la CDLP, interprétée par les tribunaux du Québec comme un motif  pour empêcher un « gros » justiciable d'obtenir justice contre un « petit », dès lors que le procès ayant précédé le jugement avait permis aux parties en litige de se faire entendre complètement devant un tribunal indépendant et impartial. L'article 23 a été vu par les juges comme une simple codification d'un principe de « justice naturelle » et non pas un article visant à imposer des règles de procédure à l'encontre de celles que les législatures estiment utiles à l'administration de la justice.

Les substituts du Procureur général du Québec ont même pu citer des cas où l'Assemblée nationale avait voté des lois qui avaient changé l'issue d'un litige alors pendant devant un tribunal et qui n'ont pas été déclarées invalides par les tribunaux, lesquels, au Québec comme dans le reste du Canada, reconnaissent le principe de la « souveraineté parlementaire »

Un exemple récent et extrême est celui d'une loi spéciale votée en septembre 2011 à la demande de la Ville de Québec et qui a eu pour effet de mettre à l'abri de contestations judiciaires une entente qui était survenue entre la municipalité et la compagnie Quebecor concernant la gestion de la future arène de Québec. La loi est entré en vigueur alors même que l'entente en question était contestée devant la justice par un citoyen. La Cour supérieure du Québec a fait appliquer la loi et mis fin à la contestation.

Un des cas de jurisprudence de la Cour suprême du Canada examiné par les deux parties, Régie des rentes du Québec contre Canada Bread Company, est vieux de seulement trois semaines. Il concerne un changement à la loi sur les régimes de retraite complémentaire qui s'est produit durant le procès et en a modifié l'issue. « Je suis en retard de trois semaines », a confessé le juge Mongeon, au grand plaisir des avocats des deux bords.


Quand il faut choisir la ceinture ou les bretelles

« À quoi sert d'avoir un lanceur de dés impartial si les dés sont pipés », a demandé Me Grondin jeudi matin.

Ce jour-là, le procureur de Rothmans, Benson & Hedges Simon Potter, ainsi que ses confrères Préfontaine et Grondin ont de nouveau pris la parole, « en réplique ».

Me Préfontaine a demandé au juge Mongeon de relire l'arrêt de la Cour suprême de 2005 à la lumière d'une subtile analyse à laquelle il venait de procéder. Le magistrat n'a pas caché son amusement en rappelant que Me Potter l'enjoignait en début de semaine de considérer cet arrêt sans pertinence et de l'écarter de ses réflexions.

Les avocats des cigarettiers s'étaient également plaint souvent que la LRCSS a pour effet de retarder la prescription, c'est-à-dire de prolonger la période durant laquelle un justiciable conserve le droit de poursuivre une compagnie de tabac après avoir subi ou constaté un préjudice. Avec un sourire charitable, le juge a apostrophé Me Préfontaine : « Vous me dites que l'article 23 vous donne un droit constitutionnel à ce que la prescription ne change jamais ? » (citation approximative)

En réplique à l'analyse de Me Boisvert, Me Grondin a fait valoir que l'inclusion dans la charte québécoise des droits et libertés d'une clause sur le droit de propriété (article 6) ne pouvait pas avoir eu pour effet de diminuer la protection de ce droit par rapport à la protection antérieurement disponible sous le régime du seul Code civil. L'apparent gros bon sens de l'argument n'a pas empêché le juge Mongeon d'exprimer son doute que les municipalités qui votent un zonage qui gêne la jouissance du droit de propriété de quelqu'un devraient à chaque fois s'en justifier à l'encontre d'une soudaine invocation en justice de l'article 6 de la CDLP.

Le juge Mongeon a cherché à faire admettre à Me Grondin que dans l'action judiciaire en recouvrement, où le procès a commencé en juin 2012, les compagnies de tabac veulent accéder aux biographies médicales des patients parce qu'elles ne pensent pas pouvoir autrement mettre en doute la relation de causalité entre tabagisme et maladies.


Déjà vu ? Comment cela ?

Les débats de la semaine ne sentent pas seulement le réchauffé pour la raison qu'ils ont été en bonne partie tenus au Canada anglais durant le premier lustre du 21e siècle, lors du cheminent de la cause du gouvernement de la Colombie-Britannique contre l'industrie canadienne de la cigarette.

En fait, à l'automne 2010, devant le juge Paul Chaput de la Cour supérieure du Québec, au palais de justice de Montréal, le même trio de plaideurs du ministère public (Belleau, Demers et Boisvert) avait déjà échangé essentiellement les mêmes arguments avec les avocats de l'industrie, notamment le vétéran Simon Potter.

C'était lors d'une requête de la Procureure générale du Québec pour faire déclarer irrecevable la démarche de l'industrie. Vaine tentative puisque le juge Chaput devait finalement rejeter la requête du ministère public.

Votre serviteur, alors journaliste à la revue Info-tabac, avait assisté aux plaidoiries. Entre autres choses, les inflexions de voix et les grands gestes dramatiques de Me Potter empêchaient que l'auditoire puisse ne pas saisir le message de l'injustice qui s'abattait sur les cigarettiers.

Le public ne pouvait pas manquer non plus de remarquer que face aux trois procureurs du ministère québécois de la Justice, c'était un groupe beaucoup plus considérable d'avocats des compagnies de tabac qui se plaignaient que leurs clientes ne puissent pas « lutter à armes égales ». Dans ces moments-là, il est heureux qu'une caméra de télévision ne fasse pas mal paraître certains propos ou certaines poses.


* *

Jeudi, c'est avec philosophie et espièglerie que le juge Mongeon a confié aux juristes présents qu'il s'attendait à ce que son verdict soit l'objet d'appels devant des tribunaux supérieurs. Plus tôt cette semaine, l'honorable Robert Mongeon avait souligné comment le métier de juge de première instance doit rendre un homme modeste, mentionnant qu'à propos de son jugement dans l'affaire Kazemi, la Cour d'appel a écrit 73 paragraphes pour dire qu'il avait tort sur un point.. (Les parties dans cette affaire ont désormais rendez-vous en Cour suprême en 2014.)

Les remerciements et éloges du juge aux juristes forcent à penser qu'il a aimé le ton courtois et la hauteur du débat de la semaine.

La langue française a été à l'honneur et bien servie toute la semaine.

***

Le procès intenté contre RBH, JTI-Mac et ITCL par des collectifs de personnes atteintes de cancers ou d'emphysème ou de dépendance au tabac reprend lundi.

Un ancien vice-président au marketing d'Imperial Tobacco, Anthony Kalhok, sera alors de retour au tribunal, cette fois-ci comme témoin de la défense.